C– Le recul critique italien et la mise à distance prosaïque

Il s’agit pour nous de montrer comment la poétique de Labé, dans un double mouvement, non seulement se distingue de la Pléiade, et de la norme imposée par la Deffense et Illustration de la Langue Françoise, en faisant le choix d’une influence italienne appuyée, mais développe aussi une forme de lecture auto-critique de la poésie par la prose.

Si l’Epistre présente le parti-pris féministe des Euvres, le Débat semble fonctionner – entre autres – comme une sorte d’« avertissement aux lecteurs » sur les textes poétiques à suivre, texte d’appel qui, même s’il est en prose, fonctionne en cohérence avec les vers. Labé commence par se distinguer prosaïquement, en utilisant la satire et l’ironie qui sont par définition la mise à distance d’un-e- énonciateur/trice envers son propre énoncé, avant d’afficher, au premier sonnet, sa revendication italianisante, donc lyonnaise. En débutant ses Sonnets par un texte en italien, langue de Dante et de Pétrarque, de l’Arioste et de Boccace, Louise Labé se met volontairement à une certaine distance de la Deffense et Illustration de la Langue Française. Dans la première page de son manifeste 832 , Du Bellay s’ingénie à démontrer pourquoi la langue française ne doit être nommée barbare. Il explique qu’il ne suffit pas de traduire les Grecs, les Latins et les Italiens pour enrichir le patrimoine linguistique français 833 . Du Bellay incite les poètes français à écrire dans leur langue, non afin de rendre à César ce qui lui appartient, mais dans une volonté ouvertement belliqueuse de dominer la littérature européenne, en opposition au modèle italien : Là donc, Français, marchez courageusement vers cette superbe cité romaine : et des serves dépouilles d’elle (comme vous avez fait plus d’une fois) ornez vos temples et autels 834 . Le message est clair. Comme l’explique Burke, « la relation des artistes et auteurs européens à leurs modèles antiques et italiens tenait un peu du je t’aime-je te hais (…) Si les premiers s’écartaient des seconds, c’était parfois par désir de les surpasser… » 835 . Il y a dans la Deffense une volonté nouvelle et tenace d’unité nationale. Le contexte est porteur : après le désastre de Pavie, la France a besoin de se retrouver et quoi de mieux pour cela que la revendication vernaculaire. La défense de la langue française est une entreprise de revendication nationale, de défense du pays français. « Tous les poètes apprennent à versifier en langue vulgaire selon les règles exposées avec minutie dans les arts de rhétorique » dès 1392 en France 836 . Se défiant dès le chapitre II de la Deffense de l’ « arrogance grecque » 837 , Du Bellay développe l’idée d’une transmission naturelle des cultures (translatio imperii), de la culture grecque, à la romaine (latine), à l’italienne, et enfin à la culture française, par un glissement « naturel ». Ecrire dans une autre langue que le français, c’est presque faire preuve de trahison envers l’unité nationale, c’est manquer de patriotisme. Les traductions ne sont suffisantes pour Du Bellay afin d’enrichir la langue française (chapitre V) 838 et s’il fait l’éloge de la langue toscane 839 , notamment par l’intermédiaire de Pétrarque, il revendique la nécessité pour le français d’imiter les Anciens (auteurs grecs et romains), davantage que de traduire ceux qui s’en sont inspirés, au chapitre VII : « Imitant les meilleurs auteurs grecs, se transformant en eux, les dévorant, et après les avoir bien digérés, les convertissant en sang et en nourriture, se proposant, chacun selon son naturel et l’argument qu’il voulait élire, le meilleur auteur… » 840 . Du Bellay croit, et souhaite faire croire, à la théorie de la translatio studii et imperii qui veut « que le pouvoir politique et la domination culturelle passent, au cours de l’histoire, d’une civilisation à une autre » 841 , nous dit François Rigolot. Du Bellay espère la domination du français sur les autres langues européennes. Il fait de la « France l’héritière toute désignée des Anciens : Dieu a donné pour loi inviolable à toute chose créée de ne durer perpétuellement mais de passer sans fin d’un état en l’autre, étant la fin et la corruption de l’un le commencement et génération de l’autre… » 842 . Si Du Bellay, au moment de l’Olive (1549) est pétrarquiste, son enthousiasme anti-pétrarquien (anti-italien) des Regrets le poussera, bien plus tard, à une xénophobie affichée 843 . On se demande presque si son fameux sonnet 31 des Regrets 844 , mettant en scène le mal du pays (plainte élégiaque ovidienne du poète exilé des Pontiques) n’est pas une réponse au sonnet I des Euvres. L’Ulysse mis en scène par Du Bellay n’a rien à voir avec le faussement « clairvoyant », a priori aventureux, héros choisi par Labé ; c’est chez lui « un héros fatigué, heureux de retrouver ses pénates » 845 .

