B- Des parallélismes

L’Epistre à « M.C.D.B.L » place d’emblée le texte des Euvres dans son ensemble dans une perspective de glorification du nom de son auteure. En effet, texte liminaire à la production labéenne, il en porte les caractéristiques mais se dégage insidieusement de la topique attendue. Louise Labé a choisi de se présenter au seuil de son ouvrage comme parée de son nom, ce nom tant mis en évidence sur la page de titre du volume des Euvres, ce nom qui affiche son origine sociale (attaché au florissant commerce de cordes de son père puis de son mari, sans doute réputé à Lyon dans le monde des artisans-commerçants) ainsi que son origine géographique (Lionnoize). Pseudonyme de l’ordre du « déguisement ostentatoire » 1066 , le nom sous lequel l’auteure décide de faire publier est révélateur de sa volonté d’afficher une réussite intellectuelle d’autant plus spectaculaire qu’elle touche une personne d’une classe sociale inférieure. Née dans un milieu d’artisans, aisé mais peu cultivé, épouse d’un homme apparemment illettré, « Louise Labé est la seule femme poète et de basse condition qu’ait connu le XVIème siècle français » 1067 . Face à une dédicataire réduite à ses initiales (dont la dernière rappelle une fois encore l’origine géographique commune avec l’auteure), Louise Labé inscrit son nom aux points les plus stratégiques du recueil des Euvres dans la page de titre, à la fin de l’Epistre (signée de Votre humble amie, Louïze Labé) ; dans le titre du Débat ; à la fin du cycle des sonnets (qui vient aussi conclure l’ensemble du recueil : fin des Euvres de Louïze Labé Lionnoize, et qui nous rappelle par la même occasion que le corpus labéen contient trois parties formant un tout ) ; dans le titre du poème liminaire de la collection d’hommages, le titre même de ces Escriz (de divers poëtes à la louange de Louïze Labé Lionnoize) puis décliné dans divers textes de ce dernier ensemble, y compris sous forme d’initiales ou d’anagrammes ; enfin dans le Privilège adjoint aux Euvres.

Le titre de cette Epistre renvoie à une pratique relativement courante de dissimulation énigmatique d’un nom derrière une série d’initiales. Cette pratique, ainsi que celle des devises « nominales », encore plus courante, mérite attention. On en trouve régulièrement des exemples dans les textes publiés en France et notamment à Lyon : dès 1545, les épitaphes adjointes aux Rymes de Pernette Du Guillet, composées par M. SC. et D.V.Z (Maurice Scève et De Vauzelles) en sont un, mais aussi le Sonet d’une noble et excellente Dame Lyonnoise signé P.B.M., attribué à Philibert de Bugnyon, avocat, publié sans date précise mais dont les Erotasmes de Phidie et Gelasine paraissent en 1557 chez Temporal, à Lyon. Enfin, paraît en 1596 un texte relativement énigmatique, signé LE DELPHYEN (A.M.), intitulé Deffense en faveur des dames de Lyon, avec un bref discours de l’excellence et beauté de la femme, publié à Lyon chez Pierre Michel, et qui se clôt sur deux sonnets, l’un Au seigneur A.F., malcontent de sa maistresse, l’autre A.M.D.L.G.S.D.M.L.D.D. (on voit l’ampleur du travail de déchiffrement qui reste à faire).

