C- A soy, la soie

Il y a de toute évidence une spécificité lyonnaise qui nous est rappelée ici dans la mise en scène de cette Louise Labé « mythique, qui prend place auprès des personnages de la Fable, comme Vénus, comme Sappho » 1095 , mais une Sappho lyonnaise, dans une ville aux dimensions mythiques déjà soulignées. Le Belle à soy du sonnet des Escriz, anagrammeattribué à Taillemont 1096 , n’est-il pas un référent à la Capitale des soyeux et de l’art du tissage comme artisanat du texte ? En effet, il est presque systématique de trouver le nom de l’auteure complété de sa ville d’origine, insistance due au nombre de pièces, exceptionnel pour la Renaissance. L’identification de l’auteure à sa ville est complète et il est d’ailleurs étonnant qu’une université lyonnaise ne porte pas encore son nom. Labé est dite lyonnaise dès la page de titre, puis le terme revient dans les initiales de la dédicataire des Euvres 1097 , ce qui semble signifier que le choix de Labé s’est porté sur une personne qui puisse représenter sa ville, une lyonnaise. La dernière pièce des Elégies est bâtie en écho avec le dernier des Sonnets, qui précède la mention du nom de l’auteure (« Louïse Labé Lionnoize ») en clôture des Euvres et contient à la fois un rappel du Dames du premier vers de la dernière élégie et un vers significatif :

‘ Las que mon nom n’en soit par vous blamé… 1098

Mon nom est-il celui qui va suivre ? Le lecteur est poussé à le croire, donc à adhérer à la construction d’un je d’auteure mythique confondu avec une persona lyrique d’amante. La légende est en marche. L’évocation du blame possible est en parallèle avec la fausse modestie de l’Epistre puisqu’il suffit de tourner une page du volume de 1555 (et de 1556) pour tomber sur le sonnet liminaire des Escriz, qui contient trois occurrences du lexique de la louange en quatorze vers, sonnet de glorification d’une auteure de dimension légendaire 1099 . Le titre complet de ces Escriz 1100 mérite un nouveau commentaire. D’une part, l’appartenance de l’auteure à sa ville nous est de nouveau rappelée ; d’autre part, son nom se retrouve encadré entre son prénom, prénom qu’utilisait le sonnet liminaire de ces Escriz, et le nom de sa ville 1101 . Le sonnet III des Escriz, attribué clairement, par sa devise, à un lyonnais célèbre, en l’occurrence Maurice Scève, nous rappelle, dès le premier texte français de l’hommage, que Labé est « Lionnoize » 1102 . Le premier sonnet italien, dixième pièce de l’ensemble, évoque le Rhône et la Saône, comme pour nous rappeler l’origine mythique de la ville et de sa première poète (c’est du moins alors la dimension que prend l’auteure des Euvres dans la légende) :

‘ Qui dove in braccio al Rodano si vede’ ‘ Girne la Sona queta, si ch’à pena… 1103

« La réalité lyonnaise est gagnée par l’imagerie mythologique : pour les lyonnais de passage, Lyon est bien une ville mythique, un lieu suffisamment étranger pour que l’imagination s’en empare et en fasse le lieu d’accès au monde de la Fable » nous explique Daniel Martin 1104 . En effet, les « lyonnais de passage » qui écrivent les pièces des Escriz qui suivent les textes italiens, insistent à de nombreuses reprises sur le lien de l’auteure qu’ils louent à sa ville. La pièce XIV (Epître attribuée à Magny) évoque le « Rone » et la « Sone » 1105 aux vers 63 et 64, tout comme la pièce XIX (Ode attribuée au même) évoque la colline de « Forviere » 1106 . Enfin la dernière pièce nous rappelle une dernière fois, si nécessaire, qu’il s’agit de faire l’éloge de « Dame Louïze Labé, Lionnoize » 1107 en écho avec le titre global du volume que le lecteur de 1555 tient entre les mains. Aux vers 156 et 157, l’auteur anonyme de cette ode rappelle les caractéristiques topographiques de la ville de Louise Labé :

‘ Un peu plus haut que la plaine,’ ‘ Ou le Rone impetueus’ ‘ Embrasse la Sone humeine’ ‘ De ses grans bras tortueus… 1108

