B- La légende et ses mythologies.

« Fille de Venus et de Mars, c’est tout naturellement que Louise a un double destin amoureux et guerrier » 953 , souligne Daniel Martin. La dimension légendaire labéenne va jouer constamment sur la confusion induite par la structure même des Euvres, entre le je auctorial et le je de l’amante élégiaque et lyrique. Comme le résume Madeleine Lazard 954 , reprenant en cela ce que la plupart des critiques ont mainte fois relevé, Louise Labé est identifiée par ses propres textes et le paratexte des Escriz, notamment l’ode XXIV, à la fille de Vénus et de Mars. La première raison est le lieu de sa naissance, non loin du Forum Veneris, sur la colline de Fourvière, dont le nom, croyait-on, venait de l’expression « Mont de Vénus » : le destin de Labé est lié à celui de sa ville natale, par l’intermédiaire d’un texte poétique fictionnel qui participe de la légende. Nous ne nous perdrons pas en conjonctures astrologiques pour définir le mois de naissance de Labé d’après un texte dont la valeur est sans doute davantage poétique et symbolique que biographique. Il est cependant judicieux de noter que l’attribution de naissance divine à l’auteure des Euvres, implicite dès la première élégie (vers 7 à 15 particulièrement),est faite à la toute fin du recueil par un poète anonyme qui en chante les louanges (dans le contexte des Escriz qui sont probablement un ensemble de cautions à la publication de l’ouvrage), ce qui incite à une relecture de l’ensemble du recueil. Labé est une femme et elle se doit par conséquent, on l’a déjà dit, à une forme de modestie silencieuse dont les Euvres sont la plus évidente transgression. Par conséquent, la construction d’une persona d’auteure, en plus d’une persona élégiaque et lyrique (amante fictive mise en scène et s’énonçant/étant évoquée respectivement aux première et troisième personnes) est une nécessité pour se dissimuler et se disculper aux yeux du lectorat renaissant en tant que femme qui a osé prendre la parole.

Dans le corps poétique des Euvres, la persona d’auteure, Louise Labé, va jouer de différentes personae lyriquespour se projeter et se représenter dans le texte, notamment par l’intermédiaire de la mythologie. « Cette polyphonie énonciative, cette aptitude du je à se situer dans la perspective d’autres je, ou à instaurer une situation énonciative particulière, qui sollicite et suscite des adresses, absentes, fictives, transcendantes, est fondée, dans la poétique de la première Renaissance, héritée des néoplatoniciens, sur une conception particulière du poète, élu des dieux, donc communiquant avec l’au-delà… » 955 . Une parenté divine est attribuée à Labé pour accentuer la dimension légendaire de son existence et de ses écrits. Elle se l’attribue en partie elle-même par l’intermédiaire du je fictif, incarné en diverses personae, dans les Elégies.

‘ Paris ayma Oenone ardammant’ ‘ Mais son amour ne dura longuement’ ‘Medee fut aymee de Jason…956

La référence antique est limpide : il s’agit d’une évocation des Héroïdes d’Ovide, sans doute dans la traduction d’Octovien de Saint-Gelais, qui contiennent des lettres de ces deux héroïnes délaissées destinées à leurs amants volages 957 . Le je lyrique est identifié à Sappho, à Sémiramis, aux héroïnes guerrières de l’Orlando Furioso de l’Arioste. Les Escriz reprennent ces identifications et l’ensemble des mythes mis en scène dans la production proprement labéenne, selon le principe de symétrie cher aux Euvres. L’ode XXIV enrichit la construction légendaire. Dame Louïze Labé, Lionnoize (on retrouve ici la triple allitération significative) y est comparée de nouveau à Sémiramis :

‘ Ainsi que Semiramide… 958

ou encore à Penthasilee, à Sappho, à la pucelle Lionnoize, sorte de nouvelle Jeanne d’Arc. Tout collabore à faire de l’auteure Louise Labé une légende d’elle-même.