L’utilisation par Louise Labé d’initiales pour désigner sa dédicataire est problématique : si cette Epistre doit permettre à Labé d’éviter de se montrer « en publiq » seule, et d’acquérir par l’intermédiaire de cette jeune fille lettrée, de bonne réputation, d’un rang social nettement plus élevé que l’auteure, admirée à Lyon (Taillemont l’a célébrée dans un poème figurant dans son recueil La Tricarite, publié en 1556 1068 ), pourquoi la dissimuler ? Si elle l’a « choisie » pour lui « servir de guide », comme elle le dit à la fin de son Epistre, pourquoi cache-t-elle son nom derrière des initiales alors qu’elle-même ne cesse de s’afficher en tant qu’auteure ? C’est une manière pour Louise Labé d‘afficher habilement sa propre gloire, celle d’une femme sans doute de condition sociale inférieure mais qui s’est rendue supérieure (« en tel degré ») en mettant « ses concepcions par escrit, le faire songneusement et non dédaigner la gloire » 1069 . La pratique littéraire sert de promotion sociale et d’une remise en cause des hiérarchies figées : elle est en cela particulièrement subversive. Si l’on observe plus attentivement encore cette Epistre on constate qu’elle est organisée en trois parties distinctes. L’auteure utilise trois pronoms majoritaires, je, vous, et leur association nous. Cependant, si Clémence de Bourges est censée servir de guide, c’est Labé se considère comme l’égale de la jeune noble (« Pource nous faut il animer l’une l’autre à si louable entreprise »), voire lui donne des conseils (« ne devez esloigner ni espargner votre esprit… »), puis se prétend son mentor en littérature (« pour aquerir cet honneur que les lettres et sciences ont acoutumé porter aus personnes qui les suyvent »). S’agit-il pour Labé de se trouver une caution sociale ou bien de donner à la publication de ses Euvres un caractère d’exemplarité tout en affectant subtilement l’humilité attendue de tout discours préfaciel ? Comme cela est convenu, Labé dénigre son ouvrage, en se servant notamment pour cela du lexique architectural : « ce mien euvre rude et mal bati » 1070 . On constate rapidement qu’au-delà de la dépréciation convenue, Labé revendique sa propriété par l’intermédiaire du déterminant possessif. De plus, l’ensemble des Euvres vient contredire cette affirmation. Tout le discours de l’Epistre paraît dès lors biaisé et stratégique : elle parle de la « honte » qui pourrait provenir de cette publication, et pourtant a demandé en son nom un privilège au roi. Elle affirme que ce sont ses amis qui l’ont poussée à cette publication et qu’elle les a menacés « de leur faire boire la moitié de la honte qui en proviendroit », et rappelle qu’on croit aisément « ceus qui nous louent » : l’écho avec les Escriz, et notamment leur poème liminaire, est limpide. Enfin, ne doit-on lire dans les derniers mots de la dédicace une pointe ironique, lorsque l’auteure renvoie sa dédicataire à son statut : « vous inciter et faire venir envie en voyant ce mien euvre rude et mal bati, d’en mettre en lumiere un autre qui soit mieus limé et de meilleure grace ». Elle semble ainsi dire à la jeune Clémence qu’il s’agit maintenant de faire mieux que ses Euvres, si cela est possible.

A l’Epistre, texte de promotion de l’auteure des Euvres par elle-même,correspondent les Escriz qui utilisent le même principe d’initiales, en dédicace ou en signature, et dont les thématiques sont en écho constant avec l’ensemble de la production labéenne. Si l’Epistre sert à la fois de discours préfaciel (dont on a vu la portée stratégique) et de manifeste à la fois politique et poétique (puisque Louise Labé semble y définir son approche de l’écriture 1071 ), les Escriz ont eux-aussi un double rôle, tout aussi ambigu. Caution littéraire de la publication, ensemble de textes aux divers auteurs, cet hommage s’inscrit dans une stratégie globale des Euvres. Ils ont une fonction d’échos mais aussi de promotion de l’auteure. A un discours de l’auteure sur son texte et sur elle-même, correspond un discours sur l’auteure (davantage que sur ses Euvres) par d’autres poètes. Sont-ils tous des hommes ? Nous pouvons le supposer. Cela participe d’un écho à l’Epistre autour de l’émulation possible entre sexes permise par l’accès des femmes au savoir (« les hommes mettront plus de peine et d’estude aus sciences vertueuses »). S’ils semblent être forcés à la pluralité face à l’unicité de Labé, et tenus à la gageure de répondre au présupposé de la perfection des Euvres par un ensemble hétérogène de textes poétiques de louange et de mythification, ils ne sont pas tous voués à l’anonymat. Même si les noms disparaissent (dans une large stratégie d’exclusion des noms qui ne sont pas celui de Louïze Labé Lionnoize), cela se fait au profit de devises qui révèlent, paradoxalement, des identités souvent prestigieuses (notamment celle de Scève). La pratique des devises est courante à la Renaissance : elles recèlent parfois des anagrammes qui renseignent sur le nom de l’auteur-e-. C’est le cas par exemple de celle qui figure en seconde signature du Sonet d’une noble et excellente Dame Lyonnoise qu’on peut attribuer à Philibert de Bugnyon : « Il y gipt un bonheur ». Cette particularité n’existe pas dans les Escriz, mais l’utilisation d’initiales ou de devises est problématique : si l’on veut afficher l’ampleur d’une caution littéraire fait de noms prestigieux, pourquoi dissimuler les auteurs qui ont participé à l’hommage derrière des initiales ou des devises ?Pourquoi dissimuler la présence de Maurice Scève, de Claude de Taillemont, d’Antoine Fumée, de Magny ? Louise Labé y gagne la promotion de son nom, et de son nom seul. Le sonnet III, celui attribué à Maurice Scève, est révélateur : non seulement le texte est présenté comme un remerciement (« en grace de ») du plus connu des poètes lyonnais, mais encore c’est un sonnet, genre peu pratiqué par Scève et beaucoup par Labé (elle vient même de montrer sa virtuose maîtrise de la forme en vingt-quatre pièces) qui se clôt sur le nom de celle qu’il célèbrait dès le titre.