Le français doit, en 1549, concurrencer les langues latine et toscane, et même les surpasser. Lorsque Labé inclut dans ses Euvres un texte en italien et le place au tout début de ses Sonnets, elle se distingue de la Pléiade et de sa volonté nationale. De plus, les Escriz affichent leur attachement à la langue toscane. Les pièces 10, 11 et 12 de cet ensemble sont en italien. Il existe donc un hiatus entre la perception labéenne de la langue et celle qui guidera les écrits des poètes de la Pléiade (qui brillent en grande partie par leur absence dans les Escriz). Labé semble aller à l’encontre de la Deffense par son premier sonnet en italien. Elle se comporte en lyonnaise italianisante, défiant une volonté nationale non pas d’union mais d’unification. A la globalisation autoritaire, donnée par le ton radical de la Deffense, répond le premier sonnet des Euvres qui, en 1555, peut passer pour une fronde vis-à-vis de la norme proposée. Le choix italien de Labé se situe dans une perspective géographique de rapprochement entre Lyon et les cités italiennes du nord (on en trouve une preuve dans le sonnet 10 des Escriz où sont évoqués, en italien, la Saône et le Rhône). Au contraire des recueils proposés par Ronsard et Du Bellay entre 1549 et 1552, les Euvres affichent une diversité de formes alliée à une diversité de langues. On trouve dans les Escriz, une « épicerie médiévale», un Double rondeau, attribué à Mellin de Saint-Gelais par François Rigolot 846 . La diversité et l’abondance formelle mise en œuvre dans les Escriz pourraient être rapprochées de l’éparpillement des expressions choisies par les poètes et écrivains du début de la Renaissance 847 où tout se joue « à la frontière des styles, haut, moyen et bas, d’un recueil à un autre, à l’intérieur d’un même recueil, mais aussi à la frontière des genres » 848 . Il y a correspondance, semble-t-il, entre l’hétérogénéité des formes choisies par les poètes et les théories humanistes,jusqu’à la Deffense qui vient imposer des règles plus strictes de compositions des textes et des recueils, rejetant tous les modes d’expression trop « médiévaux ». Labé défie une fois encore la Pléiade lorsqu’elle décide, après hésitation – les quatre occurrences du titre étant à chaque fois différentes – de nommer sa pièce en prose Débat de Folie et d’Amour, et non dialogue. Le terme Débat renvoie à une forme prosaïque médiévale. L’auteure Labé va subvertir les codes imposés, en faisant le choix d’autres référents que les poètes de la Pléiade, d’autres formes d’expression et d’énonciation. Le choix qu’elle fait de bâtir ses Euvres à part égale entre prose et poésie, d’ouvrir sur une Epistre suivie d’un Débat philosophique, puis de trois Elégies et enfin d’un canzoniere de style italien (ce que conforte le premier sonnet), donc d’afficher une hétérogénéité de formes (et d’influences) assumée, doit nous inviter à relire l’ensemble de sa production dans la perspective d’une influence humaniste, puisque selon Marie-Dominique Legrand, il faut lire l’humanisme dans un « double mouvement de retour sur le passé et d’élan vers l’avenir » 849 . Les écrits de Labé ne semblent pas en rupture avec ceux des auteurs qui l’ont précédée, quelques années avant la publication des Euvres. Elle est déjà en cela humaniste. Nous allons tenter de voir comment la production labéenne, notamment sa prose du Débat de Folie et d’Amour, porte les marques de l’humanisme d’avant 1550.

La prose permet sans doute à Labé un recul auto-critique, mais aussi une mise à distance ironique et satirique, sur son lyrisme, tout comme le sonnet en italien lui permet de se distinguer d’une certaine norme, française. Le rire ne serait-il que le propre de l’homme ou les femmes y ont-elles droit ? Arme de l’humanisme, le rire permet la critique sociale et philosophique.

Castiglione utilise le rire dans Le Courtisan : « Pour Castiglione (et bien d’autres l’avaient dit avant lui, Dante en particulier), l’homme est un animal capable de rire (II, 45). Quelques années plus tard, Rabelais, au début du Gargantua répétera Mieux est de ris que de larmes écrire. Pour ce que rire est le propre de l’homme » 850 . Il est nécessaire de commenter quelque peu ce recours au burlesque de l’humour rabelaisien pour effectuer ensuite un parallèle avec l’auteure des Euvres. Labé inscrit le Débat dans la tradition dialectique de la génération précédente. Il s’agit d’un genre rhétorique où s’affrontent deux interlocuteurs défendant deux causes opposées. La parole n’y est en aucun cas naturelle mais oratoire et doctrinale, les personnages incarnant des types et des positions souvent contradictoires. L’enjeu du débat médiéval et de l’humanisme premier du début de la Renaissance n’est pas la résolution mais la discussion sur le thème proposé. Le Débat de Folie et d’Amour de Louise Labé répond en partie aux règles du genre, notamment par la délégation de parole donnée au discours III : Mercure parle pour Folie et Apollon pour Vénus, donc Amour. Des réticences, attendues par les codes du genre, sont exprimées : pour garantir l’impartialité et le caractère purement rhétorique du dialogue, il s’agit de choisir des porte-paroles non impliqués directement 851 . La parole est dépersonnalisée, même si Mercure se prend pour Folie à plusieurs reprises et s’exprime au féminin 852 (on pourrait y lire alors la refonte de Labé d’un dialogue humaniste qu’elle aurait d’abord écrit et dont elle aurait dissimulé la qualité ensuite en utilisant le terme de Débat, plus médiéval) et réduite à une expression intellectuelle. Le titre de la pièce est significatif : les expansions du nom Débat, de Folie et d’Amour , désignent à la fois les débatteurs et les sujets du débat. Genre médiéval, le débat est aussi au cœur de l’humanisme, notamment par sa qualité critique (voire autocritique) et satirique : c’est souvent la norme, la doxa, qui est remise en question.

Dans l’œuvre rabelaisienne, la norme n’est pas forcément celle d’un ordre superficiel ou d’une homogénéité de façade. Elle est davantage calquée sur la Nature et ses difformités. Or, celle-ci est, selon l’auteur du Gargantua, fertile en symétries, en prodiges et en inventions diverses : ces « curiosités » rabelaisiennes, géants à la généalogie incroyable 853 , ne sont en rien des monstres, sinon selon l’étymologie du terme français, c’est-à-dire des personnages dignes d’être montrés, ou des « erreurs » de la Nature qu’il faudrait exclure de la Cité. Dès le discours I du Débat, Folie se présente comme celle qui « pren quelquefois la semblance » du « Cameleon » 854 , c’est-à-dire se transforme, se transmue, être étrange – étranger à lui, nouvelle preuve de sa méconnaissance de lui-même –qu’Amour ne sait pas reconnaître et prend pour « quelque sorciere ou enchanteresse » 855 . Dans l’univers de Gargantua, tout le monde, et sous toutes ses formes, a sa place, Platon, Aristote, mais aussi les « folz », « les razs et blattes, ou aultres malignes bestes » 856 . L’humour rabelaisien surgit souvent de la satire, parodie par exemple de la translatio imperii qui veut faire remonter les origines des français aux temps mythiques, d’Enée à la Bible : « Pleust à Dieu qu’un chascun sceust aussi certainement sa généalogie depuis l’arche de Noé jusques à cet eage ! Je pense que plusieurs sont aujourd’hui empereurs, roys, ducz, princes et papes en la terre, lesquelz sont descenduz de quelques porteurs de rogatons et de coustretz, comme, au rebours, sont gueux de l’hostiaire, souffreteux et misérables, lesquelz sont descenduz de sang et lignes de grandz roys et empereurs, attendu l’admirable transport des règnes et des empires… » 857 . L’auteur de Gargantua, par l’arme infaillible de l’humour, donne ici deux leçons : d’abord le monde est un mélange d’êtres humains dont la généalogie n’est jamais garantie, ce à quoi les Euvres, nous le verrons plus loin, sont sensibles ; ensuite, ce qui semble monstrueux à Rabelais, (l’inscription figurant sur la porte de Thélème étant alors sans doute un éloge paradoxal : Thélème est une utopie inquiétante pour Rabelais), c’est l’exclusion de ce qui est différent, de ce qui est difforme, de ce qui n’est pas lisse et propre, exclusion que voudrait la Vénus du Débat, lorsqu’elle lance ses imprécations contre Folie : « O maudite ennemie de toute sapience, ô femme abandonnee, ô à tort nommee Deesse et à plus grand tort immortelle… » 858 . Pour Vénus, Folie est hors-norme et doit rester hors du Panthéon, ne pas assister au banquet des Dieux – ce qui se produit d’ailleurs par l’intervention involontaire de son fils –. Folie passe, dans le discours de Vénus, pour la représentante symbolique de la monstruosité, « la plus outrageuse Furie qui onques fut es Enfers » 859 . Les mythologies invoquées pour définir Folie, dans les discours d’Amour et de sa mère, sont des figures de la monstruosité. Ce sont aussi exclusivement des figures féminines. D’ailleurs, le début du texte labéen sert une dévalorisation d’Amour, enfant capricieux, qui outrage une femme au passage d’une porte (son comportement est celui d’un voyou). On voit quelles ambiguïtés et paradoxes, dignes de Rabelais, recèle le texte labéen.

