Peter Burke a envisagé la Renaissance au niveau européen en insistant sur la diffusion de ce mouvement par l’intermédiaire du phénomène de réception : « au sens de processus actif d’assimilation et de transformation des idées antiques ou italiennes » 746 . L’idée de mouvement et de circulation, géographiquement et temporellement, est intrinsèque à toute définition de la Renaissance, ce qui intéresse tout particulièrement notre propos. En effet, les Euvres reprennent cette « mythologie » du voyage en Italie dès la seconde élégie :
‘ Comme j’atens, helas, de jour en jour’ ‘ De toy, Ami, le gracieus retour… 747 ’La première élégie 748 déjà plaçait le texte poétique labéen sous l’égide du voyage, spatial et temporel, dans un principe de contagion de la poésie lyonnaise par les modèles antiques, en évoquant les « Lauriers vers » et l’ « Amour Lesbienne », double intertexte (Italien et Grec) de poids. Cette première élégie, qui fait plusieurs références à la mythologie ou à la légende (Jupiter, Phebus, Mars, Cupidon, Sémiramis…), nous incite à lire la seconde dans la même perspective. Or, le texte fonctionne alors sur la frustration déceptive : nous ne nous situons plus dans la légende mais dans le « témoignage » et la plainte lyrique. L’ « Ami » n’est pas Ulysse mais un homme qui pourrait être réel, les indices spatio-temporels concordant avec une possible réalité. Il est vraisemblable que la poète puisse évoquer un amour parti depuis « deus mois » 749 , dans un contexte géographique possible où sont évoqués des lieux réels, la « France », « Calpe et Pyrenee », le « large Rhin » 750 et « le beau païs auquel or’te promeine » 751 et qui pourrait être l’Italie (afin que la géographie européenne renaissante soit complète). Le recentrage géographique sur Lyon, aux premier et quarante-septième vers de la troisième élégie 752 , permis par l’adresse aux « Dames lionnoises », place délibérément la ville de naissance de Labé au centre de cette transmission renaissante, et fait de la poète une médiatrice possible de cette transmission, qui ne saurait être exclusivement culturelle ou poétique (dans le sens large du terme). En effet, « la réduction de la Renaissance aux seules manifestations de culture, prise au sens intellectuel et esthétique, entraîne un appauvrissement du concept, dans son extension comme dans sa compréhension, dommageable à son sens » 753 . Aux progrès technologiques, aux changements sociaux et politiques, à l’extension géographique, aux nouvelles conquêtes et richesses doit nécessairement s’associer dans notre perception du mouvement, la dimension intellectuelle, l’arrière-plan imaginaire. La Renaissance est un TOUT, et c’est précisément ce TOUT qui semble intéresser la poétique labéenne.
La Renaissance s’est répandue de deux manières différentes mais le plus souvent complémentaires : le modèle dit « épidémiologique » où les idées s’« attrapent (…) par une sorte de contagion » et le « modèle commercial des emprunts » 754 . Une certitude en tout cas : c’est par le mouvement et la circulation, les voyages allers et retours en Italie notamment, que cette transmission (généralisation) de la Renaissance, dans toutes ses dimensions, a été possible. Or, ces voyages, s’ils ne concernent pas directement Labé, impliquent la ville de Lyon, lieu de confluences de toutes les tendances et de diverses nationalités européennes, point d’observation exemplaire de la diffusion du mouvement renaissant. Lyon est à la fois le lieu d’accueil des imprimeurs allemands, formés en Italie, et des banquiers italiens, exilés florentins, mais aussi un lieu de villégiature (de passage) de quelques auteurs français, qui connaissent l’Italie (en reviennent en passant par Lyon) comme Marot ou Du Bellay. Marot, qui avait, dès le début des années 1530, sans doute fait publier ses œuvres à Lyon selon Gérard Defaux 755 , effectue un séjour dans la ville de Labé en mai 1533 756 . Son abjuration, prononcée sur le parvis de la cathédrale Saint-Jean devant le cardinal de Tournon, gouverneur du Lyonnais, en décembre 1536 atteste de sa présence ainsi que les vers d’Adieux qu’il adresse à la « cité de grand’valeur » en janvier 1537, vers cités par Madeleine Lazard 757 . Cependant, comme le relève Marie Madeleine Fontaine 758 , peut-être faut-il douter de la participation de Marot aux Escriz puisqu’il est mort depuis 1544. L’influence de Marot sur les Euvres est cependant indéniable tout comme l’est la présence d’un intertexte italien.