C’est le nom de l’auteure des Euvres qui demeure à l’esprit,revenu de façon systématique et insistante dans les titres ou dans le corps des textes. Le résultat de cette insistance du « L.L.L », mise en parallèle avec la discrétion des textes à devises ou anonymes, vide paradoxalement de son sens le nom de l’auteure, qui devient un nom légendaire, certes, mais par conséquent quasiment sans référence identitaire réelle. A force de répéter ce nom, il finit par ne plus désigner qu’un personnage de « fable » et non une personne réelle. Nous devons maintenant nous poser la question du mythe labéen d’une autre manière : auto-promotion d’une auteure, ou promotion d’une femme auteure par un cénacle d’hommes qui ont tout intérêt à son succès ?

L’ensemble des Escriz est composé du même nombre de pièces que le canzoniere labéen mais ne procède pas de la même homogénéité de formes. Plusieurs langues sont utilisées dans les Escriz : le grec, le latin, puis les langues française et italienne (le français domine largement). Deux textes semblent être quelque peu à l’écart de l’ensemble : le sonnet liminaire (sorte d’introduction et de remerciement à la contribution qui suit, texte contradictoire qui fait de Louise Labé la cause de la gloire de ses thuriféraires alors que c’est elle qui devrait avoir besoin de leur caution pour sa propre gloire) et l’ode XXIV, très longue conclusion globale à l’ensemble du volume des Euvres, sorte d’ « apothéose de Louise Labé. La poétesse lyonnaise est littéralement élevée au rang de déesse » 1072 .

Si les mythes virils, antiques ou chevaleresques, utilisés dans le discours lyrique, notamment, ont servi le dessein de dissolution et de reconstruction identitaire de la persona d’auteure légendaire, les Escriz comme l’Epistre vont participer de la promotion de Labé. Vingt-quatre textes viennent à la fin des Euvres chanter les louanges d’une auteure qui a déjà dès lors démontré sa virtuosité, et surenchérissent sur la confusion entre les diverses personae représentatives de l’auteure en participant à la construction légendaire.