Le discours rabelaisien est prodigue, varié, protéiforme. Ses personnages principaux sont avides de connaissance, de savoir, curieux de tout : le nom de Gargantua vient de sa naissance. Né de « façon bien étrange » puisqu’il sort de l’oreille « senestre » de sa mère, Gargamelle, il réclame immédiatement de quoi s’abreuver.

‘« Soubdain qu’il fut né, ne cria comme les aultres enfans Mies ! Mies ! mais à haulte voix s’escrioit : A boyre ! à boyre ! à boyre ! comme invitant tout le monde à boyre… » 860 . ’

La métaphore est claire : Gargantua a soif de connaissance mais aussi de partage. Gargantua naît par l’oreille, gauche, côté des femmes et du peuple, côté diabolique aussi dans la perception bipolaire médiévale, donc hors de la norme, pour mieux apprendre. Folie dans le Débat revendique clairement, par son discours, par son sexe et par son attitude, ce côté gauche, subversif, transgressif. Louise Labé emprunte alors directement à la Folie érasmienne toutes ces caractéristiques. Elle est celle qui « quand tu te penses plus grand qu’il est possible d’estre, lors par quelque petit despit je te renge et te remets avec le vulgaire » 861 . Si la bouche et l’oreille seront les deux organes les plus sollicités par la lecture de l’œuvre rabelaisienne, l’obsession du savoir est au cœur de l’œuvre labéenne qui revendique le droit à l’éducation pour les femmes dans son Epistre et s’applique à en montrer l’intérêt pour la littérature dans l’ensemble de sa production. Folie est celle qui sait, au contraire du présomptueux Amour. La querelle entre les deux personnages naît sans aucun doute de cette insupportable prétention d’Amour que Folie tient à remettre en question : « J’excuse un peu ta jeunesse, autrement je te pourrois à bon droit nommer le plus presomptueus fol du monde. Il sembleroit à t’ouir que chacun tienne sa vie de ta merci : et que tu sois le vray Signeur et seul souverein tant en ciel qu’en terre. Tu t’es mal adressé pour me faire croire le contraire de ce que je say » 862 , lui dit-elle dès le premier discours du Débat. La présomption, apparemment toute masculine d’Amour, est de croire Folie ignorante alors qu’elle est celle des deux qui sait le plus de choses puisqu’elle a l’avantage de reconnaître Amour quand celui-ci, du haut de sa suffisance, l’ignore : « Me penses tu de si peu d’entendement, que je ne connoisse à ton port, et à tes contenances, quel sens tu peus avoir ? » 863 .

La prose rabelaisienne fonctionne sur l’accumulation voire l’hyperbole emphatique, sorte de gonflement incessant d’un texte nourri de lui-même, comme dans le Débat de Folie et d’Amour : « Le ciel et la terre en rendent témoignage. Il n’y ha lieu ou n’aye laissé quelque trofee. Regarde au ciel tous les sieges des Dieus, et t’interroge si quelcun d’entre eus s’est pù eschaper de mes mains. Commence au vieil Saturne, Jupiter, Mars, Apolon, et finiz aus Demi-dieus, Satires, Faunes et Silvains… » 864 . Olivier Halévy 865 relève que les plaidoyers d’Apollon puis de Mercure dans le discours V fonctionnent sur deux stratégies différentes, mais symétriques, dont l’amplification est le moteur. A l’amplification par les passions, dans le style cathartique, mise en œuvre par Apollon, répond l’amplification humoristique de Mercure qui atténue le discours d’Apollon. Non seulement l’auteure applique les traités rhétoriques d’inspiration cicéronienne (exorde direct de Mercure puisque l’auditoire, conquis par le discours d’Apollon, lui est hostile), mais elle s’appuie sur une décrispation humoristique pour dédramatiser le propos et atténuer les enjeux. Le style est donc proche mais le fond aussi. Le jeune dieu Amour, prétentieux à la prose emphatique et pompeuse, est pourtant ignorant devant Folie, qu’il ne (re)connaît pas, Folie qui use quant à elle d’un vocabulaire bien plus simple et plus direct, plus « populaire » dans le sens bakthinien du terme, pour se moquer de lui. S’il est ignorant, elle sait. Dans la perspective féministe des Euvres, les genres attribués aux personnages sont signifiants : Folie est clairement identifiée comme une femme et Amour comme un garçon. Par la suite, Amour aura besoin de Folie et Folie d’Amour, tout comme les hommes ont besoin des femmes et les femmes des hommes pour que la société fonctionne. Nous renvoyons pour cela à ce que dit l’auteure dans l’Epistre. En voulant écarter Folie de son pouvoir, Amour se fourvoie. En voulant laisser les femmes à l’écart de la Cité, les hommes se fourvoient. Le discours V du Débat permet le déplacement d’un problème individuel mythologique (querelle de préséance d’Amour et de Folie) à un questionnement politique et social.Labérappelle à ses lecteurs l’importance de l’humain (hommes et femmes) dans la société et par là illustre les propos politiques tenus dans l’Epistre.