« La mythologie est un des éléments les plus riches du tissu poétique à la Renaissance. Elle s’y affirme comme le miroir où se reflète une façon de sentir propre à chaque écrivain » 959 . Elle permet aussi aux auteur-e-s renaissant-e-s de s’incarner, en tant que personnages de leurs propres œuvres, par l’intermédiaire de figures mythiques valorisantes, d’Hercule à Ulysse. Du Bellay choisit au moins une fois de s’incarner en Ulysse et Ronsard à plusieurs reprises choisit de s’identifier à Orphée, dans une perspective de mythologie projective 960  : elle permet de se projeter dans « un matériau qui, parce qu’il est collectif, semblera acceptable et à l’abri de la censure » 961 . Le mythe est catachrétique et d’autant plus, selon François Rigolot, pour une femme qui écrit car « il peut servir à désigner précisément ce qui ne pouvait être dit d’aucune autre façon » 962 . Labé va utiliser des mythes qui dominent la pensée humaniste du XVIème siècle : Sappho, Orphée, Vénus, Diane, Apollon, Mercure, Pallas, Arachné, Folie et bien sûr Amour ; auxquels elle va ajouter d’autres figures plus particulières à son œuvre et à son dessein.

« Au moment où Louise parachevait son recueil, plusieurs fragments importants de la poésie de Sappho étaient publiés, commentés, et suscitaient une vive activité humaniste. A Bâle paraissait le traité Du Sublime de Longin en grec. L’édition princeps procurée par Fr.Robertello, en août 1554, contenait la fameuse “Ode à l’Aimé(e)”. Elle fut publiée par Muret [dans son édition de Catulle], en octobre. Le succès fut tel qu’Henri Estienne décida de l’inclure dans la réédition de son recueil des odes d’Anacréon, en 1556, où figuraient déjà deux poèmes de Sappho, l’Ode à Aphrodite et la strophe sur la solitude de minuit. La redécouverte de la poétesse grecque en Europe devait ensuite, jusqu’à la fin du siècle, susciter imitations, traduction et échos divers, en particulier chez les écrivains de la Pléiade » 963 . Le parallèle entre la poète de Mytilène, plus légendaire que réelle, et Louise Labé, est d’une importance décisive. Elle permet l’identification entre la première femme à avoir écrit et la nouvelle, la lyonnaise. L’auteure fait d’ailleurs rapidement allusion à Sappho, dans le Débat, dans une liste d’ « excellens Poëtes » où la légende se mêle sans contrainte ni tabou à l’histoire : « Orphee, Musee, Homere, Line, Alcee et Sapphon, et autres Poëtes et Filozofes » 964 . Par la voix d’Apollon s’entremêlent les mythes, les légendes et la réalité des écrits antiques. Le « e », dont nous avons montré qu’il portait le féminin grammatical et dans l’inconscient collectif la marque du féminin social, est récurrent dans cette liste pour marquer des mots, noms propres grecs, qui ne sont pourtant pas féminins. Le seul nom qui représente une femme porte la terminaison « on », et se distingue ainsi des autres noms de la liste. La filiation et l’attachement de Labé à Sappho sont clairs : ils entrent dans une logique de récupération par les femmes de prérogatives dites « masculines », savoir, génie, courage, engagement. Dès le début de la première élégie, nous l’avons dit, le lyrisme des Euvres est placé sous la triple domination ovidienne, catullienne et sapphique :

‘ Il m’a donné la lyre, qui les vers,’ ‘ Souloit chanter de l’Amour Lesbienne… 965

