A– « Je est un autre » 923

Comme l’écrit François Rigolot, reprenant en cela les travaux des historiens de la Renaissance (Burkhardt, Burke), « le développement de la conscience littéraire à la Renaissance se rattache à la question de l’émergence de l’individu à l’époque moderne, à l’évolution de la notion d’auteur depuis le Moyen-Age et à la naissance du personnage social de l’écrivain » 924 . Les Euvres de Louise Labé développent cette problématique de différentes façons. Il est difficile d’interroger la subjectivité d’une production de la Renaissance parce qu’il est difficile de définir l’expression de la subjectivité en littérature. Malgré quelques exceptions, le terme d’auteur semble inadéquat pour rendre compte de la production et de la transmission des œuvres avant la Renaissance. La situation commence à changer au XIVème siècle où certain-e-s auteur-e-s ont la volonté d’attribuer à un individu, alors sujet de sa production, l’œuvre littéraire ou poétique. Le développement de l’imprimerie va permettre à la subjectivité littéraire, en relation avec l’émergence du statut d’auteur, de se déployer : « Lorsque la civilisation du manuscrit s’efface progressivement devant celle de l’imprimé, un nouveau système de protection juridique se met en place -l’institution du privilège- qui favorise l’éveil d’une conscience du droit de propriété » 925 . Cette affirmation, discutable pour la plupart des œuvres imprimées de la Renaissance où le privilège est à l’imprimeur, s’applique aux Euvres de Louise Labé.

A la Renaissance, l’auteur-e- commence à exister, mais surtout à avoir conscience qu’il/elle existe. Il/elle est redevable en cela à l’humanisme et notamment à ses traités de pédagogie. L’éducation humaniste, qui se fonde sur la rhétorique et l’éthique en se préoccupant de leur maîtrise par un sujet, est le terme d’une pédagogie plus heuristique que didactique. La maîtrise de l’éloquence 926 nécessite et entraîne la prise de conscience que l’individu sujet peut avoir de lui-même et des autres. Si Labé ne peut en aucun cas avoir eu accès au collège de la Trinité, non-mixte, dirigé par Barthélemy Aneau, où se pratiquaient précisément ces arts rhétoriques, il semble cependant évident que l’auteure possède une connaissance certaine des théories poétiques, rhétoriques et pédagogiques de l’époque. Il n’est donc guère étonnant que Labé se serve de son œuvre pour exprimer sa subjectivité.

Cependant, lorsqu’un je s’exprime dans un texte du XVIème siècle, comme c’est la plupart du temps encore le cas au XXIème, ce n’est pas forcément l’auteur-e- qui parle, mais peut-être un personnage créé par lui-même pour le représenter dans le texte, une persona « c’est-à-dire une personnalité poétique cohérente » 927 qui lui permet à la fois d’être et de ne pas être dans le texte, d’y être représenté. Le recueil lyrique permet au je de l’auteure de se projeter dans diverses identités énonciatives mais toutes à la première personne, comme les facettes multiples d’un même sujet. On constate rapidement qu’il n’existe pas, dans les Euvres, de je réel puisque le je de l’Epistre participe déjà d’une mise en légende de l’auteure par elle-même. Le je lyrique est une représentation, sujet ou objet d’énoncé, présent quant à lui dans l’ensemble des Euvres poétiques : Elégies, Sonnets. Les deux propositions énonciatives entretiennent une perception légendaire de l’auteure des Euvres, confortée par un elle, parfois un tu, troisième personne présente dans le Privilège et les Escriz, discours tenu sur l’auteure en tant qu’être réel ou légendaire. La persona légendaire de l’auteure, conjonction du je/elle présenté comme non-fictionnel et du je/elle entièrement fictionnel, parcourt l’intégralité du recueil : le je épistolaire, auctorial, qui dédie l’œuvre est certes celui qui est au plus près de Labé, être réel, mais il participe déjà d’une poétique légendaire, et nous allons expliquer comment ; le je lyrique, notamment élégiaque, développe l’ambiguïté entre auteure et énonciateur poétique. L’énonciation est généralement prise en charge à la première personne du singulier (parfois du pluriel) dans les Euvres, sauf dans le Débat de Folie et d’Amour. Si le texte se présente comme une courte pièce de théâtre fabuleuse où s’expriment des personnages qui ont la particularité d’être des dieux et déesses : Folie, Amour, Jupiter, Venus, Mercure, Apollon, le je qui s’y exprime est entièrement fictionnel puisqu’il est l’expression de personnages, même si ceux-ci peuvent être les porte-paroles des idées de l’auteure. Le je lyrique est plus problématique.