Le rire est souvent lié au jeu, jeu de distanciation de l’énonciateur sur son propos, de l’auteur sur son œuvre. « Il manifeste que l’on ne se prend pas trop au sérieux, que l’on n’est pas affecté ou ennuyeux » 866 . Il est un discours plaisant : le rire est revendiqué et reconnu, par l’intermédiaire de la sentence finale de Jupiter qui reconnaît la complémentarité entre Folie et Amour mais aussi par sa valeur de décrispation du sage et du sérieux. Une page entière du Débat est consacrée à la défense de cet argument 867 . La poétique labéenne semble être alors une véritable poétique du plaisir, de l’abondance et de la variété. Le rire a pour véhicule principal le langage et la parole dans les œuvres humanistes, jusque dans la création des noms propres dans l’œuvre de Rabelais : il travaillait les étymons avec plaisir, donnant à ses héros les noms qui lui semblait au plus près de ce qu’ils étaient ou représentaient. Dans le cas de Rabelais, l’étymologie permet de créer librement une réalité à partir de ce qui existe en la rendant pleine de références et d’intertextes. Dans celui de Labé, elle permet la mise en place de l’existence auctoriale. Pour les deux auteurs, cela se fait dans un évident plaisir du langage, ayant notamment pour ambition de séduire le lecteur. Savoir et saveur semblent être synonymes, et le rire est non seulement un bon moyen d’apprendre mais aussi de prendre du plaisir à le faire. C’est la morale de la sentence finale du Débat, facétie impertinente qui renvoie le jugement de Jupiter à « trois fois sept fois neuf siecles » 868 , c’est-à-dire à dix-huit mille neuf cents ans.

Le plaisir du texte, comme saveur et comme savoir, un gai savoir, organise le Débat mais aussi les Elégies et les Sonnets : « Le plus grand plaisir qui soit apres amour, c’est d’en parler » nous dit Apollon dans le Débat, ce à quoi Rigolot ajoute : « Tel est bien le sujet du Banquet (Platon) et tel sera celui de la poésie amoureuse de Louise Labé » 869 . Le plaisir à la fois de dire l’amour et de la façon de le dire, l’utilisation du langage comme vecteur du plaisir d’amour, sont au cœur des Euvres, plaisir qui se lit dans le sonnet XVIII :

Ainsi meslans nos baisers tant heureus’ ‘ Jouissons nous l’un de l’autre à nostre aise… 870

Les allitérations ( association des liquides et des sifflantes) comme les assonances, qui forcent la bouche du lecteur à voix haute au susurrement et à la moue (les phonèmes qui résultent de l’association de deux voyelles – o, u, ou, au, eu – ou d’une voyelle et d’une consonne nasale, on, en, un, an, ain – étant majoritaires), insistent sur le plaisir transmis par le langage utilisé. Le verbe jouir, verbe du plaisir, est mis en évidence au début du vers, et ce plaisir, cette aise, passe par les lèvres, qu’elles transmettent baisers ou langage. Le sonnet XVIII participe de la subversion labéenne, du dévoiement des codes attendus du pétrarquisme dans une libération joyeuse et jouissive du discours amoureux, le tout participant d’une entreprise de séduction complice du lectorat.

On trouve varietas et copia, malgré la brevitas de l’ensemble,dans la production labéenne, comme on y trouve satire, burlesque, ironie et humour. La polymorphie des pièces répond à l’idée de variété nécessaire, de mélange harmonieux des genres mais en leur centre même pointent, à plusieurs reprises, ironie et satire. Dès l’Epistre, l’auteure espère conquérir son lectorat en le séduisant par l’intermédiaire du rire. C’est ce que relève Daniel Martin 871 dans la proposition faites aux femmes d’« eslever leurs esprits par dessus leurs quenoilles et fuseaus », afin de convaincre du bien-fondé de la revendication féministe. L’agencement de cette Epistre, en trois parties distinctes ayant chacune un objectif précis, permet non seulement à l’auteure de guider son lecteur où elle le désire mais aussi d’en faire un complice du programme humaniste des Euvres, évoqué déjà dans ce manifeste. Ne peut-on lire la première phrase du texte préfaciel comme une sorte de défi ironique lancé à la domination masculine : « Estant le tems venu, Madamoiselle, que les severes loix des hommes n’empeschent plus les femmes de s’appliquer aus sciences et disciplines… » 872  ? L’attaque est d’autant plus porteuse qu’elle semble s’en prendre à une situation qui n’existerait plus. Or, en 1555, « on accepte plus facilement d’une femme des beautés intellectuelles que des performances cérébrales » 873 et les femmes n’ont toujours pas accès à l’éducation, malgré le renouveau humaniste. Labé manie l’antiphrase ironique contre une société phallocentrée qui considère encore que la femme instruite est un danger pour la société « parce qu’elle pourrait se détourner de l’office domestique qui lui est assigné et mettre en péril par ses prétentions l’équilibre du cercle familial » 874 . Provocatrice et engagée, l’Epistre est bien un manifeste qui semble tempérer son propos par l’utilisation de l’antiphrase ou du conditionnel : « Si j’eusse esté tant favorisee des Cieus, que d’avoir l’esprit grand assez pour comprendre ce dont il ha ù envie, je servirois en cet endroit plus d’exemple que d’amonicion. » 875 . Mais que lire sinon une fausse modestie moqueuse envers les hommes, un exemple d’utilisation des armes de la domination contre les dominants ? On trouve la même utilisation de l’ironie dans le sonnet II : pour son premier sonnet français, l’auteure des Euvres a choisi un texte qui fonctionne sur la surprise et sur une série de vocatifs, type de composition fréquente dans la poésie pétrarquiste (on en trouve un exemple très probant dans divers sonnets des Amours de 1552 de Ronsard 876 ). La plainte lyrique est servie par l’apparence du cri, permise par l’utilisation sur dix vers de vocatifs. Nous ne reviendrons pas sur la polémique qui entoure ce sonnet, dont les quatrains sont repris tels quels dans le sonnet LV des Souspirs d’Olivier de Magny (ce qui a suscité plus d’un commentaire), mais nous attacherons à ce qu’en dit plus particulièrement Daniel Martin. Le critique relève le « caractère provocant du sonnet : il inverse la situation traditionnelle de la poésie amoureuse selon laquelle c’est l’amant qui fait l’éloge des beautés de la dame, mais encore il se joue de la structure conventionnelle du sonnet » 877 . En effet, dans sa composition, le sonnet II des Euvres se distingue de la structure habituelle (normale ?). « Louise Labé utilise tous les moyens pour dissocier les schémas d’agencement à l’œuvre dans un poème » 878 , c’est-à-dire les codes du genre du sonnet comme la disposition des rimes, au profit d’une syntaxe plus libre. « Symboliquement le sonnet II semble marqué par cette manifestation de liberté poétique, au seuil même du cycle des sonnets, une volonté d’appropriation par une voix féminine d’un modèle poétique rigoureusement codifié et consacré par l’usage masculin » 879 . Cependant, nulle présence claire du genre féminin n’est remarquable dans le sonnet jusqu’au vers 11, puisque la forme pronominale moy ne lève en aucun cas l’ambiguïté voulue par l’auteure :