L’enlacement fluvial mime l’enlacement du sonnet XIII de Labé qui évoquait déjà l’élément liquide :

‘ Si m’acollant me disoit, chere Amie,’ ‘ Contentons nous l’un l’autre, s’asseurant’ ‘ Que ja tempeste, Euripe, ne Courant’ ‘ Ne nous pourra desjoindre en notre vie…1109

L’insistance sur le pronom nous est significative dans ce quatrain : il s’agit du point central, de la charnière des Sonnets, lieu de réunion, d’union, de jointure, rôle que tient dans la légende la ville de Lyon. De plus, Labé utilise dans ce quatrain à deux reprises l’enjambement (s’asseurant / Que ja tempeste ; ne Courant ne nous pourra…), comme si le lien se faisait et se voyait aussi dans le langage et le style. Ces enjambements sont renforcés par les assonances (on/en/an). Enfin, dans un sonnet labéen, qui fonde sa poétique sur les symétries et l’enchâssement, le vers le plus important doit être le neuvième (multiple de trois), vers qui sert de jointure entre les quatrains et les tercets :

‘ Si de mes bras le tenant acollé… 1110

La jointure se fait par l’enlacement. L’accolade est complète et par un brusque retournement des valeurs, on se rend compte que si dans l’ode XXIV le Rhône symbolise une forme de virilité (évocation de sa force et de son impétuosité), et tient dans ses « grans » bras « tortueus » la Saône, dans le sonnet XIII, c’est le je, qu’on peut identifier à une femme grâce au vers 1 et le participe passé accordé au féminin (« ravie ») qui, inversement, tient dans ses bras un il (le participe passé au masculin « acollé » ne laisse aucun doute).

Au-delà de la virtuosité du système d’agencement en écho de l’ensemble des Euvres, c’est le rôle qu’il tient dans la mythification de l’auteure lyonnaise qui nous intéresse. Dans l’ode XXIV, la légende va loin puisque le je auctorial légendaire, appelé « Louïze » la plupart du temps dans les Escriz et notamment au vers 286 de cette ultime pièce, est comparé à une « pucelle » ici « Lionnoize » 1111 . Le caractère guerrier de Louïze 1112 invite peut-être insidieusement le lecteur à associer la persona légendaire Louïze Labé Lionnoise, en plus de la virilisation qu’elle permettrait de l’auteure et à lui rappeler l’attachement de ce je d’auteure légendaire à son roi, Henri II, évoqué des vers 177 à 182 de l’ode XXIV, roi qui symbolise la France. En servant la poésie, sa ville et son roi, le je légendaire labéen sert l’ensemble de la nation.

‘ DU TRESNOBLE ROY DE FRANCE’ ‘ LE CROISSANT NEUVE ACROISSANCE’ ‘ DE IOUR EN IOUR REPRENDRA,’ ‘ IUSQUES A TANT QUE SES CORNES’ ‘ IONTES SANS AUCUNE BORNE’ ‘ EN UN PLEIN ROND IL RENDRA. 1113

Les cornes font référence à celles du croissant de lune, celui de Diane, éternelle vierge ou « pucelle ». Par ailleurs, l’ode associe « Louïze » au siège de Perpignan :

‘ Louïze ainsi furieuse’ ‘ En laissant les habiz mols’ ‘ Des femmes, et envieuse’ ‘ De bruit, par les Espagnols ’ ‘Courut, en grand’noise’ ‘Et meint assaut leur donna,’ ‘Quand la jeunesse Françoise’ ‘Parpignan environna.1114

Elle est non seulement celle qui défend la France et son roi contre l’envahisseur étranger mais aussi celle qui dément « la Nature et le sexe feminin » 1115 . Les mots Louïze et noise, rappellent une fois encore l’association immédiate dans l’imaginaire de 1555 entre l’auteure et sa ville, par le même principe de rime utilisé par Labé dans son œuvre lyrique (lionnoise/noise). L’ode XXIV des Escriz adopte les caractéristiques du discours épique – ce qui légendarise/héroïse le nom de Louïze, devenu personnage d’une épopée française – et du discours de propagande, à une époque où les Espagnols demeurent les ennemis de la France. Dans sa dimension épique (« furieuse » renvoie au Roland de l’Arioste ; l’utilisation du passé simple donne un caractère chevaleresque au propos), la persona d’auteure légendaire de Labé est comparée à « Penthasilee » 1116 , mais aussi à Achille ou Hector 1117 . Lyon et Ilion ont plus d’un point commun dans l’imaginaire renaissant.