Nous allons émettre plusieurs hypothèses sur les Escriz, notamment sur le texte liminaire. Nous ne savons pour l’instant qui a été à l’initiative de cet ensemble et de son ajout aux Euvres (en effet, apparaissent ici et là des signes troublants d’un ou plusieurs poètes qui semblent avoir joué un rôle non encore défini dans ces Escriz, nous y reviendrons). Il est possible d’imaginer que Labé en soit l’instigatrice et l’origine, puisqu’elle en est le sujet principal et qu’elle montre dans son discours (notamment celui de l’Epistre) sa volonté d’être une auteure à part entière. Si Labé est au principe de leur production, les Escriz iraient alors dans le sens d’une auto-promotion consciente de l’auteure. Il serait peut-être judicieux d’écarter Tournes en tant qu’auteur du texte liminaire comme en tant qu’instigateur des Escriz : le Privilège adjoint au volume ne précise aucun imprimeur ou libraire particulier sinon celui que décidera de choisir librement Labé, et on a vu à quel point cette situation est exemplaire dans les années 1550. Il serait alors étrange d’imaginer que l’imprimeur soit l’auteur d’un des textes les plus importants des Escriz, sauf si on imagine que ces textes sont un ajout tardif au recueil. Cela ne nous semble pas cohérent puisque le Privilège et surtout l’Epistre présentent ces textes comme partie intégrante du recueil (en évoquant les « amis » 1073 , à deux reprises, qui auraient participé indirectement à l’entreprise des Euvres). Si elle choisit de faire imprimer ses Euvres chez Jean de Tournes, ce n’est cependant pas un hasard à nos yeux. Labé choisit un artisan humaniste qui se fait remarquer dans l’ensemble des imprimeurs lyonnais par sa propension à imprimer des œuvres de femmes ou des œuvres autour de la question des femmes et de leurs droits. Les presses de Tournes comptent dans leur rang dans les années 1530-1540 tout ce que Lyon a d’humanistes, comme Antoine Du Moulin, traducteur pour l’imprimeur de nombre de textes antiques, qui fréquente, chez Tournes, Etienne Dolet, traducteur de Cicéron (Les Epistres familieres de Marc Tulle Cicero, père de l’éloquence latine, traduites par E. Dolet, publiées chez Tournes en 1549 et sans doute revues par l’imprimeur et Du Moulin 1074 ). Antoine Du Moulin joue un rôle important dans l’imprimerie de Jean de Tournes. Chez Tournes, Du Moulin, qui décède en 1551, croise peut-être Marot, Mellin de Saint-Gelais, Héroët, Pontus de Tyard, Peletier du Mans, et même peut-être Magny, personnages qui ont tous un lien plus ou moins proche, avec l’édition des Euvres de Louise Labé, et en général avec la question de la « Querelle des femmes » et des productions littéraires dues à des femmes. Nous en tenons pour preuve le texte de la Louenge des femmes, publié en 1551 précisément. L’ensemble des textes qui le constituent a longtemps été attribué à François Rabelais, puisque le titre complet de ce recueil sans doute collectif fait référence à Pantagruel. Une autre notice de la BNF pour le même ouvrage l’attribue à Thomas Sébillet. Cependant, nous avons montré que l’anagramme contenu dans la signature de L’Epistre de Messire André Misogyne, semble révéler la possible participation de Magny. Plus loin, la XXVIIème pièces des Epigrammes touchant tous les mœurs et conditions & natures des femmes :

‘ En mariage, y ha deux iours plaisans :’ ‘ Les autres tous, sont pleins de fascherie,’ ‘ Voire, & tant fascheux, & despaisans’ ‘ Qu’en y pensant, n’est possible qu’on rie.’ ‘ L’un est, le iour premier qu’on se marie :’ ‘ Car le Mary, aux festins de la noce,’ ‘ Et aux traits d’amoureuse negoce’ ‘ La nuict premiere, ha son saoul de plaisir :’ ‘ Le iour qu’on met la femme dans la fosse’ ‘ Est le second, mais de premier desir. 1075

semble pouvoir être attribuée à Mellin de Saint-Gelais par la proximité existant entre ce texte et l’un de ses Quatrains :

‘ Toute femme est importune et nuisante,’ ‘ Et seulement en deux temps est plaisante :’ ‘ Le premier est de ses noces la nuict,’ ‘ Et le second quand on l’ensevelit.1076

D’autres textes parus en France, à Lyon, voire chez Tournes plus particulièrement, participent de ce débat autour des femmes. On trouve comme textes précédant les Euvres : La Louenge de mariage et recueil des hystoires des bonnes, vertueuses et illustres femmes, attribuée à Lesnauderie, datant de 1523, qui présente une Epitaphe de Semiramis, royne 1077 , et le Singulier et proufitable exemple pour toutes femmes mariees qui veullent faire leur devoir en mariage envers dieu et leurs marys et avoir Louenge du monde, attribué à Pétrarque, vers 1500.