Peter Burke souligne à plusieurs reprises le grand nombre de voyages entre la France et l’Italie 759 , dont Lyon est une étape presque obligatoire. En 1536 passent ou séjournent à Lyon : Marguerite de Navarre (la cour et le roi y passent l’été), Calvin, Rabelais, Dolet… 760 . On imprime à Lyon, particulièrement chez Gryphe, des ouvrages en latin et en italien : la France poétique de 1536 est sans doute une France latine 761 , mais c’est aussi une France conquise par le renouveau italien. En 1531 ont été imprimées les œuvres – Opere Toscane –de Luigi Alammani, chez Gryphe, dont un des apprentis est alors Jean de Tournes. Boccace, Pétrarque, l’Arioste, Castiglione… « sortent des presses de Lyon dans les années 1540 » 762 . La réception des textes des Anciens, transmis par les Italiens, se conjugue à l’idée d’une imitation transformatrice, métamorphose des textes antiques passés au filtre des divers états, cités, régions, cultures. « Ce n’est peut-être pas par hasard que les deux auteurs classiques fascinés par la métamorphose, Ovide et Apulée, étaient lus alors avec enthousiasme » 763 . Il ne s’agit pas seulement de traduire et « recevoir » mais bien de s’approprier les textes renaissants italiens ou antiques. Il faut restaurer en quelque sorte l’esprit antique en nourrissant les langues vernaculaires. Traduire, copier, imiter et recevoir, sont les mots d’ordre de la Renaissance. Dorothy O’Connor insiste sur le contexte très porteur de Lyon, d’une imprimerie qui se pratique « loin de la surveillance rigoureuse exercée par la Sorbonne » 764 sur les imprimeurs parisiens, ce qui la fait passer pour la « capitale de la liberté intellectuelle » 765 , ce sur quoi revient aussi Daniel Martin 766 . Il n’est guère étonnant alors, sous la double influence de cette relative liberté et de cette émulation intellectuelle, conjuguée à la prolixité des presses lyonnaises, de voir se manifester à Lyon divers rebondissements de ce que l’on a appelé la querelle des femmes. Le néoplatonisme et le pétrarquisme, très actifs à Lyon, sont à l’origine de cette question. Symphorien Champier, dès 1503, se fait l’écho, dans sa Nef des Dames Vertueuses, publiée chez Arnoullet, des réflexions italiennes sur le statut des femmes dans la société. Ce texte est une vulgarisation de la philosophie ficinienne de l’amour qui conduit fatalement à une interrogation sur le statut des femmes dans le cadre d’une querelle des Amyes en partie consécutive à la publication du Courtisan de Castiglione. En plein renouveau philosophique humaniste, la question du rôle des femmes dans la société se pose. Puisque l’humanisme tend à mettre l’être au centre de ses préoccupations, le sexe de cet être, a priori masculin, peut être discuté. La société humaniste peut-elle être excluante ? Corneille Agrippa de Nettesheim (1486-1535) présente un discours apparemment en faveur des dames : La Noblesse et préexcellence du sexe féminin. Ce texte pose cependant quelques problèmes d’interprétation car il prend parfois les mêmes allures d’éloge paradoxal que les Paradossi d’Ortensio Lando, parus anonymement à Lyon en 1543 (et traduits très librement par Charles Estienne en 1553). Dans cette perspective de réflexion féministe, c’est Il libro del Cortigiano de Castiglione qui a trouvé à Lyon un écho tout particulier : traduit en français par Jacques Colin en 1537, puis revu et corrigé par Mellin de Saint-Gelais et Etienne Dolet, il paraît à Lyon en 1537, chez François Juste. Le succès et l’influence durables du livre de Castiglione (on en trouve encore une édition citée précédemment, en italien, chez Rouille en 1562) s’expliquent par une concordance entre le sujet de l’ouvrage et les préoccupations françaises de l’époque : si François Ier s’intéresse à un ouvrage qui peut servir de code des manières de la cour, art de la civilité et de la conversation, les poètes et théoriciens sont concernés par la place centrale donnée à l’Amour dans le texte, et à la question de l’égale dignité des femmes et des hommes dans la conversation, symbolisée par la disposition en cercle des sièges 767 . Rappelons d’ailleurs que comme son frère, Marguerite de Navarre, amie de Vittoria Colonna, parle, lit et écrit l’italien. Castiglione utilise la forme dialogique en vogue dans les écrits humanistes pour établir l’égale dignité des hommes et des femmes. Cette égalité demeure cependant relativement théorique puisqu’il n’y a pas le même nombre d’hommes et de femmes présents dans l’assemblée des conversants, et puisque dans les dialogues eux-mêmes, l’inégalité de prise de parole est assez flagrante. A Lyon, alors au cœur de la querelle des femmes, amies et contre-amies, selon ce que semblent nous en dire les diverses publications faites autour du sujet dans la capitale des Gaules, la conjonction entre l’influence italienne et la résurgence antique permet le débat sur la question des droits des femmes. O’Connor dresse une liste assez précise des œuvres italiennes disponibles à Lyon et donc ayant pu être consultées par Labé : « A partir de 1550, les imprimeurs lyonnais s’entourent de correcteurs italiens et deviennent, Tournes, Gryphius, Roville surtout, de plus en plus épris des chefs-d’œuvre de la littérature italienne, qu’ils mettent à la portée de tous les gens de lettres » 768 . L’utilisation rapide et récurrente par Tournes de la typographie vénitienne d’Alde Manuce, notamment pour les deux éditions des Euvres, mais déjà dix ans plus tôt pour la publication des Rymes de Du Guillet, semble prouver l’attachement de l’imprimeur de Labé à l’Italie humaniste. D’ailleurs « c’est en lisant les Opere toscane de Luigi Alemanni, imprimés chez son maître en 1531, que Jean de Tournes se prit d’amour pour la langue toscane » nous dit Madeleine Lazard 769 .