‘ O pires maus contre moy destinez… 880

Il n’est pas clair du tout que ce moy soit une forme pronominale féminine, sinon selon le présupposé de lecture qui nous incite à associer tous les pronoms de première personne au nom litanique de l’auteure. « Il faut attendre le vers 11 et le terme “femmelle” placé à la rime pour que la voix qui se fait entendre dans ce sonnet se donne explicitement comme féminine » 881 , vers 11 qui se trouve, par ailleurs, être le premier qui ne soit pas sous le signe des vocatifs. Nous pensons, comme Daniel Martin, que l’ambiguïté demeure puisque « le sujet inédit du poème, entendons par là un “je” féminin, ne se dévoile qu’en s’objectivant, en se donnant comme objet du discours… » 882 . Le vers 11 ne lève donc que partiellement l’ambiguïté : un substantif de troisième personne n’est pas une revendication subjective.

‘ Tant de flambeaus pour ardre une femmelle ! 883

Cependant, nous n’adhérons pas à l’analyse qui est faite ensuite du terme femmelle, présenté par Martin comme un « diminutif » 884  : « Au sens de “petite femme” (glossaire de l’éd. Giudici, p.221) ou à la rigueur de “pauvre femme” (glossaire de l’éd. Rigolot, p.281). Le suffixe “-elle”, de sens diminutif, est bien attesté au XVIème siècle » 885 . Nous pensons comme Nicolas Ruwet et Chiara Sibona 886 que ce terme appartient au lexique de l’animalité et est utilisé en conscience par Labé. L’interprétation proposée est triviale. La trivialité implicite des Euvres labéennes les place dans une perspective de féminisme burlesque et satirique. Ce sonnet II est le premier en français, donc pouvant être directement mis en rapport avec la prose du Débat. Le terme « femmelle » désigne bien selon nous une femme dans un lexique volontairement animal. Le ton est ironique : à la série des vocatifs, lyriques dans les deux quatrains (lyrisme soutenu par les diverses répétitions harmonieuses, lexicales : vainement, mile ; ou sonores : les n des vers 3 et 4, les p des vers 5 et 6, les m des vers 7 et 8). Le rythme devient progressivement violent aux vers 9 et 10 (haletant, haché, dysharmonieux : les substantifs sont majoritairement monosyllabiques, et la seule allitération qui demeure est en r), comme s’il préparait un vers 11 qui joue et profite, cependant, de l’effet de surprise tout en étant implicitement attendu (c’est du moins ce qu’une relecture laisse apparaître). Dans sa construction, ce vers 11 est bâti de façon symétrique : à flambeaus répond femmelle, à tant répond une (tant de poètes hommes représentés par synecdoque, flambeaus de la poésie, notamment lyonnaise, dans les Escriz, pour une seule auteure, Louise Labé Lionnoise). Il y a accointance entre les deux substantifs mais décalage entre tant et une, décalage qui insiste sur le ridicule de la situation : tant d’armes déployées pour une seule femme, pire : une femmelle. Le terme est péjoratif et il est utilisé de manière ironique et subversive. En effet, si le terme « femelle » désigne aujourd’hui le sexe féminin d’une espèce dans le règne animal, dès le XVIème siècle, le terme est connoté du côté de l’animalité et de la dépréciation, notamment chez Rabelais comme chez Marot. Ce dernier l’utilise dans la quinzième élégie de l’Adolescence Clémentine pour s’en prendre à la « desloyalle Fumelle », pour « (a bon droit) rendre celle blasmée / Qu’a bien grand tort tu as tant estimée » 887 . Le terme ne peut être alors que péjoratif puisqu’il est associé à d’autres insultes destinées à l’ancienne amie, celle que loua la « Plume amoureuse », qui veut aujourd’hui « se venger » 888 . Elle est une « Garse fine », véritable « Medée et Circé » 889 . Le sonnet II des Euvres utilise ce terme non pas comme un diminutif mais au contraire comme une amplification burlesque, violente et péjorative. Le vocabulaire utilisé est celui de la chasse, même si elle est symbolique. Si, comme l’explique Martin les flambeaus présents ici ne peuvent se substituer aux rets du vers 7, qui pourraient servir à ardre le gibier, nous pensons comme Nicolas Ruwet 890 qu’ardre signifiant bien « brûler », rien de mieux que des flambeaus pour ardre une femmelle c’est-à-dire d’abord la chasser pour ensuite la brûler. Le point d’exclamation insiste sur le ridicule de la situation : le déploiement de flambeaus, au pluriel, et des diverses armes symboliques développées par un tu qui n’intervient qu’au vers 12 (physique avantageux ou manipulations amoureuses) sont retournées contre celui qui les a premièrement utilisées, par la pointe ironique du vers 11. Tout cet « attirail » est réduit à néant par l’utilisation ironique du terme animal et familier femmelle, au singulier,qui ridiculise le déploiement lyrique des dix vers précédents : en un seul vers, et qui plus est dans le premier sonnet français de son canzoniere, Labé semble faire déjà l’autocritique de sa propre plainte lyrique en plus de celle de l’entreprise de séduction masculine, tout en mettant en évidence la singularité de la voix femmelle face à la pluralité des voix masculines. Elle se sert pour cela du burlesque, comme dans le Débat de Folie et d’Amour.