Lyre, vers, chanter : il s’agit bien d’une œuvre lyrique placée sous la domination d’une Amour : Lesbienne (de Sappho et d’Ovide, en référence aux Héroïdes ; de Catulle, en référence à Lesbie). La phrase du Débat citée ci-dessus fait plus encore : elle met sur le même plan Orphée et Sappho, l’un au début l’autre à la fin de la phrase, mais en inversant leur perception. Orphée, un homme, porte la marque grammaticale du féminin. Sappho, une femme, se trouve mise en évidence parce qu’elle ne la porte pas. L’ode grecque, qui ouvre les Escriz des poètes en louange à l’auteure des Euvres, établit le parallèle entre Labé et Sappho, afin de célébrer celle qui donne une nouvelle voix à la poète de l’Antiquité grecque. « Louise Labé est intimement associée au phénomène culturel qu’a été la redécouverte des textes de Sappho au XVIème siècle » 966 . Or, Sappho incarnait aux yeux des écrivains de la Renaissance non seulement une des premières poètes de l’humanité, une illustre ancêtre grecque ayant inspiré Ovide et Catulle, mais aussi celle qui, en tant que femme, avait su incarner des vertus dans le sens étymologique de virtus, des qualités « que l’on croyait seuls les hommes capables de posséder » 967 . Sans doute que l’intérêt marqué de Labé pour Sappho a plusieurs explications : premièrement, l’illustre devancière ne pouvait que fasciner l’auteure féministe des Euvres, deuxièmement le caractère « viril » de la poète de Lesbos devait encourager la réflexion labéenne sur la place de la parole des femmes dans une société d’hommes, enfin elle permettait de lier Louise Labé à « l’activité humaniste qui se déployait (…) autour des fragments retrouvés(…) de la poésie sapphique… » 968 . Sappho non seulement justifie l’existence des Euvres en tant que devancière antique mais encore justifie la gloire labéenne, clairement briguée dans l’Epistre sous couvert de fausse modestie à la fois féminine et d’auteure : « non dédaigner la gloire » 969 . Daniel Martin 970 signale par ailleurs que c’est par l’intermédiaire de son talent littéraire que Sappho est mise en scène dans les Héroïdes, talent qui lui permet d’affirmer son nom. Ovide lui permet de « revendiquer la gloire liée à son nom (…) Tout le texte d’Ovide joue sur cette relation ambiguë entre une persona d’amante poétesse et un personnage historique auquel elle se réfère sans totalement coïncider avec lui » 971 . Daniel Martin relève ici une ambiguïté qu’on peut légitimement attribuer à Labé et ses diverses personae dont elle joue comme de masques, comme de travestissements. Elle fonde elle-même sa légende sur la confusion de ses personae énonciatives. En effet, si Labé, comme Sappho, s’affiche comme auteure en divers points stratégiques du texte qu’elle produit (titre, Epistre, Escriz, fin des Euvres), en faisant « ressasser son nom par le paratexte du volume » 972 , c’est aussi comme personnage légendaire que les hommages des vingt-quatre pièces qui viennent clore le recueil la consacrent : « la persona d’auteur, Louïze Labé Lionnoize, paraît prédisposée à prendre une dimension fabuleuse (…) le nom est une manière de pseudonyme » 973 mais un pseudonyme signifiant afin de marquer sa personnalité d’auteure. Se travestir donc, se dissimuler derrière des personae qui justifient l’autorisation de parler et d’écrire pour celles qui doivent normalement se taire, afin d’afficher un signe de reconnaissance par le nom qui donne à l’identité une démesure légendaire, est une nécessité pour Labé. Elle se pare ainsi de sa propre réussite intellectuelle en faisant mine de se cacher : « se cacher, ou plutôt feindre de se cacher, sous le nom de Labé, c’est s’afficher comme femme devenue écrivain dans un milieu où la plupart des femmes ne savent pas lire » 974 . Pour s’afficher, il faut être accompagnée lorsqu’on est une femme : « pource que les femmes ne se montrent volontiers en publiq seules » 975 , d’où non seulement la nécessité de la dédicace et des Escriz qui célèbrent celle qui écrit et sa légende déjà fondée, mais aussi d’une mythologie « virile » qui lie le je lyrique à une confusion des genres, à la fois grammaticaux et sociaux.

Le motif de la femme guerrière est récurrent. C’est tout d’abord celui de Diane. Sœur d’Apollon dans la mythologie grecque, armée d’un arc et de flèches, cette déesse ambivalente possède, comme son frère, le pouvoir de faire naître des épidémies provoquant la mort soudaine parmi les mortels, mais possède aussi le don de guérir. Elle est la protectrice des jeunes animaux mais s’adonne à la chasse aux cerfs avec délice. Elle a reçu plusieurs dons de son père, dont ceux de pouvoir porter la lumière et de posséder une éternelle virginité. Dans les Escriz, les textes en italien jouent sur le prénom Louise, Luisa et sa proximité phonique avec luce, lumière ou clarté 976 . Diane est souvent associée à la Lune et autre détail important de son mythe, elle ne doit pas être regardée (c’est ce dont fut puni Actéon parce qu’il avait osé regarder la déesse se baigner dans un torrent), ce qui la rapproche de la Gorgone Méduse à laquelle les Escriz font référence, notamment par l‘intermédiaire du sonnet VI attribué à Claude de Taillemont 977 . Selon Graves, l’arc d’argent de Diane « représentait la nouvelle lune » et le trèfle élu comme nourriture des biches de la déesse serait le symbole de la Trinité, « Artémis étant encore un nom de la Triple-déesse-lune » 978 . Labé et Diane sont identifiées l’une à l’autre dans les Escriz, notamment dans la sixième (+ 3) strophe de l’ode latine 979 .