La Bibliographie Lyonnaise établie par Henri et Julien Baudrier 770 nous permet de savoir quels sont les ouvrages que Labé peut avoir consultés et qui influenceraient l’élaboration des Euvres dans la perspective renaissante de réception et d’imitation. Chez Gryphe sont imprimés de nombreux ouvrages en latin, entre 1528 et 1550 mais ce sont les textes en italien et en français qui nous intéressent plus particulièrement :
On trouve dès 1534 chez le même Gryphe les traces d’une impression latine d’un recueil réunissant des textes des trois élégiaques, Tibulle, Properce et Catulle, réédité à plusieurs reprises jusqu’en 1546. L’édition de 1546 est un in-16, ce qui laisse à penser que le recueil devait être apprécié et acheté. En 1533 est publié en latin un recueil des vers d’Horace ( Horatii flacci venusini poetae – lyrici poëmata omnia). Ovide est présent dans le paysage éditorial lyonnais depuis 1501 par l’intermédiaire d’une édition de fragments des Métamorphoses chez Nicolaus Wolff Alemania (Ovidii quindecim Metamorphoseos libri diligentius ) et de l’Art d’aimer et Remèdes à l’amour (Ovidius de Arte amandi et de Remedio amoris) en 1502 chez le même éditeur. En 1518, chez Hugueton, à Lyon, sont éditées les Metamorphoseos Ovidii Nasonis, dont l’annotateur est Filippo Beroaldo, et 1536 sont publiées les Amours et les Tristes (Ovidii nasonis amatoria et ovidii nasonis tristium). Quelques Dialogi Platonici sont publiés en 1543 771 chez Gryphe. On peut donc judicieusement supposer que Labé connaît ces textes et ses Euvres nous le prouvent à de nombreuses reprises, ce que nous allons observer. Rouille (Roville/Rouillé), quant à lui, imprime davantage de textes en français et en italien : en 1548 est imprimée une version de la Bible en français ; la traduction des Azolani de Bembo, par Jean Martin, paraît chez lui en 1552 ; puis, en 1551, est imprimée la traduction de la somme de Boccace évoquée plus haut sur les plus illustres dames connues jusqu’à lui : Des dames de renom. Pétrarque (Il Petrarca), Castiglione (Il Cortegiano) et l’Arioste (Orlando Furioso) sont imprimés en italien en 1550 chez le même Roville, ainsi que Dante. Il Petrarca paraît en 1545 et Il Dante en 1547, en italien, chez Tournes. Alfred Cartier dans son ouvrage sur la Bibliographie des Editions de Tournes 772 fait le relevé des textes parus chez l’éditeur des Euvres. Cette bibliographie fait apparaître l’impression d’ouvrages qui viennent nourrir le débat féministe : en 1543 paraît par exemple l’Institution de la Femme Chrestienne « en latin par Loys Vives et traduit par Pierre de Changy, escuier » 773 . Si l’on s’en tient aux ouvrages en français et en italien, que Labé semble maîtriser puisqu’elle ose un sonnet dans cette langue, l’auteure des Euvres a à sa disposition dans les années 1550 la plupart des ouvrages de référence de la Renaissance, tant antiques qu’italiens. Il Petrarca paraît en 1545 774 , les Dialogues de M. Speron, en italien, sont publiés l’année suivante, tout comme une traduction des Opuscules de Plutarque assurée par Pasquier, ou celle des Fables d’Esope par Du Moulin 775 . Les Quatre premiers livres de l’Enéïde sont traduits par Des Masures en 1547 et l’Ane d’Or d’Apulée est traduit par George de la Bouthiere en 1553, les deux impressions étant assurées par Tournes 776 . Il Dante est imprimé chez Tournes en 1547, ainsi que la traduction de Gallien par Iean Canappe 777 . On trouve chez l’imprimeur des Euvres une publication en 1547 du Philosophe de Court de Philibert de Vienne, les Marguerites de la Marguerite des Princesses de marguerite de Navarre la même année 778 . Enfin, deux textes d’importance sont publiés en 1550 et 1551 : De l’amour de Leon Hebrieu, traduit par Pontus de Tyard, d’après l’édition aldine de 1545 des Dialogi (Rome, Blado, 1535 pour la première édition), et La Louenge des femmes, que nous avons déjà citée. Tous ces textes ont probablement nourri et influencé les Euvres de Louise Labé.
Il s’agit de distinguer ici trois influences : celles sur les Sonnets, celles sur les Elégies, et enfin celles sur le Débat. Nous utilisons des démonstratifs pluriels car nous verrons qu’une seule référence ne suffit pas et que plusieurs influences, apparemment distinctes, finissent par se rejoindre dans chaque pièce des Euvres, les liant ainsi de nouveau entre elles.
Le succès de la poésie de Pétrarque à la Renaissance peut se lire chez Du Bellay dans la préface de l’Olive en 1549 : « Vrayment je confesse avoir imité Pétrarque… » 779 . Le Canzoniere sera ensuite la production la plus « imitée » par les poètes français. Recueil de 317 sonnets, 29 chansons, 9 sextines, 7 ballades et 4 madrigaux, il est la référence majeure des poètes de la seconde partie du XVIème siècle français. S’il n’a pas inventé le sonnet (attribué à Giacomo Da Lentini qui, dès l’origine, fixe des repères thématiques à cette forme particulière reprenant en grande partie le système de valeurs de la fin’amor et de la poésie courtoise médiévale occitane), Pétrarque lui a permis de se développer en s’imposant comme le maître en la matière. En 1501, Alde Manuce, à Venise, avec l’aide de Bembo, imprime une édition du Canzoniere. Cette édition va donner une ampleur considérable au pétrarquisme. Dans ses Azolani, Bembo invite les poètes à ne suivre que le seul exemple de Pétrarque. « Dès 1502, les éditions in-octavo latines et italiennes d’Alde Manuce étaient contrefaites à Lyon sitôt leur parution, et ces contrefaçons furent les premiers livres italiens imprimés dans la ville » 780 . Imitations, inspirations, traductions de Pétrarque se multiplient à Lyon, entreprises vivement soutenues par Sébillet (1548) et Du Bellay (1549) dans leurs traités poétiques (même si Du Bellay ne souhaite pas de traduction des œuvres étrangères mais une assimilation pour une re-création purement française). Les théoriciens de la poésie de la Renaissance, et notamment l’auteur de la Deffense, incitent les français à imiter l’illustre Toscan, dans la forme du sonnet mais aussi dans l’utilisation de la langue vernaculaire et l’enrichissement de la langue française. La plupart des critiques labéens ont insisté sur l’influence pétrarquienne (sans intermédiaire), pétrarquiste (avec intermédiaire) ou néo-pétrarquiste (réécriture d’une réécriture) des Sonnets.