Selon Martin, Le Débat est le texte « qui oppose le plus de résistance à l’exégèse. Sa forme de dialogue en prose, ayant pour cadre un Panthéon de fantaisie, déconcerte et semble peu en harmonie avec le reste de l’œuvre» 891 . Nous pensons comme Daniel Martin que le Débat est une des pièces les plus importantes des Euvres 892 , si ce n’est la plus importante : son côté théâtral et burlesque, sa poéticité, sa portée théorique, le placent au centre de la réflexion critique sur les Euvres et il est regrettable qu’il ait été exclu de plusieurs éditions. On ne peut comprendre les Elégies et les Sonnets sans le Débat, et réciproquement bien entendu.

Dans sa forme même, ce texte est hétérogène : dialogue théâtral jusqu’au discours V, il devient progressivement débat judiciaire. D’un comique subtil, la seule pièce fictionnelle en prose des Euvres, puisque l’Epistre en est le discours liminaire,est parfois burlesque parce qu’elle est basée sur le contraste entre le style relativement familier des dialogues échangés entre Folie et Amour, et le sujet traité, sujet mythologique et philosophique. Folie se rendant en retard au festin de Jupiter, est obsédée par le fait de passer devant Amour, « le fils de Venus, qui y va aussi tart » 893 qu’elle. Ils sont sur un pied d’égalité, mais dans la faute (celle du retard au banquet des Dieux). Dès sa première adresse au jeune dieu, Folie utilise un vocabulaire inadapté à un discours divin. Elle se sert d’une expression proverbiale : « Mais à Dieu te command’… » 894 . Renvoyant Amour à son ignorance, Folie enchaîne, sur un ton et dans un lexique burlesques et familiers : « Tu trionfes de dire. Ce n’est à moy à qui tu dois vendre tes coquilles » 895 . Il se plaint comme un enfant et pourtant utilise un lexique hautain et méprisant, ampoulé, ce qui le discrédite. Folie réaffirmera, par la voix de Mercure, sa défiance envers le discours hyperboliquement plaintif (celui du lyrisme ?) : « Folie (…) ne veut point que j’en dissimule rien : et ne vous en veut dire qu’un mot, sans art, sans fard et ornement quelconque » 896 . C’est là que réside tout le paradoxe des Euvres. Revendiquant un propos sans « ornement », le discours de Mercure manie cependant habilement art rhétorique et ornements du langage, ce que relève Christiane Lauvergnat-Gagnière 897 . Cette maîtrise rhétorique vient démentir la défiance première, affichée par la (jeune et pourtant bien ancienne) déesse, face au langage. Le paradoxe est celui des Euvres, et nous avons vu l’importance de ce titre, en apparence hétérogènes et en réalité harmonieuses. Labé écrit un débat philosophique sur l’Amour qui se présente comme une fable mythologique et utilise parfois satire et ironie. Le burlesque naît du contraste entre une bénigne querelle de préséance (qui se termine sur une vulgaire prise de mains, opposant deux personnages mythologiques s’exprimant, dans le dialogue théâtral, sur le mode comique) et les plaidoyers d’Apollon puis de Mercure qui en font une affaire d’état.

Dès le discours I, la querelle au ton burlesque fait glisser le lecteur vers une interprétation humoristique. Les dieux, notamment Folie, sont rabaissés par le vocabulaire même qu’ils emploient, ou par les comparaisons que se permet l’auteur, pratique chère à Lucien dans ses Dialogues ? Ainsi, dans le discours de Folie, Jupiter – et ses nombreuses aventures adultères – semble soudain bien humain. Si l’évocation de ses diverses métamorphoses est une référence ovidienne 898 , il n’en demeure pas moins qu’il s’agit pour l’auteure de faire descendre le dieu des dieux de son piédestal : certes il s’est transmué « en Cigne, en Taureau, en Or, en Aigle » par amour, mais cela l’a mis dans des situations périlleuses et cocasses, « en danger des plumassiers, des loups, des larrons et des chasseurs » 899 . Emprunt au Tiers Livre de Rabelais 900 , l’entreprise de démolition burlesque, de renversement de l’Olympe, se poursuit : Folie évoque l’aventure ridicule de Vénus piégée en flagrant délit d’adultère avec Mars 901  : « venir faire un povre mari cocu dedens son lit meme ». Le povre mari cocu est un dieu, Vulcain. On voit l’écart burlesque entre le sujet et la façon d’en parler. Sous l’humour pointe l’intertexte antique, celui des Métamorphoses 902 , des Héroïdes 903 ou de l’Odyssée 904 . Plus loin, rapprochant l’histoire d’Ulysse, personnage appartenant à l’épopée, de la conduite d’un amoureux quelconque aux actions risibles 905 , c’est-à-dire ramenant un Héros antique aux cadres familiers d’une histoire banale, d’une vulgaire intrigue amoureuse, Labé produit de nouveau un discours burlesque. L’Iliade et l’Enéide (dont l’auteure peut connaître la trame générale par l’intermédiaire des Héroïdes) sont quant à elles dépeintes comme des histoires d’amour un peu folles 906 car au fond c’est la leçon que nous devons peut-être retirer de ce Débat : l’Amour et la Folie, puisque l’un ne va pas sans l’autre, sont à l’origine de tout, au centre de tout et sont un TOUT.En effet, qu’on ne s’y trompe pas, l’auteure ne dévalorise rien ni personne. Elle semble juste dire sa volonté de voir le monde comme un Tout.

