II.1.3 : le mythe L.L.L

L’auteure des Euvres a voulu que son nom demeure à la postérité en tissant autour d’elle et de son œuvre une toile énonciative où les je énonciatifs jouent sur la confusion entre fable et réalité. En cela, elle reprend une tradition poétique renaissante qui fait de figures mythologiques les modèles exemplaires de la projection identitaire. Comme le relève Nathalie Dauvois 1026 , il n’est pas rare de voir Ronsard ou Du Bellay définir leur je lyrique en le comparant à des héros épiques ou tragiques (ceux notamment de la mythologie homérique). Ronsard fait référence à cet arrière-plan mythologique notamment dans les Amours de 1552, en l’évoquant dès le sonnet IV: « Je suis ce Chorébe » 1027 . Il se compare à Ulysse au sonnet XLIV 1028 , à Thésée au sonnet CXXXV 1029 , se plaçant délibérément et à plusieurs reprises sous l’influence directe d’Homère 1030  :

‘ Les vers d’Homere entreluz d’avanture,’ ‘ Soit par destin, par rencontre, ou par sort,’ ‘ En ma faveur chantent tous d’un accord’ ‘ La garison du tourment que j’endure.’

Cela participe du processus d’héroïsation du sujet lyrique, processus que l’on retrouve bien évidemment dans les Euvres, ce en quoi elles ne sont absolument pas spécifiques. Le sujet lyrique à la Renaissance, période d’éveil de la notion de « poète-auteur » et de revendication du sujet, est à la fois lui-même et à la fois un autre, jouant plusieurs rôles parfois dans le même recueil, voire dans le même poème 1031 . Le sujet lyrique devient donc, paradoxalement, l’objet d’une représentation identitaire. Le poète, dont l’existence sociale est alors pertinente, possède une énonciation double, à la fois sujet et objet de son livre, qui, lui-même, devient parfois l’une de ses incarnations. Le je lyrique oscille entre un je auctorial avoué et un je universel abstrait.

Mise en scène à plusieurs voix d’une poétique personnelle, le recours aux personae à la Renaissance permet aussi l’auto mythification. En effet, la poétique de la Renaissance se nourrit de fables et de mythes, de « feintes » c’est-à-dire de fictions, comme le je auctorial se nourrit de personae légendaires en vue d’une mythification personnelle. Labé, comme ses contemporains et confrères, parfois consœurs, a pris conscience de son projet littéraire. Elle a compris par exemple que donner l’illusion de s’effacer derrière une confusion énonciative et un brouillage identitaire peut servir à la fois son projet personnel et son dessein communautaire.

L’Epistre (discours de l’auteure) et les Escriz (discours sur l’auteure) participent de cette mise en scène qui correspond sans doute à l’existence d’un cénacle lettré lyonnais ayant servi Labé et dont Labé s’est servi pour la promotion de ses Euvres et de son nom.Nous essaierons de démêler les interférences du cénacle lyonnais qui entourent la production, l’impression, la promotion et la diffusion des Euvres, en en voyant les principaux acteurs,et nous nous interrogerons sur les explications possibles de cette mythification du nom de Labé et de ses œuvres, gardant toujours en tête le dessein à la fois poétique et politique labéen.

Notes
1026.

Nathalie DAUVOIS, Le Sujet lyrique à la Renaissance, op. cit., p. 44.

1027.

RONSARD, Les Amours (1552), op. cit., p. 60.

1028.

Ibid., p. 76.

1029.

Ibid., p. 113.

1030.

Ibid., sonnet XV, p. 65. Les vers cités à la suite de l’appel de note sont extraits quant à eux du sonnet CLXVI, p. 125.

1031.

Je renvoie pour cela de nouveau à la lecture du travail de Nathalie DAUVOIS, op. cit., p. 15.