Dans l’Epistre, les Elégies, et les Sonnets, deux je cohabitent et sont responsables de l’identification complète d’une auteure à ses Euvres, dont le résultat préjudiciable a été la critique exclusivement biographique de la production labéenne et son utilisation ensuite comme modèle de l’ « écriture féminine ». Deux personae vont s’exprimer au travers d’un seul je, confondues avec le sujet Labé, auteure des Euvres, ce qui est le propre de la persona lyrique : « Ce qui caractérise la poésie lyrique, c’est donc moins une vocation épidictique ou expressive, ou une thématique, qu’un mode d’énonciation, une adresse lyrique susceptible de plusieurs modalités, étagées comme le sont les styles et les sujets divers qui relèvent du lyrisme » 928 . L’énonciation lyrique labéenne développe cependant une particularité :« The speaker in Louise Labé’s poetry is never named, but is always referred to as Je » souligne Andrea Chan 929 . L’absence de nomination du je lorsqu’il est lyrique et sa surnomination lorsqu’il est censé être l’expression directe de l’auteure, crée la confusion. Le je poétique des Elégies et des Sonnets ne porte jamais de nom, mais on l’identifie implicitement au je de l’Epistre, celui qui ouvre les Euvres et revendique (ou dont on revendique) à plusieurs reprises son (le) nom dans le paratexte : Louize Labé Lionnoize. La confusion augmente d’autant que ce je est associé dans l’esprit du lecteur à une femme réelle, une auteure. Le trouble ressenti devant des textes qui répondent à la codification pétrarquiste de la plainte amoureuse et de l’éloge de l’aimée, objet du discours, mais « au féminin » ne doit pas cependant nous faire oublier que dans la poésie de Pétrarque déjà, deux je coexistent, le je passé qui a vécu l’histoire d’amour et le je présent, revenu, dans une perspective contradictoire, de ses erreurs de jeunesse et cependant nostalgique du temps révolu. Le je présent est sujet de l’énonciation quand le je passé en est l’objet. Dans la première élégie des Euvres, la première apparition du je se fait par l’intermédiaire de possessifs de la première personne :

‘ Au tems qu’Amour, d’hommes et Dieus vainqueur,’ ‘ Faisoit bruler de sa flamme mon cœur, ’ ‘ En embrasant de sa cruelle rage’ ‘ Mon sang, mes os, mon esprit et courage… 930

Le sujet de la première proposition lyrique des Euvres est Amour, et le je lyrique est l’objet de sa rage, une rage qui s’en prend à la personne tout entière : cœur, sang, os, esprit, courage : le je est décrit comme un être physique, fait de chair, de sang et d’os, et comme une âme, un esprit et un cœur (courage). D’une part cette définition incite le lecteur à relier implicitement ce je objet et l’auteure qu’il vient de quitter dans le titre du Débat, répétant lui-même celui de la signature de l’Epistre et celui de la page de titre ; d’autre part, la juxtaposition et la coordination expriment dès ce vers 4 de la première élégie la mise sur le même plan (égalité) par Labé du corps et de l’esprit qui constituent l’être dans son intégrité, intégrité revendiquée dans le discours liminaire des Euvres : « Mais ayant passé partie de ma jeunesse à l’exercice de la Musique, et ce qui m’a resté de tems l’ayant trouvé court pour la rudesse de mon entendement, et ne pouvant de moymesme satisfaire au bon vouloir que je porte à notre sexe, de le voir non en beauté seulement mais en science et vertu passer ou egaler les hommes… ». Dans la première élégie, le je exprimé comme objet est celui du passé, comme dans l’Epistre (« ce n’est qu’une ombre du passé qui nous abuse et trompe… » 931 ). Le nous devient, au présent, sujet : « Mais quand il avient que mettons par escrit nos concepcions… » 932 . On retrouve la même perspective dans les vers de la première élégie :

‘ Mais meintenant que sa fureur divine’ ‘ Remplit d’ardeur ma hardie poitrine,’ ‘ Chanter me fait 933