Tableau léger, à la fois satirique et réaliste, le Débat est sans doute le texte des Euvres le plus « drôle », à la fois populaire et humoristique, sous influence rabelaisienne. Or, Rabelais, comme Lucien, ont dissimulé derrière une apparence joviale et facétieuse, des idées souvent subversives. Labé, par l’intermédiaire des discours d’Apollon et de Mercure, trace des portraits satiriques, portraits de personnes etde mœurs, qui sont aussi des critiques sociales. Ce sont les « exemptés d’Amour », les amants cherchant à plaire, les femmes amoureuses, le sage et le fol, les « plaisantes amours villageoises » 907 . Ces portraits sont les représentations burlesques qui concentrent sans aucun doute les traits de satire les plus vifs du Débat. La caricature est souvent précise et incisive, comme dans le passage consacré au portrait du « Mysanthrope » 908 , qui ressemble étrangement au « sage » érasmien 909 en plus d’être un parent des « destituez d’Amour » de Bembo. Le personnagelabéen est infect. Rejoignant le registre rabelaisien, Louise Labé ne recule pas devant l’évocation des bruits (“le dormir accompagné de toux”), des odeurs (“sentant sa gresse fondue”), des “excremens”» 910 . Le misanthrope, comme le sage, est celui qui fait stagner le monde, qui n’entreprend rien, qui ne joint rien mais vit dans l’illusion catégorielle (chacun à sa place) : « Puisque le bon sens tient à l’expérience, l’honneur en doit-il venir au sage qui n’entreprend rien ? » 911 . Le parallèle entre le sage érasmien et la sage labéen est aisé : « Mettez moy au monde un homme totalement sage d’un côté, et un fol de l’autre : et prenez garde lequel sera plus estimé. Monsieur le sage atendra que lon le prie, et demeurera avec sa sagesse tout seul… » 912 . C’est cependant le sage qui provoque la rupture et la séparation, alors que le monde labéen se conçoit comme la réunion des contraires. Tout est joint, même la poésie et la prose, pourtant apparemment/normalement opposées. Tout est harmonieux, même dans la dysharmonie apparente des tons, des thèmes, des idées. Les influences rabelaisienne et érasmienne se retrouvent dans la morale de cette fable mythologique : « les opposés finissent par se rejoindre, s’unir, à l’image d’Amour et de Folie (…). Signe que le discours satirique, qui n’épargne ni le fol, ni le sage, n’est pas pour autant ici un discours d’exclusion : il est plutôt le reflet d’un réalisme pragmatique et lucide qui accepte le monde comme il va et les hommes comme ils sont » 913 , dans une perspective humaniste.

L’ironie contamine aussi le discours hyperbolique d’Apollon au tout début du cinquième mouvement du Débat, discours qui se sert abusivement des formulations bibliques d’ordre prophétique : « je voy en peu d’heure le Ciel en desordre, je voy les uns changer leurs cours… » 914 . L’exagération contraste avec la querelle opposant Amour et Folie (question de préséance au passage d’une porte). « D’autres procédés, utilisés ailleurs, permettent de mesurer la variété du talent de Louise Labé… » 915 nous dit Martin soulignant l’utilisation de l’humour dans le Débat, comme arme de conviction et de séduction du lectorat des Euvres. Si les Sonnets ont sans doute une portée satirique et ironique pour certains, ce que nous avons vu précédemment, c’est le Débat de Folie et d’Amour qui porte le plus grand potentiel burlesque, parce qu’il est le texte le plus humoristique de la production labéenne. L’auteure le place au début de ses Euvres et l’édition de 1556, par la graphie choisie, donne à cette première pièce une place conséquente dans l’économie du recueil, puisqu’il en occupe plus de la moitié de l’espace graphique, le reste se partageant entre l’Epistre, les vers, Elégies et Sonnets, les Escriz, et enfin le Privilège.

La prose labéenne est de l’ordre de la fable philosophique et la question de toute fable est sa morale. La morale du Débat mérite qu’on s’interroge : par une phrase de Jupiter, Folie et Amour sont liés l’un à l’autre de manière indissoluble. « Et guidera Folie l’aveugle Amour, et le conduira par tout ou bon lui semblera » 916 . L’ambiguïté de la proposition a été relevée par plusieurs critiques dont François Rigolot 917 . Le pronom lui nous laisse dans le flou : il peut désigner aussi bien l’une que l’autre. L’intérêt de l’ambiguïté est précisément d’en être une. Il n’est pas nécessaire de trancher quant au genre de ce lui. Il ne fait que renforcer la collusion – après la collision – totale des deux personnages, et des deux concepts : Amour est Folie et Folie est Amour. L’un ne va pas sans l’autre. Autre morale possible : Folie serait émancipatrice pour Amour. Elle l’émancipe de sa mère, Vénus, aux jupes encombrantes, figure féminine passive qui attend beaucoup de la domination masculine du patriarcat jupitérien. Elle l’émancipe de son aveuglement premier qui deviendrait, par l’intermédiaire du bandeau de Folie, une acuité, une faculté réellement divine à voir sans voir. Folie initie Amour à une connaissance de soi qui soit connaissance et reconnaissance d’autrui, et notamment de celle qui l’a aveuglé (de son savoir ?) et qu’il ignorait lors de leur rencontre. En connaissant Folie, Amour est aveugle, et paradoxalement devient alors clairvoyant, lui qui se croyait savant en ne la connaissant pas. « Son parcours initiatique passe par un nécessaire aveuglement, métaphore d’un retour sur soi indispensable à la connaissance de soi, et par la reconnaissance de Folie, force d’ouverture qui, désormais, loin de le maintenir dans une contemplation passive et immobile, sera son guide vers le monde extérieur » 918 .

Pas d’exclusion donc, dans le Débat de Folie et d’Amour et le titre même de la pièce suffit à nous en convaincre : les deux entités sont présentes. Si elles débattent, c’est sur un pied d’égalité, égalité assurée par l’utilisation de la conjonction de coordination. L’égalité est au cœur des Euvres. Suggérée dès l’Epistre, dans la quête émancipatrice des femmes mise en avant par le texte labéen, revendiquée dans le jugement de Jupiter en conclusion au Débat, soutenue par l’agencement de l’ensemble des pièces du recueil entre elles, elle est le point central du discours féministe labéen. La promotion sociale et littéraire des femmes ne se fera pour l’auteure des Euvres qu’en prenant en compte toute la diversité du monde rendue harmonieuse par l’intermédiaire de l’amour. « C’est véritablement une écriture gagnée par la folie que conçoit Louise Labéet qu’elle propose hardiment à ses contemporains » 919 . Elle est souvent le porte-parole du discours féministe et l’auteure sait habilement inverser les attentes : puisqu’on identifie généralement les femmes à la folie, notamment celles qui se piquent d’écrire et de vouloir égaler les hommes, autant utiliser cette déesse au bénéfice des droits des femmes. Cette subversion des codes masculins et de la norme androcentrée va se faire par un trouble identitaire de l’instance énonciative et l’utilisation de personae diverses permettant un jeu sur le je.