La publication des Rymes de Du Guillet entre dans une logique éditoriale des presses de Tournes où les femmes, la question de leur éducation notamment, sont à l’honneur. Dès 1543, les presses de Tournes impriment l’Institution de la femme chrétienne de Vivès, puis une traduction de La vraye tranquilité de l’esprit d’Isabelle Sforce en 1546, texte que l’on attribue aujourd’hui à Ortensio Lando 1078 . On trouve aussi un ouvrage de Du Clerc intitulé Colloque du vray pudic et sincere amour, concilié entre deux amans, en 1544 1079 (première édition Paris, Galliot du Pré, 1540). En 1545 paraît le Panegyric des Damoyselles de Paris sur les Neuf Muses 1080 d’Antoine Du Moulin.Sont imprimées en 1547 les Marguerites de la Marguerite des Princesses, la tres illustre Royne de Navarre. D’autres textes, publiés chez Tournes, nous semblent probants de cette propension féministe d’un certain cénacle lyonnais : les Opuscules d’Amour (Héroët, La Borderie…) sont publiés en 1547 ; les Erreurs Amoureuses de Pontus de Tyard sont publiées en 1549. D’autres ouvrages, qui gravitent autour de la publication des Euvres, sortent des presses de Tournes, et notamment Les Illustrations de Gaule et Singularitez de Troyes de Jean Lemaire de Belges, « restituées » par Du Moulin, qui développent une perception mythique de la ville de Lyon, ou le Philosophe de Court de Philibert de Vienne 1081 , premier texte à évoquer, en 1547, l’existence de Louise Labé. Enfin, texte d’importance, De l’Amour de Leon Hebrieu est publié en 1550, traduit par Pontus de Tyard 1082 . Il y a donc sans doute un lien entre l’auteure et son imprimeur qu’elle semble avoir choisi peut-être pour toutes ces raisons. Pourrait-on aller plus loin et en ce cas, dans quelle direction ?

Les Escriz, bien qu’anonymes, nous laissent découvrir assez aisément qui se cache derrière des devises limpides aux yeux des lecteurs érudits de la Renaissance. Les attributions les plus certaines sont : NON SI NON LA, Maurice Scève ; P.D.T, Pontus de Tyard ; DEVOIR DE VOIR, Claude de Taillemont ; D’IMMORTEL ZELE, Jean ou Mathieu de Vauzelles (notons que ce dernier a le titre de docteur es droits et qu’il est « advocat du Roy au parlement des Dombes » 1083 et pourrait alors avoir aidé Labé à construire son Débat à la rhétorique judiciaire redoutable)  ; A.F.R, Antoine Fumée (Rochois ou Rapporteur, à qui fait référence le texte XIX pour l’attribution de l’ode latine et qui signe de ses initiales le sonnet XXII) ; D.M, Olivier de Magny ; Jean Antoine de Baïf (le texte XVII des Escriz est repris dans Les Amours de Francine, mais connaît-il Labé ou sa participation n’est-elle finalement qu’anecdotique ?) 1084 . Tous ces auteurs gravitent dans l’entourage de Labé. Il manque cependant Antoine Du Moulin et Peletier du Mans dans cette liste, car aucune devise ne les identifie vraiment mais nous pouvons considérer que le nombre de travaux faits par Du Moulin (en tant que traducteur ou éditeur) et le rôle de correcteur des impressions tenu par Peletier chez Tournes, en font de potentiels participants à l’hommage des Escriz, si l’hommage a été concerté avant 1551. Autre hypothèse possible, Louise Labé y a introduit des textes d’auteurs qu’elle avait à cœur de faire figurer dans cet hommage en son nom, même si ceux-ci étaient déjà morts. L’attribution des textes sans devise ou initiale reste cependant très hypothétique.

Si on ne peut savoir s’il a existé une forme de collaboration de ces auteurs entre eux et avec les auteur-e-s des éditions Tournes, dans une sorte de travail d’atelier, on peut se fonder sur la raison de la présence de cet ensemble dans l’économie des Euvres pour trouver quelques explications. Comme l’Epistre à laquelle ils correspondent suivant le principe de symétrie qui régit le recueil, les Escriz participent de la construction par l’auteure de son mythe personnel. Le lexique de la louange revient dans les deux pièces, notamment dans le sonnet liminaire des Escriz, où l’on trouve les mots « los », « louant », « loueurs ». Le même vocabulaire est utilisé à plusieurs reprises ensuite, dans l’épigramme XIII et l’ode XXIV notamment. L’hommage rendu à Labé est unanime et universel : « les textes grecs, latins, italiens, marquent sa place dans la chaîne poétique qui s’enracine dans l’Antiquité prestigieuse et qui passe par l’Italie pétrarquiste » 1085 . Les premiers textes – odes grecque puis latine – sont placés en tête de l’ensemble pour réaffirmer les origines prestigieuses de l’auteure, sous influence gréco-latine. Les échos avec la première élégie et le sonnet I sont évidents, par l’intermédiaire des références à l’Amour Lesbienne 1086 et à Ulysse 1087 . Les trois textes en italien, au centre exact de l’ensemble, nous rappellent quant à eux l’influence pétrarquiste des Euvres. Enfin, les Lyonnais occupent eux-aussi une place de choix : le sonnet III est celui de Scève, le quatrième celui de Pontus de Tyard, les sixième, septième et huitième sont de Claude de Taillemont, le neuvième est celui d’un Vauzelles. Rigolot l’a relevé :« Tout se passe comme si Louise avait soigneusement placé en tête de son album les pièces dues à des personnages notables » 1088 , des lyonnais, comme l’est la dédicataire des Euvres, Clémence de Bourges, désignée elle-aussi selon ses initiales. De plus, tous ces textes sont en français et tous sont des sonnets. Ils sont enchâssés dans les textes de langues étrangères (mais prestigieuses : grec, latin, italien). Il y a sept textes dans ce corpus « lyonnais » : 3+1+3. Le texte au centre est le sonnet VI, attribué à Taillemont par l’utilisation de la devise DEVOIR DE VOIR. L’attribution du sonnet V est problématique : pas d’initiales ni de devise pour l’identifier. Ce texte est intitulé A D. Louïze Labé, sur son portrait. Le dernier tercet de ce sonnet nous semble tout particulièrement intéressant :