Le portrait même de Labé, maintenant systématiquement inséré aux éditions des Euvres, mérite une analyse. Cette gravure, attribuée à Pierre Woéiriot du fait des initiales qui s’y trouvent (P.W), a tout d’une mise en scène. Le nom est complet et porte la triple allitération déjà soulignée, avec des variantes orthographiques : si on retrouve le plus souvent le « Z » dans le prénom « Louïze » et l’adjectif « Lionnoize », il disparaît ici au profit du « S ». Le résultat est le même à ceci près que le prénom perd aussi son « U » et devient « Loise ». Le résultat est un nouvel encadrement du nom « Labbé ». Variation sur le même thème, cet encadrement, par le prénom et l’adjectif, permet une mise en évidence du nom avec une double consonne centrale (notons que l’hésitation est similaire pour l’orthographe de Sap-p-ho). Cet encadrement se trouve renforcé par la similitude entre LOISE et LionnOISE, les deux mots pouvant être reflet l’un (prénom) de l’autre (qualificatif), le nom « Labbé » jouant alors le rôle d’un miroir où se reflète le prénom LOISE. Pour ce qui est de la gravure en elle-même, on ne saurait dire si l’auteure, ou le je auctorial légendaire représenté, est brune ou blonde. L’impression générale donnée par le portrait est un sentiment d’étrangeté : ses vêtements sont plus proches de l’armure du chevalier de la fin du XVème siècle (ils paraissent rigides, de métal et non de tissu, impression renforcée par le bijou porté au cou qui n’a rien de très « féminin ») et contrastent avec sa coiffe, propre aux femmes de 1550 et en accord avec les préceptes pauliniens de dissimulation de la chevelure par les femmes). Ce portrait est sans doute en rapport direct avec l’entreprise de mythification programmée de l’auteure des Euvres et non un portrait « d’après nature ». Garant de la postérité et de la publicité des Euvres, il vient attester non seulement l’existence de l’auteure mais de son succès. Le caractère « virilisé » de sa tenue s’accorde avec ce qui vient d’être dit sur la comparaison de Labé avec des héroïnes célèbres au service de leur pays.

Au service de sa ville, « Louïze » est aussi au service de son roi et de son pays : la légende labéenne et la gloire littéraire, doivent logiquement passer les frontières de la cité des Gaules, tout en la servant :

‘ Non seulement en France suis flatee,’ ‘ Et beaucoup plus, que ne veus, exaltee… 1118

Ces vers qui sont à l’imitation de Stampa, sont aussi une réécriture de ceux de l’Epistre de Sappho à Phaon dans la traduction d’Octovien de Saint-Gelais :

‘ Bien ay esté louée de neuf muses’ ‘ Et par leurs chantz et melodieux vers’ ‘ Prisee en cantiques divers,’ ‘ Si que mon nom en a bruit et louange,’ ‘ Par toute la terre et maint pays estranges… 1119

Soulignons l’importance du féminin marqué par l’utilisation du participe passé prisee, et le renvoi aux Escriz des Euvres par le terme louange et l’évocation des neuf muses qu’on retrouve dans le sous-titre de l’un d’entre eux, le neuvième sonnet 1120 .Sappho était elle-aussi considérée comme la dixième muse : la parallèle est total. Notons d’ailleurs l’emploi du mot cordelles quelques vers plus tôt dans l’épître ovidienne, mot signifiant aux yeux de la lyonnaise qui a dû voir là une raison supplémentaire d’identification. Dans les vers labéens, nous avons vu le caractère antiphrastique du « que ne veus » mis entre virgules dans les vers labéens. L’auteure des Euvres désire ardemment être exaltée et toute sa poétique semble le prouver. Les raisons de cette quête de mythification sont sans doute multiples : honneur personnel de l’auteure, mais aussi revendication d’une ville tout entière – pour être reconnue comme capitale des lettres et de l’humanisme dans sa volonté de publier des femmes –. Si Louise Labé peut être une nouvelle Sappho, alors la terre qui l’a vue naître est une nouvelle Grèce, une terre élue des dieux.