L’acte lyrique semble simultané à sa lecture, comme si nous assistions à une véritable profération. L’intertexte induit par les Lauriers vers du vers 7 de la même élégie est double : on peut y lire une évocation de la lyre antique mais aussi du pétrarquisme (les lauriers et Laure). Le je devient sujet au vers 23:

‘ Je sen desja un piteus souvenir’ ‘ Qui me contreint la larme à l’œil venir…934

Le je lyrique est celui qui ressent (sen) plus qu’il ne pense, celui qui se remémore la douleur pour la vivre une seconde fois. La plainte lyrique (souvenir/larme), élégiaque, est toujours orientée vers un destinataire selon le modèle épistolaire des Héroïdes (évoquées au vers 15 dans l’Amour Lesbienne). Les Elégies servent aussi à identifier l’auteure à sa ville, par les références aux Dames, qui renvoient implicitement à celles de l’Epistre. Le vingt-quatrième et dernier sonnet des Euvres reprend cette adresse aux Dames des élégies I et III (dans l’élégie III, il est précisé qu’elles sont lionnoises et que le je lui-même, exprimé au tu, est lionnoise, au vers 47) :

‘ Ne reprenez, Dames, si j’ay aimé… 935

Il y a progression dans l’évocation : le je est ici sujet de l’Amour. La troisième élégie a permis cette progressive évolution du statut du je, incapable, au tout début de la première élégie, d’écrire cet amour en tant que sujet :

‘ Quand vous lirez, ô Dames Lionnoises,’ ‘ Ces miens escrits pleins d’amoureuses noises… 936

Si le sujet de l’action est pris en charge ici par les Dames Lionnoises, c’est leur statut de lectrices qui est en question. Le je est évoqué par l’intermédiaire de ses escrits. Il y a donc transformation de la douleur d’amour par l’écriture, transformation d’un je, malmené, en un je sujet d’écriture (le possessif miens en dit long sur la revendication de propriété). L’amour n’est plus évoqué ici que comme objet de l’écrit. Il est convoqué sous la forme adjectivale en expansion du nom escrits, terme le plus important du groupe nominal (ces miens escrits pleins d’amoureuses noises). Le sonnet XXIV s’achève sur un renversement : l’amour est devenu objet de l’action dont je est sujet. On peut donc lire l’ensemble lyrique des Euvres comme un parcours d’affirmation et de réalisation du je sujet. Tout cela participe de la mise en légende de l’auteure Louise Labé.