‘ Fulgore lucentem Dianam… 980

Le mythe de Diane permet donc à Labé de se projeter dans plusieurs représentations symboliques d’elle-même. Phébé, la lune, est évoquée dans la seconde élégie 981 , puis de façon plus significative au sonnet XV, sorte de souhait de la persona d’amante lyrique de voir le printemps/le matin/le soleil venir non seulement éveiller la nature mais aussi son propre être, dans un monde mythologique :

‘ Les Nynfes ja en mile jeus s’esbatent’ ‘ Au cler de Lune, et dansans l’herbe abatent… 982

Les nynfes du cler de Lune sont une allusion directe à la déesse vierge et à son entourage. Les sonnets suivants parsèment des évocations implicites de Diane, comme le sonnet XVI où la légende des Parthes est rappelée sous l’égide de la Seur de Phebus, c’est-à-dire la Lune. Ces guerriers, lorsqu’ils battaient en retraite, avaient l’habitude de se retourner pour décocher leurs dernières flèches à leurs ennemis. Le sonnet suivant plante un décor propice à l’évocation de Diane et la persona lyrique qui s’y exprime recherche clairement l’identification avec la déesse sauvage dont le mythe veut qu’elle ait préféré la Nature à la ville :

‘ Je fuis la vile, et temples, et tous lieus…983

afin de se cacher, dans un vers qui est la reprise d’un motif pétrarquien :

‘ Des bois espais sui le plus solitaire…984

Enfin, le sonnet XIX peut être appelé le « sonnet de Diane », puisqu’il est celui où le nom de la déesse apparaît enfin, répété par deux fois, au premier et au second quatrain. Ces vers obligent à une relecture des précédents cités car les Nynfes y sont de nouveau évoquées, ainsi que l’espesseur d’un bois qui nous ramène au sonnet XVII. De plus, si la persona lyrique s’identifie ici à une des nymphes de l’entourage de Diane 985  :

‘ Et me voyant sans arc et sans carquois,’ ‘ Qu’as tu trouvé, o compagne, en ta voye,’ ‘ Qui de ton arc et flesches ait fait proye ?’

C’est la légende des Parthes qui est rappelée par l’intermédiaire du dernier tercet du texte : battant en retraite devant la proye potentielle qu’elle devait abattre, la persona lyrique est passée de chasseuse à chassée, de bourreau à victime, par un système de retournement et d’inversion des perspectives :

‘ Je m’animay, respons je, à un passant,’ ‘ Et lui getay en vain toutes mes flesches’ ‘ Et l’arc apres : mais lui les ramassant’ ‘ Et les tirant me fit cent et cent bresches.986

Elle possédait un pouvoir mais c’était un pouvoir vain quand le passant a su retourner l’arme contre celle qui le chassait. En cela, la persona lyrique est proche du personnage d’Amour dans le Débat, se croyant investi d’un pouvoir qu’il « voit » subverti et détourné par Folie. Le bourreau devient victime, et réciproquement. Notons dans ces vers l’abondance des coordinations mais aussi le passage d’un je sujet actif à un me objet passif. Le principe d’identification et de projection dans des personae légendaires ou mythiques par le je lyrique des Euvres est révélateur du dessein politique des Euvres. Le point commun de ces mythes – Diane, Sappho, Sémiramis, Bradamante, Marphise – que nous allons maintenant évoqués, est le fait que ce sont des femmes aux qualités « viriles » non-négligeables, des guerrières parfois, qui ont su prendre leur pouvoir aux hommes (même si la situation est parfois difficilement tenable au point d’être blessée de cent et cent bresches 987  : peut-on lire ici une discrète évocation de l’hécatombe à Diane ?), qui ont su les égaler, voire les dépasser, sorte de légendes vivantes du féminisme tel que doit le concevoir l’auteure Louise Labé. Même dans la situation paradoxale du sonnet XIX, le féminisme n’est pas loin. Masques ou mises en scène héroïques du je, ces figures légendaires permettent une lecture allégoriques des vers labéens. Le sujet lyrique s’y compare à des héroïnes et cela lui permet d’inverser les valeurs habituelles, où un je féminin se doit d’être en position d’objet et non de sujet, et de s’affirmer en possession de qualités viriles.