Le Privilège revient sur ce cercle d’« Amis » qui « auroient souztraits » 1121 des textes de Labé. Partant de ces constats, des auteurs identifiables des Escriz, et du fait que Labé ait choisi de publier chez Tournes, on peut aisément imaginer quels sont ces amis lettrés, lyonnais ou pas, qui ont pu l’entourer et la pousser à la publication : Maurice Scève, Pontus de Tyard, Claude de Taillemont, Olivier de Magny, Peletier du Mans, Antoine Fumée, les Vauzelles, Antoine Du Moulin. Ce dernier occupe une place particulière, sans doute davantage que Maurice Scève. L’ode XXIV fait mention de son implication dans la louange de Louise Labé, associé à Clément Marot et Charles Fontaine 1122 . Quel rôle a-t-il exactement joué ? Quelle est son implication dans la légendarisation de Louise Labé et de ses Euvres ? De plus, s’agit-il de Charles Fontaine ou est-ce Calvy de la Fontaine qui est convoqué ici ? La BNF propose les deux noms dans la même liste d’auteurs ayant participés à l’ouvrage collectif de 1537 (Paris, Jehan Morin) intitulé Les disciples et amys de Marot contre Sagon, La Hueterie et leurs adherentz : maistre Nicole Glotelet, Bonaventure Des Périers, C. Fontaine et C. de La Fontaine. Or, l’ode XXIV, dont le titre Des Louenges de Dame Louïze Labé, Lionnoize, est significatif et reprend le sonnet liminaire des Escriz, commençant par une strophe de 14 vers (comme dans un sonnet) convoquant la bande pucelle des Neuf Muses, évoque dans sa propre liste : Marot, Moulin, la Fonteine… 1123 . De qui l’ode chante-t-elle alors les louanges ?

Par la position qu’il occupe, le treizième texte des Escriz doit être observé attentivement : épigramme attribué à Clément Marot 1124 (est-ce improbable puisque Marot est mort depuis 1544 ?), ce texte semble répondre au sonnet XIII de Labé, cœur des Euvres dont nous avons déjà signalé l’importance. Il est au centre de l’ensemble des Escriz et suit immédiatement la série des trois textes italiens. Ce retour à la langue française est marqué par une nouvelle obsession mathématique et onomastique. En effet, le mot Louïze sert d’anaphore à sept des dix vers qui constituent l’épigramme, intitulé Estreines, à dame Louïze Labé, reprenant en cela la répétition du nom propre des premiers sonnets français de l’ensemble. Ce nom a disparu des textes en italien (tout comme des sonnets de Taillemont qui jouent sur l’anagramme Belle à soy pour désigner indirectement Labé), remplacé par des allusions implicites à l’auteure (à la situation géographique de la ville qui l’a vue naître au sonnet X ; à la paronymie entre Luisa et Luce dans la ballade italienne, douzième pièce des Escriz). On peut scinder l’épigramme XIII en deux parties. La première est constituée des cinq premiers vers. L’anaphore fonctionne sur quatre vers et le cinquième joue sur la même paronymie que la ballade italienne : Louïze / luisante. Dans la seconde partie de l’épigramme, le prénom Louïze revient trois fois de manière anaphorique. Les deux derniers vers reviennent sur le sonnet liminaire en jouant sur la paronymie louer / Louïze. Si on tient un compte mathématique de ce texte, on obtient :

  • dix vers en miroir, 5 + 5
  • sept anaphores du prénom Louïze
  • deux répétitions du prénom en fin des vers 9 et 10
  • donc neuf répétitions dans le corps du texte du prénom Louïze (soit 3 fois 3)
  • trois évocations paronymiques du prénom (luisante, loue, louer)

En tout, le prénom de l’auteure des Euvres est répété dix fois, puisqu’il est aussi présent dans le titre, donc autant de fois qu’il y a de vers dans l’épigramme.