Quelle est la place de la persona d’auteure dans les Euvres ? Il s’agit d’observer la place occupée par le nom d’auteure (complètement absent de la partie lyrique du recueil) dans l’économie de la production labéenne. Dans l’Epistre, le je qui s’exprime est Louise Labé. Le texte est signé et daté : « De Lion, ce 24 juillet 1555, votre humble amie Louïze Labé » 937 . L’adresse en tête de l’Epistre : « A M.C.D.B.L. » 938 , mérite commentaire. Le jeu sur les initiales, fréquent dans les écrits de la Renaissance mais constant dans les Euvres, sollicite l’interrogation. Il semblerait que soit mise en place une véritable stratégie relativement large d’exclusion des noms qui ne sont pas celui de l’auteure. Le terme de « Lionnoize » revient quatre fois accolé au nom de l’auteure dans le corpus labéen, une fois dans le Privilège, et trois fois dans les Escriz (sonnet III, puis vers 309 et 651 de l’ode XXIV) d’où son importance, celle de prononcer ce nom dans son intégralité allitérative. Si elle n’est pas explicitement dite lionnoise, la Louïze Labé des Escriz est associée cinq fois à sa ville par l’évocation soit des deux fleuves, soit du mont Fourvière, trois éléments importants caractéristiques de la cité de l’auteure (sonnet X, vers 63 et 64 de l’épître XV, vers XI de l’ode XIX et vers 156-157, puis 443-447 de l’ode XXIV). Le je auctorial de l’Epistre participe déjà de la légende. Labé choisit son nom d’auteure, qui n’est pas le nom de son état civil, mais, comme le soulignent la plupart des critiques, un nom signifiant pour diverses raisons : il n’est ni le nom du père, ni celui de l’époux, il est connu à Lyon puisqu’il représente l’entreprise de cordes familiale. C’est une raison économique, un nom publicitaire, un moyen de reconnaissance, d’autant plus que la proximité de la rue Belle-Cordière et de l’habitation de Labé joue le rôle de tremplin à la légende de l’auteure lyonnaise. Ce nom est signifiant en latin (De Aloysae Labaeae Osculis 939 ) mais aussi en français : paronymie de Louise avec LOUER et les mots de sa famille ; Louise Labé Lyonnaise présente la vertu phonique d’une allitération liquide très satisfaisante pour la lyrique renaissante ; Louise Labé permet l’anagramme – attribuée, grâce à la devise DEVOIR DE VOIR, à Claude de Taillemont – Belle à Soy 940 . L’Epistre, « vestibule initiatique » 941 de l’œuvre labéenne, ne se contente pas d’être un texte de dédicace, mais elle est un lieu de conditionnement du lecteur à ce qui va suivre. Reprenant la tradition renaissante du discours préfaciel, Labé accorde une place de choix à la captatio benevolentiae. La préface du Courtisan, notamment, semble avoir durablement influencé l’écriture des Euvres. En effet, Castiglione évoque dès les premières pages de sa Dédicace la situation qui l’a poussé à faire imprimer son ouvrage : des personnes de qualité, et notamment, « Madame Vittoria dalla Colonna » 942 , à qui il avait prêté son manuscrit, ont eu en tête de faire imprimer son ouvrage sans qu’il puisse en contrôler l’impression. On trouve le même argument dans l’Epistre : si l’auteure fait publier ses Euvres, c’est qu’on (des hommes, sans doute : « quelcuns de mes amis » 943 ) l’y a poussée. La situation est cependant inversée : pour Castiglione, c’est une femme qui est à l’origine du discours. La captatio est un principe de rédaction des dédicaces de la Renaissance. Selon Rigolot, cependant, l’auteure, en tant que femme, ne peut prétendre à la même fausse modestie que ses confrères. Elle doit développer une rhétorique de l’humilité qui soit propre au sexe social qu’elle représente, d’autant plus dans un texte qui se présente comme un manifeste féministe. « On assisterait alors à la mise en place de dispositifs stratégiques propres aux femmes écrivains lorsque, pour présenter leurs écrits, celles-ci doivent aller au-devant des idées reçues et rassurer un public par nature méfiant au sujet de leur propre moralité. De ce point de vue, la préface serait un genre codé différemment selon le sexe de l’auteur » 944 . S’il semble certain que les femmes qui décident, à la Renaissance, de faire publier leurs œuvres littéraires ou poétiques sont suspectes aux yeux de l’opinion publique, il convient cependant de nuancer le propos. Il est en effet étonnant qu’une pratique si susceptible de susciter le scandale n’ait en rien empêché Jean de Tournes de publier, entre 1543 et 1556, plusieurs femmes qui écrivent ou ont écrit, de Du Guillet à Labé, en passant par Marguerite de Navarre 945 . Evidemment, en 1555, Du Guillet est morte et Marguerite de Navarre est reine, ce qui les préserve de la censure. Notons que le père de Clémence de Bourges, notable lyonnais, aurait de toute évidence refusé pour sa fille une dédicace qui l’aurait socialement gêné. A Lyon, il n’était apparemment pas si choquant que cela qu’une femme écrive et soit publiée. Retenons en tout cas que Labé existe dans l’espace graphique très rapidement quand sa dédicataire, victime de ses initiales, est réduite au rôle de caution sociale, presque absente textuellement. Si elle veut un jour exister, elle doit tirer leçon de la préface qui lui est adressée : écrire elle-même son œuvre propre. Labé affiche une posture de pionnière.

La distinction entre l’Epistre (où s’exprime « directement » l’auteure) et le Débat ne se fait pas graphiquement dans l’édition de 1556, la prose utilisant dans son ensemble les mêmes caractères d’imprimerie, les lettres romaines, ce qui renforce l’impression de continuité etincite le lecteur à considérer la prose comme fait essentiel de l’auteure qui vient directement de s’exprimer. Le début de l’œuvre fictive est annoncé par un titre significatif :

DEBAT DE FOLIE

ET D’AMOUR

PAR

LOUÏZE LABE’

LIONNOIZE.