Le je élégiaque se compare ainsi aux héroïnes de l’Arioste, et ce dès la seconde élégie, pourtant souvent citée comme « autobiographique », ou comme le « journal d’une âme » :

‘ Non seulement en France sui flatee,’ ‘ Et beaucoup plus, que ne veus, exaltee.’ ‘ La terre aussi que Calpe et Pyrenee’ ‘ Avec la mer tiennent environnee… 988

Dans cette phrase d’autopromotion complice avec le lecteur cultivé de la Renaissance, le je élégiaque joue de l’ironie : la mise entre virgules du que ne veus semble souligner le caractère antiphrastique de ce vers. De plus, ces vers sont une référence directe à l’Orlando Furioso, notamment à l’épisode où Bradamante, « la plus hardie des guerrières du camp de Charlemagne » affronte l’Hippogriffe, « au sommet des Pyrénées d’où l’on peut voir, quand le temps n’est pas sombre, la France et l’Espagne et les deux mers » 989 . Cette héroïne, appelée aussi l’ « amazone » par l’Arioste, fille de sire Aymon, est la cousine de Roland, auquel elle est promise. Cependant, elle est amoureuse d’un autre héros, Roger, auquel elle reste inébranlablement fidèle, et possède en cela les qualités de l’amante parfaite, alliant à cela la force et l’adresse virile, à l’opposé donc de la « féminité » essentialiste. Voilà qui doit nous inciter à relire la seconde élégie des Euvres dans le contexte de la chevalerie fabuleuse. De plus, cette Bradamante peut être considérée, tout comme Marphise, sœur de Roger, comme une figure de l’androgyne platonicien, puisqu’elle incarne de façon légendaire, toutes les qualités attribuées normalement à l’un ou l’autre sexe/genre, de façon exclusive. Une nouvelle allusion est faite aux légendes du texte de l’Arioste dans l’élégie suivante, lui donnant un caractère épique, aux vers 41 et 42 : trois noms sont cités, Bradamante, Marphise, Roger, qui doivent servir d’indices pour le lectorat renaissant. « L’image de la guerrière complète le portrait de l’amante en mettant en valeur des perfections essentiellement masculines » 990 .

Sorte de clin d’œil érudit à ses lecteurs, Labé construit sa légende sur des référents intertextuels mais aussi paratextuels puisque les Escriz vont reprendre cette dimension légendaire « virile ». L’ode XXIV, notamment, associe Louise Labé (le nom est ici complet, Des Louenges de Dame Louïze Labé, Lionnoize, et prend par conséquent toute sa force de nom légendaire après vingt-trois pièces qui ont servi sans cesse à le rappeler) à une forte guerriere, à Penthasilee, et même à Achile et Hector 991  :elle est, toute armee, l’image même des héroïnes mythiques, de l’Iliade à Roland Furieux. L’écho avec les élégies se fait plus prononcé encore dans l’ensemble des strophes VIII(Ou comme Penthasilee) 992 , IX et X de la dernière pièce du recueil des Euvres, notamment avec les vers 37 à 40 de la seconde élégie :

‘ Qui m’ust vù lors en armes fiere aller,’ ‘ Porter la lance et bois faire voler,’ ‘ Le devoir faire en l’estour furieux,’ ‘ Piquer, volter le cheval glorieus… 993

Il s’agit de présenter : pour l’élégie III une persona lyrique mythique ; pour l’ode XXIV une nouvelle reine des Amazones. Les deux pièces font référence au Roland Furieux dont un passage met en scène une joute entre Bradamante et plusieurs guerriers qu’elle désarçonne tous 994 .