‘ Et l’accollant, d’un long baiser me baise ?’ ‘ L’ame me part, et, mourant en cet aise,’ ‘ Je la reprens ja fuiant en sa bouche. 1089

Les échos avec les vers labéens sont ici nombreux : ce sonnet répond au sonnet XIII, sonnet de l’accolade. Les tercets correspondent en effet :

‘ Si de mes bras le tenant accolé,’ ‘ Comme du Lierre est l’arbre encercelé,’ ‘ La mort venoit, de mon aise envieuse :’ ‘ Lors que souef plus il me baiseroit,’ ‘ Et mon esprit sur ses levres fuiroit…1090

Le sonnet XIII des Sonnets labéens est repris dans ce cinquième sonnet des Escriz par l’intermédiaire du lexique androgynique de l’accolade : accollant/accolé ; aise/aise ; fuiant/fuiroit ; mourant/mort… On pense au Sonnet du Nombril du Ronsard des Amours de 1552, mais aussi à un texte presque contemporain de celui de Louise Labé, le dernier des Cinq Blasons des cinq contentemens en Amour :

‘ Embrassement ou heureuse accollée’ ‘ D’une moytié à sa moytié collée…1091

Les parallèles thématiques et lexicaux entre les deux textes semblent probants d’une permanence du topos platonicien à la Renaissance. Dans le Banquet, la description des androgynes par Aristophane devient la métaphore de l’amour fusionnel. A cela s’ajoutent des mises en parallèles du type ame/esprit. Le sonnet V des Escriz nous rappelle aussi le sonnet XVIII de Labé :

‘ Baise m’encor, rebaise moy et baise… 1092

Le long baiser de Louïze, qui baise la persona lyrique dans le texte anonyme des Escriz, joue, une fois encore, et comme dans le sonnet XVIII labéen, sur la paronymie du nom de l’auteure avec les lèvres des basia latins. François Rigolot attribue le sonnet V à « Pierre Woéiriot, auteur du fameux portrait de Louise Labé » 1093 . Nous n’en sommes pas convaincue. Nous devons éliminer cette attribution sans doute erronée : le graveur ne possède pas les qualités suffisantes sans doute pour écrire ce sonnet, comme le dit Marie Madeleine Fontaine 1094 . La proximité du sonnet IV, attribué cette fois de manière plus sûre à Pontus de Tyard (signé P.D.T – on retrouve ce texte dans les Erreurs Amoureuses de 1555, publiées chez Tournes, avec de légères variantes –) est problématique. En effet, le sonnet IV est intitulé : En contemplacion de D. Louïze Labé, ce qui nous semble renvoyer au titre du suivant : A D. Louïze Labé, sur son portrait. Les deux titres semblent les reflets en chiasme l’un de l’autre, la locution D. Louïze Labé se trouvant d’abord à la fin du titre du premier sonnet puis au début du titre du second. De plus, les termes contemplacion et portrait appartiennent tous deux au lexique de la vue. D’autres échos apparaissent entre ces deux textes dans le corps même du discours poétique : les deux textes évoquent la Grece (vers 6 du sonnet IV et vers 1 du sonnet V) et la beauté divine de Louïze Labé (vers 7 du sonnet V et vers 3,4 du sonnet IV). Que peut-on en conclure ? Sont-ils du même auteur, et en ce cas le fait de P.D.T ? Sont-ils placés ainsi dans l’économie des Escriz pour faire sens ? Peut-on attribuer le texte à Taillemont (ce qui semble étonnant puisqu’il prend la peine de signer au moins deux de ses textes de sa devise), considérant que le sonnet V est collé au suivant, et sur la même page, dans l’édition de 1556, alors que les espaces sont plus larges entre les autres pièces ? En ce cas, le titre A D. Louïze Labé, sur son portrait, concernerait à la fois les sonnets V et VI. La devise DEVOIR DE VOIR apparaît à la fin du sonnet VI et du sonnet VII, non du VIIIème, donc peut-être non plus du Vème, dans une construction parfaitement symétrique, en miroir :