On constate plusieurs choses : d’une part la mise en évidence de Folie (première expansion du nom), dont semble prioritairement parler le Débat, puis d’Amour (deuxième expansion du nom coordonnée), ainsi que la mise sur le même plan des deux termes en bout de ligne (confortée par l’utilisation de la conjonction de coordination) ; d’autre part la présence d’un groupe Louïze Labé (avec un problème de mise d’accent sur le e final, présent dès la page de titre des Euvres, peut-être dû à une déficience des presses de Tournes, peut-être dû à une mise en scène du nom d’auteure) ; enfin la mise en évidence de Lionnoize. Dans Louïze, il y a LOUE, dans Labe’ Lionnoize, si on reprend l’accentuation par défaut des presses de Tournes, il y a un lien phonique, déjà perceptible lorsque on prononce l’intégralité de l’appellation à voix haute, souligné par l’accent « apostrophique » : La bel(le) lionnoize. Les Escriz vont d’ailleurs habilement jouer avec ce nom qui porte une grande responsabilité dans la construction de la légende labéenne. De plus, il n’y a pas de triangle inversé en présentation graphique comme cela est de coutume dans les impressions d’œuvres de la Renaissance : la disposition doit donc avoir un sens.

Le début de l’œuvre lyrique est annoncée quant à elle par le passage à l’italique, uniquement, qui signifie bien que c’est de la poésie, et que le je qui va s’y exprimer est une représentation poétique. La graphie utilisée, la présence (et s’il est présent sa disposition) ou l’absence du nom de l’auteure, au début ou à la fin de chaque pièce (fictionnelle ou non-fictionnelle) des Euvres, sont souvent significatives. On constate ainsi que ce nom sert d’écrin aux Euvres à proprement parler, puisqu’il apparaît dans le titre du Débat puis après le sonnet XXIV du canzoniere labéen. L’Epistre est revendiquée par l’auteure comme texte non-fictionnel puisqu’elle la signe et la date. Cette revendication donne à ce texte une dimension politique et théorique d’importance. Les Escriz semblent avoir quant à eux un statut à part entière.

Dans la page de titre apparaissent, trois parties distinctes, que nous reproduisons ici :

EUVRES

LOUÏZE LABE

LIONNOIZE

C’est la triple allitération du nom d’auteure qu’il faut de nouveau souligner mais aussi la revendication d’une complétude des écrits (Euvres) alliée à l’appartenance à la cité lyonnaise. Nous avons déjà relevé l’importance de l’onomastique à la Renaissance. Cette triple allitération du nom de l’auteure ne peut être un hasard. Alors que la langue courante n’accorde au nom propre que la valeur de dénotation, l’onomastique labéenne réinvestit de sens la dénomination, comme dans la tradition hébraïque qui donne au nom une densité exégétique. « Le nom qui désigne le Moi ou l’Autre idéalisé se cherche dans une immortalité dans et par le texte » 946  : c’est en partie le dessein de Labé que de porter la confusion dans les esprits entre le je auctorial réel et un je fictionnel, persona d’auteure bâtie pièce par pièce. La triple allitération, les liens phoniques induits, la portée référentielle de ce nom s’accentue par la mise en parallèle du titre des Euvres et des Escriz qui viennent les clore, du premier sonnet intitulé Aus poëtes de Louize Labé jusqu’à la longue ode de fin qui occupe à elle seule autant de vers que le canzoniere labéen, en passant par l’épigramme XIII, au centre de cette partie (comme le treizième sonnet des Euvres), attribué à Marot, ce qui semble contestable, sur l’indice de la proximité thématique d’un texte adressé par celui-ci à deux jeunes lyonnais, vers 1536, dont l’un est sans doute Antoine Du Moulin, et où il était question de « louer Louise » 947 . Le cénacle lettré qui entoure la publication des Euvres ne peut être exclu de l’approche critique du texte labéen, nous y reviendrons. Marie Madeleine Fontaine remet en question la participation de Du Moulin et de Marot à ce cénacle 948 . Elle se fonde pour cela sur un fait conjugué à une hypothèse : le fait est celui des dates de décès des deux poètes cités, 1544 pour Marot, 1551 pour Du Moulin ; l’hypothèse est celle d’une écriture par improvisation des Euvres. Cela lui permet d’affirmer que Labé, ayant écrit au fil de la plume, ne peut avoir concerté l’agencement de ses pièces les unes avec les autres pour constituer une œuvre cohérente, et n’a donc pas fait de choix, bien antérieur à la publication, dans un corpus de textes plus larges. Elle n’a donc pas écrit bien avant de publier, et il ne peut ainsi y avoir de lien avec Marot (très présent à Lyon) ou Du Moulin (très actif chez Tournes). C’est une hypothèse séduisante mais qui oublie (volontairement ?) de tenir compte de la structure des Euvres, du Privilège, du contexte lyonnais et de la possibilité pour Du Moulin d’avoir connu Labé avant 1551. Si nous écartons Marot, en tant qu’auteur, nous sommes obligée de reconnaître une parenté voulue et sollicitée par les Escriz entre Labé et son illustre prédécesseur.