Notes
832.

Joachim DU BELLAY, Deffense et Illustration de la Langue Française in Les Regrets, op. cit., p. 203.

833.

Ibid., pp. 210 à 217.

834.

Ibid., p. 264.

835.

Peter BURKE, La Renaissance européenne, op. cit., p. 19.

836.

François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 27.

837.

Joachim DU BELLAY, Deffense et Illustration de la Langue Française in Les Regrets, op. cit., p. 205.

838.

Ibid., p. 210.

839.

Ibid., p. 212.

840.

Ibid., p. 214.

841.

Ibid., p. 227.

842.

Ibid., p. 228.

843.

Ibid., p. 273.

844.

Joachim DU BELLAY, Les Regrets, op. cit., p. 89.

845.

François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 242.

846.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 167.

847.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 26.

848.

Ibid., pp. 43-44.

849.

Marie-Dominique LEGRAND, Lire l’Humanisme, Avant-propos. Paris, Dunod, p. X.

850.

CASTIGLIONE, Le Livre du Courtisan, op. cit., extrait de la Présentation, p. XXVII.

851.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., pp. 58 à 61.

852.

Ibid., pp. 84 puis 88.

853.

RABELAIS, Œuvres Complètes, Gargantua, Paris, Le Seuil, 1973, p. 41.

854.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 52.

855.

Ibid.

856.

RABELAIS, Œuvres Complètes, Gargantua, op. cit., p. 42.

857.

Ibid.

858.

Ibid., p. 57.

859.

Ibid., p. 59.

860.

RABELAIS, Œuvres Complètes, Gargantua, op. cit., p. 57.

861.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 52.

862.

Ibid., p. 51.

863.

Ibid.

864.

Ibid., p. 50.

865.

Olivier HALEVY, Disposition des plaidoyers du discours V du Débat de Folie et d’Amour de Louise Labé, op. cit.

866.

CASTIGLIONE, Le Livre du Courtisan, op. cit., Présentation, p. XXVIII

867.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 89.

868.

Ibid., p. 103.

869.

Ibid., p. 76. La citation de François Rigolot est en note.

870.

Ibid., p. 131.

871.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’amante, op. cit., p. 40.

872.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 41.

873.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’amante, op. cit., p. 28.

874.

Ibid., p. 31.

875.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 41.

876.

RONSARD, Les Amours, op. cit., sonnet XLVI, p. 77 ; CXLV, p. 117.

877.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’amante, op.cit, p. 303 et 304.

878.

Ibid., p. 304.

879.

Ibid., pp. 304 et 305.

880.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 122.

881.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 305.

882.

Ibid.

883.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 122.

884.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 305.

885.

Ibid., note 153 de la page à consulter.

886.

Nicolas RUWET, Langage, Musique et poésie ( étude d’un sonnet de Louise Labé), Paris, Le Seuil, 1972, pp. 195-196 ; Chiara SIBONA, « Analyse sémiotique d'un texte de Louise Labé », Regards sur la sémiologie contemporaine, Université de Saint-Étienne, 1978, p. 155.

887.

Clément MAROT, Œuvres poétiques, tome I, édition Gérard DEFAUX, Classiques Garnier, Dunod, 1996, p. 256 :

Incontinent, desloyalle Fumelle,

Que j’auray faict, et escript ton Libelle…

888.

Ibid..

889.

Ibid., p. 257.

890.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 306, fin de la note 153.

891.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 49.

892.

Ibid.

893.

Ibid.

894.

Ibid, Rigolot explicite l’expression en note. Cela signifie : A Dieu vat !

895.

Ibid., p. 50. Rigolot explicite l’expression en note. Cela signifierait Tu es beau parleur ; ou bien raconter des sornettes. Folie démasque Amour : c’est un charlatan qui use de la rhétorique pour mieux tromper les gens.

896.

Ibid., p. 82.

897.

Christiane LAUVERGNAT-GAGNIÈRE, « La Rhétorique du Débat de Folie et d’Amour » in Les Voix du Lyrisme, op. cit., p. 63.

898.

OVIDE, Métamorphoses, op. cit., VI, 106-133, p. 195.

899.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 53.

900.

RABELAIS, Tiers Livre in Œuvres complètes, édition Guy DEMERSON, Paris, Le Seuil, 1973, chapitre 12, pp. 408-411.

901.

Ibid.

902.

OVIDE, Métamorphoses, op. cit., IV, 160-187, p. 139.

903.

Sous le titre d’Enéydes puis d’Epistres d’Ovide, Labé a sans doute connaissance d’au moins une traduction des Héroïdes, celle d’Octovien de Saint-Gelais, parues dès 1503, puis en 1509, chez Anthoine Vérard, à Paris, et qui contiennent l’Epistre de Penelopé à Ulisses.

904.

HOMERE, Odyssée, traduction Philippe JACCOTTET, Paris, La Découverte, 2000, chant VIII, pp. 124 à 139.

905.

Louise LABÉ Œuvres complètes, op. cit., p. 94.

906.

Ibid., p. 53.

907.

Ibid., pp. 65 à 102.

908.

Ibid., pp. 53-55.

909.

ERASME, Eloge de la Folie, op. cit., p. 34 : « Invitez un sage à dîner, il est votre trouble-fête par son morne silence ou ses dissertations assommantes. Conviez-le à danser, vous diriez que c’est un chameau qui se trémousse… ».

910.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 85.

911.

ERASME, Eloge de la Folie, op. cit., p. 36.

912.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 87.

913.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 87.

914.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 65.

915.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 82.

916.

Ibid., p. 103.

917.

En note, dans cette même page ; voir aussi François RIGOLOT, « Quel genre d’Amour pour Louise Labé ? » in Poétique 55, septembre 1983, pp. 303-317.

918.

Ibid., p. 73.

919.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 103.