Pétrarque est le grand modèle poétique de la Renaissance française mais on l’imite parfois sans même l’avoir lu. Labé est davantage pétrarquienne que pétrarquiste : elle semble avoir lu directement le Toscan. Si l’on tentait de définir en quelques points le pétrarquisme tel qu’il a été reçu par les poètes français, on retiendrait, mis à part le sonnet en décasyllabes, le réservoir topique, hérité de l’Antiquité et de la poésie courtoise. On trouve parmi les topoï pétrarquiens et pétrarquistes celui de l’innamoramento, c’est-à-dire du moment de l’en-amourement, moment où, pour la première fois le poète voit l’objet de son amour et de sa poésie, en est frappé et tombe sous le pouvoir de fascination de cet objet désiré (avec la métaphore de l’arc et des flèches). La rencontre amoureuse est vécue et décrite comme une attaque :
‘ Il m’est avis que je sen les alarmes,’ ‘ Que premiers j’ù d’Amour, je voy les armes’ ‘ Dont il s’arma en venant m’assaillir. 781 ’Le polyptote militaire, armes/arma, insiste sur l’assaut (assaillir) pétrarquiste donné par Amour et subi par l’auteure (encore ici en position d’objet, ce qui sied à une femme). Si alarmes est plus épique que lyrique (puisque c’est un terme militaire), le mot renvoie aux larmes du lyrisme plaintif : l’association épique (armes/alarmes) et lyrique (a/larmes) est consommée. La présence du je, répété trois fois sous sa forme sujet (je/j’/je) et deux fois sous sa forme objet (m’/m’), fonctionnant sur l’encadrement du sujet par l’objet, insiste sur le lyrisme pétrarquien du propos poétique. Autre particularité pétrarquiste, le champ lexical de la vue occupe une place remarquable dans le texte :
‘ C’estoit mes yeux dont tant faisois saillir’ ‘ De traits, à ceus qui trop me regardoient’ ‘ Et de mon arc assez ne se gardoient… 782 ’Vocabulaire associé à l’assaut (assaillir/saillir), ce champ lexical (yeux/regardoient) fait endosser au je lyrique labéen le rôle de celle qui blesse d’amour mais la situation se retourne rapidement puisqu’elle est celle qui écrit et qui doit, finalement, être blessée :
‘ Mais ces miens traits ces miens yeux me defirent (…)’ ‘ Je m’aperçu que soudain me vint prendre’ ‘ Le mesme mal que je soulois reprendre’ ‘ Qui me persa d’une telle furie,’ ‘ Qu’encor n’en suis apres long tems guerie… 783 ’Le participe passé adjectif permet de recentrer le discours sur une énonciation au féminin. Dans cette logique, la forme objective du pronom de première personne domine davantage ici dans les premiers vers cités. L’inversion, nécessaire à Labé, de la douleur d’un amour non-partagé, est reprise d’ailleurs au sonnet XIX, écho des vers de cette première élégie. Le goût de l’onomastique et des allégories fait aussi partie de la topique pétrarquienne, tout comme le jeu sur les antithèses. Le sonnet VIII, construit sur une symétrie parfaite des propositions antithétiques, constitue un modèle de reprise caractéristique des topoï oppositionnels pétrarquien (chaud/froid – mollesse/dureté – mort/vie).
Le sonnet XI de Labé est significatif dans l’utilisation que l’auteure des Euvres fait du pétrarquisme. Le premier quatrain reprend la topique de l’innamoramento, la datation printanière et bucolique de la naissance de l’amour, le champ lexical de la vue cher au pétrarquisme (regars, yeux, voir, œil + la métaphore du second vers pour désigner les yeux), la mise en évidence de la beauté de l’Aimé, et le mythe de Cupidon, frappant de ses flèches les amoureux potentiels :
‘ O dous regars, o yeux pleins de beauté,’ ‘ Petits jardins, pleins de fleurs amoureuses’ ‘ Où sont d’Amour les flesches dangereuses,’ ‘ Tant à vous voir mon œil s’est arresté ! 784 ’Chez Pétrarque comme dans le tableau de Boticelli, à symbolique fortement platonicienne, le printemps est le temps de la naissance de l’amour, provoqué par un angelot joufflu et armé de flèches hasardeuses. Cet angelot est le même qu’on retrouve dans le Débat sous les traits d’Amour (« Ne vois tu pas que tu n’es qu’un jeune garsonneau ? » 785 ). « Depuis Pétrarque, avril est le mois où l’on tombe amoureux et les poètes ont pris l’habitude de dater ainsi la première vision de l’aimée à sa suite » 786 , ce qui était déjà le cas dans la poésie courtoise où la reverdie était le temps béni de la naissance de l’amour. C’est cette reverdie sans doute qu’on retrouve au sonnet XV 787 des Euvres, où sont évoqués le retour du Soleil, qui permet l’éveil de l’eau, de la terre et de l’air (sonnet des éléments), le retour des fleurs et le chant des oiseaux.
Pétrarque fournit à la fois l’archétype formel de la poésie de la Renaissance, par la reprise et la popularisation du sonnet, forme nouvelle en France lorsque Labé compose les vingt-quatre pièces de son canzoniere personnel, et un contenu spécifique, celui du « discours amoureux magnifiant l’objet de sa passion, dans le droit fil de l’amour courtois, revisité par le néo-platonisme de Marsile Ficin qui exaltait l’amour terrestre épuré, en tant que vecteur de l’amour divin » 788 . Le nom donné à la forme vient sans doute « de l’ancien français “son” (air de musique) » 789 . Le sonnet pétrarquien est le chant d’amour par excellence : « En Italie, chansons et sonnets étaient devenus deux formes lyriques inséparables, vouées à la célébration de l’amour idéal » 790 . C’est une forme inventée par des hommes pour exalter une femme : Laure, Olive, Cassandre… Cette femme idéale réunit, outre un nom qui convient parfaitement au rôle qui lui est assigné, toutes les perfections morales et physiques. Cependant, elle dédaigne l’amour du poète (elle est cruelle, absente ou morte) qui souffre et cette douleur lui permet « par une juste sublimation d’atteindre à la contemplation du monde platonicien des Idées que gouverne l’Idée de la Beauté » 791 . « Pétrarquiser » signifie pour un auteur de la Renaissance se nourrir d’une topique formelle et thématique (thèmes, images, style). Labé utilise le réservoir de clichés pétrarquiens avec des variantes dues notamment à la prise en charge par un discours de femme de cette topique poétique érotique. L’objet de poésie et d’amour labéen réunit les qualités requises pour ce rôle dans le pétrarquisme, mais il s’agit d’un homme (le participe passé au masculin semble venir étayer cette hypothèse) « adoré comme Dieu » 792 (et sans doute doit-on lire ici un écho au premier dizain de la Délie 793 ), et qui ne répond pas à l’amour du je lyrique (« Cruel, Cruel… » 794 ). Il possède les qualités importantes de l’objet d’amour et de poésie idéale, semblable au soleil (sonnet VI, premier quatrain 795 ), ou à Orphée (sonnet X, premier quatrain 796 ). L’exaltation des qualités physiques et sensuelles de l’objet d’amour et de poésie appartient à la thématique pétrarquiste. Dans un contexte de poésie lyrique érotique, pétrarquisme et sensualité semblent aller de pair : « il n’y a pas de lyrisme sans veine érotique (…), c’est la force propulsive de la libido amandi qui pousse les poètes à chanter » nous dit Rigolot 797 , et cette sensualité pétrarquiste est notamment placée sous l’influence des élégiaques latins, Catulle et Ovide en tête. Citons pour exemple les sonnets LXVII, dit « Sonnet du Nombril », et CLIX, entre autres, des Amours de 1552 798 , pour s’assurer de la sensualité du pétrarquisme ronsardien, particulièrement proche de celle de Labé.