V = non-signé

VI = signé DEVOIR DE VOIR

VII = signé DEVOIR DE VOIR

VIII = non-signé

Les référents sémantiques ne manquent pas non plus entre les deux textes (V et VI): le champ lexical du visuel et de l’image, les intertextes mythologiques, le portrait en détail du visage (au point que le sonnet V semble un second commentaire du portrait de Labé). Tout est fait pour orienter le lecteur dans son appréhension de la globalité des Euvres. Quelle en est la raison ?

Notes
1066.

Evelyne BERRIOT-SALVADORE, « Les femmes et les pratiques de l’écriture de Christine de Pizan à Marie de Gournay » in Réforme, Humanisme, Renaissance 16, 1983, pp. 59-60.

1067.

Natalie Zémon DAVIS, Cultures du peuple, op. cit., p. 123.

1068.

Claude de TAILLEMONT, La Tricarite, Lyon, Jean Temporal, 1556, édition G.A PÉROUSE, Genève, Droz,1989, p. 214.

1069.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 41 (NB : pp.41 à 43 pour l’ensemble des citations tirées de l’Epistre).

1070.

Ibid., p. 43.

1071.

Ibid., p. 42. Nous pensons notamment au passage, des lignes 47 à 73, où l’auteure explique le « contentement » qui provient de l’écriture. Le champ lexical est révélateur : « estude, imaginacion, mettons par escrit nos concepcions, escrits, escrivions, intelligence des sciences, secondes concepcions, escrire, escrits, escrirez… ».

1072.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 394.

1073.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 37 pour le Privilège : « qu’aucuns ses Amis auroient souztraits… » ; p. 43 pour l’Epistre : « Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouvé moyen de les lire… ».

1074.

Alfred CARTIER, Bibliographie des éditions de Tournes, op. cit., p. 273.

1075.

La Louenge des femmes, op. cit., p. 45.

1076.

Mellin de SAINT-GELAIS, Œuvres complètes, tome II, édition revue et annotée par Prosper BLANCHEMAIN, Nendeln, Kraus reprint, 1970, p. 8.

1077.

P. de LESNAUDERIE, La Louenge de mariage et recueil des hystoires des bonnes, vertueuses et illustres femmes, Paris, Regnault, 1523.

1078.

William KEMP, « Bibliographie des imprimés féminins (1488-1549) », art. cit.

1079.

Alfred CARTIER, Bibliographie des éditions de Tournes, op. cit., p. 175.

1080.

Ibid., p. 198.

1081.

Ibid., p. 241 pour Le Philosophe de Court ; p. 280 pour les Illustrations.

1082.

Ibid., p. 312.

1083.

Ibid., p. 303.

1084.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 166.

1085.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p.392.

1086.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 107.

1087.

Ibid., p. 121.

1088.

Gabriel André PÉROUSE, « Louise Labé, Claude de Taillemont et le monde poétique de Jeanne Flore », op. cit., p. 35.

1089.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 147.

1090.

Ibid., p. 128.

1091.

MACLOU DE LA HAYES, Œuvres, Paris, Groulleau, 1553.

1092.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 131.

1093.

Ibid., p. 147. François Rigolot nous apporte cette précision en note.

1094.

Marie Madeleine FONTAINE, Louise Labé et son entourage, communication de la journée d’étude pour l’agrégation, op. cit.