Rigolot lit, dans ces évocations de femmes légendaires, le désir de s’inscrire « dans la tradition qui, d’Ovide à Boccace et de Boccace à Christine de Pizan, retrace les faits et gestes des cleres femmes de l’Antiquité pour l’édification de leurs parentes modernes » 995 . Nous y voyons aussi une mise en scène légendaire de son propre moi, par l’auteure, sous la forme de divers je, de diverses personae, jouant de la confusion et de l’identification entre Louise Labé, auteure des Euvres et la persona légendaire mise en scène dans le texte de ces Euvres, comme l’explique Nathalie Dauvois : « La poésie lyrique se caractérise par la façon même dont elle représente son procès d’énonciation, dont elle se donne comme proférée pro persona sua » 996 .

Un autre personnage légendaire revient à plusieurs reprises dans les Euvres, celui de Sémiramis. Reine de Babylone, elle fut ravagée par Amour en s’éprenant follement de son propre fils. Si c’est dans cette tradition qu’est évoquée l’héroïne, c’est d’abord par l’intermédiaire de son caractère viril et de ses faits d’armes que la première élégie nous la présente :

‘ Semiramis, Royne tant renommee,’ ‘ Qui mit en route avecques son armee’ ‘ Les noirs squadrons des Ethiopiens,’ ‘ Et en montrant louable exemple aus siens’ ‘ Faisoit couler de son furieus branc’ ‘ Des ennemis les plus braves le sang… 997

L’identification est claire : elle est une dame de renom. Le personnage intéresse l’auteure des Euvres sans doute pour sa qualité martiale, qu’elle évoque au vers 77 (mot répété au vers 87), et son cœur viril du vers 85. Ce sont ces qualités que reprendront les Escriz en associant le je légendaire auctorial à cette « reine des Assyriens » comme la nomme Boccace dans le second chapitre du De Claris Mulieribus 998 , texte paru à Berne en 1539 et imprimé en français chez Roville en 1551. Le vice de l’inceste auquel succomba Sémiramis, effroyable pour Boccace, annule selon lui tous ses exploits précédents. Christine de Pizan, bien plus indulgente, est pleine d’admiration pour cette conquérante orientale, et c’est sans doute cette double référence à la conquête et à l’orient qui intéresse Louise Labé. Dans l’ode latine, les Arabumque succos (boissons sucrées orientales), métaphore du pléonasme des baisers labéens, ne feraient-ils pas déjà référence à cet Orient qu’on retrouve dans la ballade italienne attribuée à Luigi Alamanni ou à Gabriel Syméoni ?

‘ Gli odorosi Sabei, gli Arabi honori…999

Enfin, dans le système de symétrie et d’échos propre aux Euvres, c’est l’ode XXIV qui vient, une fois encore, nous rappeler à la fin du recueil, la parenté, glorieuse et virile, entre Louïze Labé Lionnoize et Sémiramis, qui démentit la Nature et le sexe femenin et hazarda à l’aventure, courant furieuse en armes 1000 .

La mythologie virile symbolisée par ces personae de femmes guerrières, dans lesquelles le je des Euvres se projette, permet non seulement à l’auteure de créer une complicité entre elle et son lecteur érudit de la Renaissance, mais aussi de remettre en cause l’ordre patriarcal, la distinction des sexes en genres et en comportements sociaux attendus, prenant pour cela appui sur les modèles d’Ovide, de Boccace, de Pizan. Se dépeignant dans l’élégie II, et dans un contexte mythologique de femmes légendaires virilisées, « en brodeuse puis en guerrière, l’amante combine des activités illustrant de façon exemplaire la répartition des tâches entre les sexes – et cela même si les modèles guerriers invoqués sont des personnages féminins. Ainsi apparaît le postulat d’une nature parfaite alliant l’habilité féminine à la vaillance masculine : dualité qui rappelle l’androgynie latente dans la représentation de Sémiramis » 1001 .