Les rime sparse du Canzoniere sont éditées par Tournes dès 1545, sous le titre d’Il Petrarca, édition où l’on trouvait aussi une « longue épître en italien dédiée à Maurice Scève, qui relatait la prétendue découverte par ce dernier du tombeau de Laure dans la chapelle Sainte-Croix du couvent de Saint-François d’Avignon (…) Une telle découverte avait défrayé la chronique lyonnaise… » 799 . Il est intéressant pour notre étude de noter que c’est par Laure, finalement, que la postérité de Pétrarque fut assurée à Lyon. Comme le souligne Burke, et même si, comme on l’a évoqué plus haut, il n’y a guère de chance qu’il existe vraiment au XVIème siècle une Renaissance des femmes, les princesses de la Renaissance européenne jouent un rôle non-négligeable dans la diffusion des idées humanistes et de la poésie pétrarquiste 800 , comme Marguerite de Navarre en France. Les poètes italiennes comme Veronica Gambara, Vittoria Colonna ou Gaspara Stampa, toutes fidèles aux modèles poétiques de Pétrarque et Bembo 801 , eurent aussi une influence non-négligeable sur la poésie française de la Renaissance, et pas seulement celle écrite par des femmes.
Dès les Elégies, Rigolot souligne l’inspiration pétrarquienne des vers labéens 802 . Les giovenile errore du sonnet initial du Canzoniere deviennent dans la troisième élégie 803 :
‘ Ne veuillez pas condamner ma simplesse’ ‘ Et jeune erreur de ma fole jeunesse…’Pétrarque donne l’exemple de l’utilisation des personae lyriques dans la poésie de la Renaissance : c’est le je présent, lyrique et fictif, qui revient sur les erreurs passées (de jeunesse) d’un je d’hier. Nous pouvons remarquer que le je lyrique labéen s’identifie, par le système d’échos propre à l’agencement des Euvres, au personnage de Folie, « fille de Jeunesse » 804 . La seizième année du sonnet 118 du Canzoniere 805 :
‘ Rimansi a dietro il sestodecimo anno…’devient aux vers 73 de la troisième élégie, pourtant celle sur laquelle se fonde la critique biographique :
‘ Je n’avois vù encore seize Hivers… 806 ’Le topos de datation pétrarquiste de l’innamoramento est clair. « En datant l’innamoramento, Louise Labé sacrifie à un rituel pétrarquien », puisqu’elle s’efforce « d’insérer son errance dans un temps universel, et plus particulièrement dans les cycles universels en employant les synecdoques de l’hiver et de l’été » 807 , ce qui n’a rien d’une inscription de la poétique dans une hypothétique « féminité » temporelle. Charpentier relève elle-aussi l’influence pétrarquienne des sonnets, notamment dans le caractère charnel, voire érotique, de la topique utilisée : l’auteure « puise dans le réservoir des métaphores et des lieux communs pétrarquisants. Flèches, poisons, plaies, antithèses violentes, regards qui infusent le mal d’amour, immédiateté de la blessure amoureuse, tout cela se trouve chez elle comme chez d’autres, et il n’est pas difficile au lecteur érudit de trouver à chaque formulation sa source dans la tradition poétique, française et surtout italienne » 808 . Il n’est donc guère étonnant de repenser le sonnet italien, le premier du sous-ensemble des Sonnets dans les Euvres, comme une référence directe de Labé à ses modèles. De Deborah Lesko Baker à Andrea Chan, de Maria Weston Brown à Giovanni Tracconaglia ou Pierre Blanc, des critiques labéens de tous pays et de toutes époques se sont rejoints pour relever ces références pétrarquiennes, ou plus largement italiennes des Euvres 809 .