Mise en scène et représentation du je auctorial à la troisième personne, les Escriz insistent à plusieurs reprises sur la parenté entre Louise Labé et Sappho, parenté due aux Elégies, dans et par lesquelles le je lyrique affirme son attachement à la poésie lesbienne, mais aussi due à la mise en scène d’un je labéen légendaire, celui capable de se servir de la « harpe Methimnoise » 949 , comme cela est précisé dans l’ode XXIV des Escriz. Bien entendu, le sonnet le plus significatif de cette parenté est le sonnet XVIII, sonnet des « baisers », inspiré sans doute en partie du texte de Catulle adressé à Lesbie 950 , qui met en scène un je lyrique déjà écho de celui de la première élégie 951 , pour les lecteurs attentifs et cultivés de 1555, qui joue sur les référents antiques. Comme l’a montré Rigolot 952 , Labé connaît probablement Sappho par l’intermédiaire de l’édition de Catulle de 1554, assurée par Marc-Antoine Muret. Par une coïncidence intéressante, LESBIE et LouISE LaBE ont plus d’une lettre en commun, ce qui encourage d’autant plus à lire dans le je auctorial une persona de je lyrique, ce qui participe de la mise en légende de l’auteure.

Notes
923.

Arthur RIMBAUD, Œuvres complètes, Correspondance, Lettre à Georges Izambard, Gallimard NRF, Bibliothèque de la Pléiade, p. 249.

924.

François RIGOLOT, Poésie et renaissance, op. cit., p. 67.

925.

Ibid., p. 68.

926.

Voir pour cela : RABELAIS, Gargantua, op. cit., p. 80 à p.84, sur l’éducation du jeune géant ; ERASME, Savoir-Vivre à l’Usage des Enfants, Paris, Arléa, 1999 ; ou encore le Formulaire du collège de la Trinité de Barthélemy ANEAU in Brigitte BIOT, Barthélemy Aneau, régent de la Renaissance lyonnaise, op. cit., pp. 457 à 461.

927.

François RIGOLOT, Poésie et renaissance, op. cit., p. 78.

928.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 21.

929.

Andrea CHAN, « Petrarchism and neoplatonisme in Louise Labé’s concept of happiness » in Australian Journal of French Studies, XIV, part 5, septembre-décembre, 1977, p. 214.

930.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 107.

931.

Ibid., p. 42.

932.

Ibid.

933.

Ibid., p. 107.

934.

Ibid., p. 108.

935.

Ibid., p. 134.

936.

Ibid., p. 115.

937.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 43.

938.

Ibid., p.41.

939.

Ibid., p. 143.

940.

Ibid., p. 149.

941.

Gérard GENETTE, Palimpsestes, Paris, Le Seuil, 1982, p. 9. RIGOLOT, en collaboration avec Kirk D. READ, souligne l’importance du paratexte des Euvres et notamment de l’Epistre, en se fondant sur les travaux de GENETTE, dans un article : « Discours liminaire et identité littéraire » in Versants, Prologues au XVIème siècle, A La Baconnière, n°15, 1989, p. 75 à 98.

942.

CASTIGLIONE, Le Livre du Courtisan, op. cit., p. 8.

943.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 43.

944.

François RIGOLOT, en collaboration avec Kirk D. READ, « Discours liminaire et identité littéraire » in Versants, Prologues au XVIème siècle, op. cit., p. 76.

945.

Alfred CARTIER, Bibliographie des éditions de Tournes, op. cit.

946.

François RIGOLOT, Poétique et Onomastique, op. cit., p. 17.

947.

Pour un résumé clair de cet épisode troublant de la légende labéenne, voir Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., pp. 60 et 61.

948.

Marie Madeleine FONTAINE, Louise Labé et son entourage, op. cit.

949.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 200.

950.

CATULLE, Poésies, op. cit., pp. 4-5.

951.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 107 : référence y est faite à l’Amour Lesbienne.

952.

François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., pp. 43 à 46.