La virilité affichée des mythes utilisés par Labé, « chargée de connotations valorisantes qui la rendent subtilement subversive » 1002 , lui permet de bâtir sa propre légende, tout en servant son propos politique, de sa naissance en fille de Vénus et de Mars, sœur de Cupidon, à sa perception en tant qu’auteure en adoratrice de Minerve et de Diane :

‘  La forte Tritonienne,’ ‘ Fille du Dieu Candien,’ ‘ Et la vierge Ortygienne,’ ‘ Seur du beau Dieu Cynthien,’ ‘ Sont les seules Deesses’ ‘ Où j’ay mis tout mon desir,’ ‘ Et que je sù pour maitresses’ ‘ Des mon enfance choisir… 1003

Sous l’égide de dieux et de déesses diverses (mais dont les principaux sont Vénus, Mars, Diane, Mercure, Minerve, Apollon, Jupiter), comme il est dit dans le Débat, dans les Elégies, dans les Sonnets puis dans les Escriz, le je légendaire labéen, qui joue sur la confusion entre le nom de l’auteure et la persona du même nom mise en scène dans les vers de louange à sa gloire, apparaît au centre d’une constellation étrange, où l’histoire et le mythe s’entremêlent. Il y a une volonté non dissimulée d’assurer la postérité de Labé et de ses Euvres par une mythification de son nom d’auteure, identique à celle de la plupart des auteur-e-s de la Renaissance.

Notes
953.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 463.

954.

Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., pp. 39 à 53.

955.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 45.

956.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 117.

957.

Les Vingt et une Epistres d’Ovide translatée de Latin en Francoys, par reverend pere en dieu monseigneur l’Evesque d’Angoulesme, Paris, chez Nicolas Du Chemin, à l’enseigne du Gryphon D’argent, en 1503 puis une réédition est datée de 1546. Cette traduction des Héroïdes estassurée par Octovien de Saint-Gelais. Il en existe une édition de 1509, chez Anthoine Vérard, à Paris.

958.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 181.

959.

François RIGOLOT, Louise Labé lyonnaise ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 28.

960.

Voir pour cela Eva KUSHNER, « Le Personnage d’Orphée chez Ronsard » in Lumière de la Pléiade, Paris, Vrin, 1966, p. 277, citée par François RIGOLOT dans le même ouvrage qu’à la note précédente.

961.

François RIGOLOT, Louise Labé lyonnaise ou la Renaissance au féminin, op. cit., p.28.

962.

Ibid., p.29.

963.

Madeleine LAZARD, Louise Labé, op. cit., p.112.

964.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p.77.

965.

Ibid., p.107.

966.

François RIGOLOT, Louise Labé lyonnaise ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 31.

967.

Ibid., p. 37.

968.

Ibid., p. 46.

969.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 41.

970.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 177.

971.

Ibid.

972.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 182.

973.

Ibid.

974.

Ibid., pp. 183 et 184.

975.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 43.

976.

Ibid., p. 158, balade italienne.

977.

Ibid., sonnet VI attribué à Claude de Taillemont, p. 149.

978.

Robert GRAVES, Les Mythes grecs, op. cit., pp. 73 à 75.

979.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 144.

980.

Ibid., p. 144. La traduction par François RIGOLOT suit le texte.

981.

Ibid., p. 112, vers 50.

982.

Ibid., p. 129, premier tercet.

983.

Ibid., p. 130, premier vers.

984.

Ibid., vers 10 du sonnet XVII.

985.

Ibid., pp. 131 et 132 pour le sonnet XIX.

986.

Ibid., p. 132.

987.

Ibid., même sonnet, dernier vers.

988.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., pp. 112 et 113, vers 61 à 64 de la seconde élégie.

989.

ARIOSTE, Roland Furieux, édition Italo Calvino, GF-Flammarion, Paris, 1982, pp. 46 à 49.

990.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 192.

991.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., pp. 182 et 183.

992.

Ibid., p. 182.

993.

Ibid., p. 116.

994.

ARIOSTE, Roland Furieux, édition Italo Calvino, op. cit., p. 292.

995.

François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 176.

996.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 86.

997.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., pp. 108 et 109.

998.

BOCCACE, Des dames de renom, op. cit., p. 22, dans l’édition de Roville.

999.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 158. La traduction est assurée par François RIGOLOT : Sur celles de Saba, l’Arabie réputée…

1000.

Ibid., p. 181.

1001.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 190.

1002.

Ibid..

1003.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 188.