Daniel Martin lit dans l’agencement des Euvres la référence la plus évidente à l’italianisme et à Pétrarque. Certaines interférences intertextuelles le retiennent, comme l’expression initiale des Elégies « Quand vous lirez… », qui renvoie directement à l’incipit pétrarquien du sonnet I du Canzoniere 810 . Les travaux de Rigolot sur la réception par Labé du modèle poétique pétrarquien sont riches d’enseignement 811 . La première élégie met en scène, selon lui, une chronologie de l’amour pétrarquiste et le sonnet en italien « semble sacrifier à l’imitation de la tradition toscane » 812 . Sans doute les « lauriers » de la première élégie évoquent-ils Pétrarque, qui fut couronné de lauriers sur le Capitole romain, et placent-ils les vers labéens sous l’égide d’Apollon, en référence directe à la lyrique renaissante :
‘ Encor Phebus, ami des Lauriers vers,’ ‘ N’avoit permis que je fisse des vers…’ils n’en sont pas moins suivis d’une évocation de Sappho :
‘ Il m’a donné la lyre, qui les vers’ ‘ Souloit chanter de l’Amour lesbienne…’L’analogie est perceptible dans la redondance lexicale du mot vers 813 . Il s’agit cependant moins pour Labé de faire directement référence à Sappho qu’à Ovide ou Catulle. Il y a contamination à la Renaissance du modèle ovidien et catullien davantage que de celui de la première poète grecque. On connaît alors Sappho par deux intermédiaires : les vers de Catulle et ceux de l’exilé du Pont-Euxin. Il y a dans la réception labéenne d’Ovide, comme dans celle de la plupart des poètes français des années 1550, un « désir d’oralité », « recherche de la présence qui semble obséder les humanistes de la Renaissance » 814 , une obsession orphique du lyrisme.Si Lyon (Lion) est la nouvelle Ilion, Ulysse ne pourrait-il être une figure redondante de celle d’Orphée, comme renouvelée (ou métamorphosée) : ils parvinrent tous deux à franchir les Enfers, l’un par sa ruse, l’autre par le charme de sa lyre ? Labé connaît probablement Homère et son Iliade, tout comme elle connaît Ovide, qui retient son attention par ses Héroïdes dont plusieurs éditions lyonnaises ont été données entre 1507 et 1541. Le motif obsédant des Héroïdes qu’on retrouve chez Labé (mais aussi chez Pétrarque) est celui du furor amoris, alliance d’Eros et de Thanatos, de Mars et de Vénus, Amour et Guerre mises en scène dans le sonnet XXII 815 :
‘ Mars voit Venus…’Mars représente cette mythologie guerrière très présente dans les Euvres, et Vénus est non seulement la déesse de la beauté et de la sensualité, mais aussi la figure maternelle d’Amour dans le Débat. Ils sont aussi les amants adultérins de la mythologie ovidienne et homérique. Mars voit Vénus : les deux dieux sont mis sur le même plan par l’intermédiaire du verbe voir dans le Débat, où Folie ôte la vue à Amour tout en le rendant clairvoyant. Ils viennent à la suite de la mise sur le même plan, au premier quatrain du sonnet XXII, du Soleil et de s’Amie, la Lune. La morale du sonnet est que la puissante harmonie du Ciel, les esprits divins ensemble lie. L’harmonie, l’ordre de l’Univers, dépend de cette coordination d’éléments en apparence opposés, comme Amour et Folie, de cette profonde unité qui existe derrière un apparent désordre.
Les expressions hyperboliques de la fureur d’aimer élégiaque sont nombreuses comme aux vers 85 à 98 de la seconde élégie, où six fois le lexique rappelle la mort où conduit fatalement l’amour jusqu’à l’acmé de l’épitaphe proposée par le je lyrique à la fin de cette même pièce, empruntée à Sappho via Ovide, tant navree en toutes pars qu’aucun martire ne pourrait être supérieur au sien (sonnets III puis XXIII 816 ).
L’élégie permet une certaine liberté de la forme et une possibilité invocatrice qu’elle doit sans doute à son origine grecque (signifiant « action de dire hélas » dans la langue de Sappho) : longue plainte lyrique provoquée par un deuil ou un amour malheureux, l’élégie peut aussi être une épître érotique dont elle garde la forme épistolaire libre permettant l’adresse (à l’Autre, aux autres…). Cette forme est en effet liée à une forme d’enthousiasme lyrique pour les poètes de la Renaissance 817 . Ilsla lient à une sensualité qu’ils attribuent aux auspices de Vénus qui est une figure à la fois maternelle (dans le Débat par exemple) et érotique (elle est la mère d’Eros). Les poètes sont alors frénétiques, le furor étant pour eux la véritable inspiration poétique.
‘ Au tems qu’Amour, d’hommes et Dieus vainqueur,’ ‘ Faisoit bruler de sa flamme mon cœur… 818 ’Au rythme ternaire du premier vers répond la symétrie binaire du second, garantie par les deux possessifs sa et mon (notons qu’Amour est alors associé au féminin sa, puisque le possessif détermine flamme, identifiée au dieu, quand mon, au masculin puisque déterminant de cœur, désigne un je lyrique que le lecteur, sous l’influence du paratexte, identifie à Louise Labé). Le temps ici invoqué est celui de la légende, temps d’avant le temps, où Amour est divinisé, où le polythéisme est possible (Dieus). La redondance bruler/flamme met en évidence cette forme d’enthousiasme divin : c’est Amour, la divinité, qui enflamme littéralement le je lyrique, représenté par le possessif mon, et d’autres formes du pronom de première personne, possessives ou objectives.
‘ …sa fureur divine’ ‘ Remplit d’ardeur ma hardie poitrine,’ ‘ Chanter me fait… 819 ’La référence est limpide : le terme fureur est suivi du verbe chanter et il y a là tout naturellement une relation de cause à effet. On peut s’interroger pourtant sur le sujet réel du verbe remplir. La fureur divine est-elle celle d’Apollon ou celle d’Amour ? L’un servant de porte-parole à l’autre dans le Débat, selon le choix de Vénus, on peut imaginer que Labé laisse planer ici l’indécision en éloignant le verbe de ces deux sujets réels possibles (Amour / Phebus). Elégie de lamentation, au vers 6 :
‘ De lamenter ma peine et ma souffrance…’la première élégie labéenne place d’emblée le Canzoniere dans la plainte élégiaque. Le tout premier vers de cette élégie I est davantage qu’une référence, une revendication de l’origine divine de son chant par le je lyrique mais aussi une mise sur le même plan, devant Amour, des hommes et des dieus. Le discours élégiaque vient ainsi confirmer ou illustrer le discours prosaïque du Débat, et réciproquement, et conforte la place accordée à Amour dans la poétique labéenne : point central et principe civilisateur de l’Univers.
Le début des Elégies renvoie à cette référence élégiaque antique, grecque sans aucun doute, mais aussi latine comme nous l’avons précisé auparavant par la connaissance ovidienne et catullienne que Labé possède de Sappho. Dans l’Elégie II, par exemple, nous pouvons considérer que : « A la manière des Héroïdes d’Ovide, l’amante adresse une missive à l’amant absent et lui fait part de ses souffrances et de sa solitude. Nous sommes dans la fiction d’un échange épistolaire intime » 820 .
De plus, les mythes fondamentaux évoqués par Labé sont, selon Rigolot, empruntés directement aux Métamorphoses d’Ovide 821 . « Il aurait été bien étrange que la mythologie ovidienne n’ait pas joué un rôle important dans les Euvres » alors que de nombreuses éditions et commentaires des Métamorphoses circulaient alors à Lyon 822 . On trouve par exemple une référence à Pallas et Arachné aux vers 33 à 36 de la troisième élégie 823 : la dame à la quenouille, celle évoquée précisément dans l’Epistre, celle dont on tait le nom au sonnet 1, la fileuse mythique de l’Odyssée, est aussi celle qui sait admirablement bien « tisser » et « filer » le texte (rapprochement que permet l’origine de l’auteure : Lyon était déjà connue pour son art du tissage de la soie). Le motif féminin est habilement subverti par Labé, inversé en artisanat métaphorique littéraire. « Si Pallas est digne de figurer parmi les Muses, ses travaux ne peuvent être ravalés au niveau des humbles tâches artisanales ; ils participent de l’inspiration qui anime le chant des Muses. Tout comme les filles de Minyas accompagnaient leur tissage de contes et de récits, les futures servantes de la Cité lyonnaise sauront concilier les deux activités. Ne serait-ce pas ce que veut dire Louise Labé quand elle joue sur le texte d’Ovide pour faire sienne la maîtrise de ces sutils ouvrages ? » 824 . L’art du « tissage » ovidien est donc récupéré par Labé, artisane du texte comme tissu de références, comme pièce d’architecture. C’est ce sur quoi insiste l’article de François Lecercle que reprend Daniel Martin 825 : les pièces poétiques des Euvres, Elégies et Sonnets, sont tissées entre elles, élégies avec élégies, sonnets avec sonnets, élégies et sonnets ensemble, ce qui renforce bien entendu l’unité formelle, lexicale et thématique du canzoniere labéen, sous l’égide d’Ovide. De plus, l’ensemble poétique est étroitement lié à l’ensemble prosaïque, les pièces se répondant les unes les autres dans une perspective de « mélange », propre à la poétique globale labéenne. L’Elégie II, davantage peut-être que les deux autres dans lesquelles elle est enchâssée (les adresses aux dames lionnoises des Elégies I et III faisant écrin – ou servant de mise en garde – à l’adresse amoureuse), « s’inspire manifestement des Héroïdes d’Ovide dont Louise Labé reprend le principe : une amante délaissée adresse à l’ami absent une missive dans laquelle elle donne libre cours à l’expression de sa douleur et de ses griefs. Enzo Giudici ne signale pas moins de cinq réminiscences du texte ovidien dans l’Elégie II, à quoi il faut ajouter le motif final de l’épitaphe imaginée par l’amante pour sa propre tombe » 826 .
L’une des influences peut-être négligée par la critique labéenne est celle de Catulle. Nous avons déjà souligné l’importance de la tradition des basia dans les Euvres. Ces basia sont ceux du sonnet XVIII :
‘ Baise m’encor, rebaise moy et baise… 827 ’qui font écho aux mille baisers de Lesbie : « Donne-moi mille baisers, puis cent, puis mille autres, puis une seconde fois cent, puis encore mille autres, puis cent… » 828 . Le poète s’adresse ici à Lesbie (« mea Lesbia »). Les premiers vers de la première élégie permettent une interférence entre la Lesbia de Catulle et Sappho 829 , Amour lesbienne pouvant désigner Amour de Lesbos et/ou Amour de Lesbie. Ne peut-on lire aussi dans les références faites à Diane celle là même invoquée par le poète latin 830 , en écho avec une invocation à la lune, qui place sa poésie sous le signe du fantasme nocturne, et ce à plusieurs reprises, comme dans le sonnet V 831 ?
‘ Clere Venus, qui erres par les Cieus’ ‘ Entens ma voix qui en pleins chantera…’Vénus est associée à la lunedans le contexte nocturne du sonnet. Le je lyrique s’adresse directement à elle (les verbes nous permettent de savoir que je s’adresse à tu), comme le fait Catulle. La lyrique (ma voix en plein chantera ) est divine car le je lyrique est protégé par Vénus. Notons par ailleurs que Vénus s’adressera, comme en réponse à ce sonnet, à sa fille chere, Louïze, aux vers 365 à 588 de l’ode XXIV des Escriz, faisant de l’auteure la sœur d’Amour. C’est une preuve supplémentaire du dispositif poétique labéen, de l’agencement des Euvres.
Le texte labéen est habilement architecturé, c’est un fait. Par ailleurs, l’auteure des Euvres ne déroge en rien à la mode renaissante de réception imitative et sa production est sous influences. S’inscrivant dans la veine du lyrisme antique, sous la protection d’Ovide et de Sappho, les Euvres se permettent des incursions italiennes en reprenant la topique pétrarquienne et en pratiquant la langue toscane au sonnet 1, mais aussi grecques par la référence au modèle saphique dans la première élégie, et homérique du personnage d’Ulysse. Mélange d’influences et variété des genres se conjuguent dans une hétérogénéité harmonieuse. Tout ceci s’oppose bien évidemment au postulat d’ « écriture féminine ». Labé fait le choix italianisant propre aux poètes lyonnais, sans doute sous influence marotique. Pour comprendre les Euvres il faut les penser dans leur globalité, c’est-à-dire tenir compte de la prose labéenne.
Peter BURKE, La Renaissance européenne, op. cit., p. 14.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 111.
Ibid., p. 107.
Ibid., p. 113.
Ibid., pp. 112 et 113.
Ibid.
Ibid., p.115.
Claude Gilbert DUBOIS, L’Imaginaire de la Renaissance, op. cit., pp. 4 et 5.
Peter BURKE, La Renaissance européenne, op. cit., p. 14.
Gérard DEFAUX, Le Poète en son jardin, Paris, Champion, 1996, p. 40.
Selon Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., p. 21.
Ibid., et suivante.
Marie Madeleine FONTAINE, Louise Labé et son entourage, communication de la journée d’étude pour l’agrégation, op. cit.
Peter BURKE, La Renaissance européenne, op. cit.
Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., p. 23.
Ibid. : Lazard fait ici référence à V.L. SAULNIER, Maurice Scève, Paris, Klincksieck, 1948, chapitre VI.
Ibid., p. 24.
Peter BURKE, La Renaissance européenne, op. cit., p. 16.
Dorothy O’CONNOR, Louise Labé, sa vie, son œuvre, op. cit., p. 24.
Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., p. 15.
Daniel MARTIN, Louise Labé, Débat de Folie et d’Amour, Elégies, Sonnets, Clefs-Concours, lettres XVIème siècle, op. cit., pp. 25 à 35.
CASTIGLIONE, Le Livre du Courtisan, op. cit., p. 26 : « chacun se mettait à s’asseoir comme il voulait, ou comme le hasard le disposait, en cercle… ».
Ibid., p. 31. Pour les références précédentes, voir pp. 28 à 31.
Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., p. 50.
Henri et Julien BAUDRIER, Bibliographie lyonnaise, op.cit : il est fait référence ici aux tomes 8 et 9, concernant les éditions Gryphe et Roville (ou Rouillé). Pour le tome 8, il s’agit des pp. 36 à 233.
Ibid., tome 8, pp. 3 à 24 et suivantes pour la liste.
Alfred CARTIER, Bibliographie des éditions de Tournes, op. cit.
Ibid., p. 175.
Ibid., p. 199.
Ibid., pp. 211 à 214.
Ibid., p. 339, puis p. 342.
Ibid., p. 225, puis p. 232.
Ibid., p. 241, puis p. 253.
Joachim DU BELLAY, L’Olive (L’Angelier, Paris, 1549), voir le Au Lecteur, édition CALDARINI, Genève, Droz, 1974.
Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., p. 50.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 108.
Ibid.
Ibid.
Ibid., p. 127.
Ibid., p. 49.
François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 192.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 129.
Jean Yves BORIAUD, La littérature française du XVIème siècle, op. cit., p. 92.
Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., p. 179.
Ibid.
Jean Yves BORIAUD, La littérature française du XVIème siècle, op. cit., p. 92.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 112, vers 48 de la deuxième élégie.
Maurice SCÈVE, Délie, objet de plus haute vertu, édition Françoise CHARPENTIER, Paris, NRF-Gallimard, 1984, p. 51 : « Dame, constituée Idole de ma vie ».
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 111, vers 9 de cette même élégie.
Ibid., p. 124.
Ibid., p. 126.
Ibid., p. 207.
«Mon cueur en source, & de pleurs me fait riche,
Ne me sçauroyent de leur beau contenter,
Sans esperer quelque foys de taster
Ton paradis, où mon plaisir se niche. » sonnet LXVII
« Panchant soubz moy son bel ivoyre blanc,
Et mitirant sa langue fretillarde,
Me baisotoyt d’une levre mignarde,
Bouche sur bouche & le flanc sus le flanc… » sonnet CLIX
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., pp. 126-127.
Peter BURKE, La Renaissance européenne, op. cit., p. 107. A la liste des princesses proposée, nous sommes tentée d’ajouter Marguerite de Navarre.
Citées par Jean-Luc NARDONE, in Pétrarque et le Pétrarquisme, Paris, Que Sais-Je ? Presses Universitaires de France, 1998, pp. 40 à 43 mais aussi par François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 10.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., introduction, pp. 23 et 24 notamment.
Ibid., p. 115.
Ibid., p. 50 du Débat : dès le Discours 1, Cupidon souligne la jeunesse de la déesse, associée à son « sexe » ; mais par un étrange renversement, il semble parler de lui-même car c’est bien lui qui est jeune et surtout ignorant devant celle qui vient de lui prouver qu’elle le connaissait. Cupidon subit une infantilisation dans le Débat, nous y reviendrons.
PÉTRARQUE, Canzoniere, op. cit., p. 222.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 117.
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 159.
Louise LABÉ, Œuvres poétiques, édition Françoise CHARPENTIER, op. cit., p. 28.
Pour toutes ces références, je renvoie aux titres des travaux des critiques cités. La liste n’est pas exhaustive : Giovanni TRACCONAGLIA, Une Page de l’Histoire de l’italianisme à Lyon à travers le « canzoniere » de Louise Labé, Lodi, Dell’Avo, 1915-1917 ;Enzo GIUDICI, Louise Labé e Pietro Bembo, Roma, Porfiri, 1953 ; Maria Weston BROWN, Vittoria Colonna, Gaspara Stampa and Louise Labé : their contribution to the development of the renaissance sonnet, New York University, 1991 ; Deborah Lesko BAKER, The Subject of desire : petrarchan poetics and the female voice in Louise Labé, Lafayette, Purdue University Press, 1996 ; Pierre BLANC, « Parallèle de Louise Labé et Gaspara Stampa ou le sonnet et l’amour entre France et Italie. Pour une approche contrastive des échanges culturels franco-italiens » in Franco-italica, 1, 1992 ; Andrea CHAN, « Petrarchism and neoplatonism in Louise Labé’s concept of happiness » in Australian Journal of French Studies, XIV, part 5, septembre-décembre 1977.
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., pp. 151 à 153.
François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., pp. 69 à 116 : le chapitre II s’intitule en effet Redonner une voix à Laure.
Ibid., p. 80.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 107.
François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 35.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 133.
Ibid., pp. 122 et 134.
François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 188.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 107, pour l’ensemble des citations.
Ibid..
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 160.
François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 117.
Ibid., p. 119.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 116.
François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 124.
Article de F. LECERCLE, « L’Erreur d’Ulysse », pp. 207-221, in Guy DEMERSON (dir.), Louise Labé, les voix du lyrisme, Saint-Etienne, Paris, Publ. de l’Univ. de Saint-Etienne, Editions du CNRS, 1990, cité par Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 151.
Ibid., p. 176.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 131.
CATULLE, Poésies, édition et traduction Georges LAFAYE, Paris, Les Belles Lettres, 1992, pp. 4 et 5.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 107.
CATULLE, Poésies, édition et traduction Georges LAFAYE, op. cit., p. 22 « Diane nous protège, jeunes filles et chastes garçons ; Chantons Diane, chastes garçons et jeunes filles… ».
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 123.