Autre personnalité lyonnaise importante, dans l’ode XIX, c’est Antoine Fumée qui est convoqué :

‘ Muses, filles de Jupiter,’ ‘ Il nous faut ores aquiter’ ‘ Vers ce docte et gentil Fumee… 1125

et qui signe peut-être de ses initiales la vingt-deuxième pièce : Sonnet à D.L.L, par A.F.R. 1126 . L’ode latine lui est attribuée par recoupements avec les pièces XV, XIX et XXII des Escriz. Marot, pour revenir à lui, est associé à Labé de diverses manières. L’ode XXIV est édifiante : en quelques vers, elle unit, rappelons-le, ce Sceve audacieus, à :

Marot, Moulin, la Fonteine… 1127

Après son exil à Ferrare, Marot est présent à Lyon en 1536, puis de 1537 à 1538. Un poème de Marot qui remonterait à l’automne 1541 selon Gérard Defaux 1128 , intitulé « Response à deux jeunes hommes, qui escripvoyent à sa louange », où il précise :

‘ Laissez moy là : et louez moy Loyse…’

pourrait en faire un des « lyonnais de passage » qui auraient pu participer à l’entreprise des Escriz. Les deux jeunes hommes à qui sont destinés ces mots seraient Claude Galland et Antoine Du Moulin. Il semblerait alors qu’il y ait eu des liens entre lettrés lyonnais bien avant la publication des Euvres, autour d’un projet commun, celui de la légendarisation d’une femme et de son œuvre. Ainsi, de Marot à Peletier du Mans qui fait suivre son Art Poétique de 1555 d’une « Ode à Louise Labé » 1129 où il affirme :

‘ Sus donq, mes vers, louèz cette Louïse :’ ‘ Soièz, ma plume, a la louer soumise…’

« Peletier a sans doute joué un rôle important dans l’édition des Euvres de Louise Labé. Aussi, la reprise, dans le texte 13 [des Euvres], d’une formule que lui a inspirée Marot, ne peut qu’être l’écho volontaire d’un mot d’ordre destiné à tisser, par le jeu intertextuel, des liens étroits entre Louise Labé, les poètes des Escriz, Peletier et Marot » 1130 . Ce mot d’ordre pourrait être celui de la mise en avant d’un principe humaniste pour ne pas dire féministe : celui de la possible et nécessaire existence de femmes poètes, dans le contexte du débat et des réflexions autour de la place des femmes dans la société de la Renaissance. Lequel des deux Antoine, Fumée ou Du Moulin, est-il derrière tous ces liens tissés entre poètes des Escriz, autour des Euvres et de leur auteure ? Impossible de trancher vraiment, mais la pertinence des liens relevée, il nous faut maintenant en expliquer l’origine et l’objectif, en mettant en rapport l’auteure, sa ville et la fonction féministe de sa production. Il existe une volonté lyonnaise de faire exister Labé en tant qu’auteure et de faire éditer les Euvres en tant que production de cette auteure.

Nous avons vu comment l’architecture, ou agencement, des Euvres de Louise Labé sert à la fois un dessein individuel et collectif. Cette organisation poétique correspond à une mise en valeur d’une auteure, et, paradoxalement, à son effacement au service d’une communauté. La légendarisation de l’auteure des Euvres, construite par Louise Labé elle-même, aboutit à un effacement de la personne auctoriale au profit de l’épanouissement d’une persona mythique, modèle d’un ensemble plus vaste, celui des femmes, sans doute et celui des lyonnaises plus certainement encore. Le point de vue poétique est donc pour Louise Labé éminemment politique. Sa prose comme ses vers servent un dessein politique. Lyon, en 1550, est le terrain d’un débat sur l’Amour en général et la place des femmes dans la société et face au Savoir en particulier. C’est aussi le centre d’une industrie de la soie (et de la corde) encore naissante mais déjà très rentable. Le parallèle entre le tissage des soies ou des cordes et le texte, la textualité, la poétique, est aisé et signifiant pour les poètes lyonnais, notamment pour les femmes à qui la tradition a dédié la place derrière la quenouille. C’est le cas par exemple au tout début de La Louenge des femmes. On voit comment Louise Labé a réinvesti le mot louange, par son nom et dans les Escriz adjoints à son volume. La métamorphose labéenne consiste bien à transformer la femme artisane en femme artiste. Les mythes ne parlent dans les Euvres que parce qu’ils ont été choisis dans un but précis, celui du féminisme : Daphné se métamorphose en laurier apollinien, triomphant ainsi du Dieu poète en devenant son symbole, son arbre, son emblème 1131 (le parallèle Daphné // Laure de Pétrarque est facile, l’une et l’autre étant les premières amours du Dieu et du poète modèle de la Renaissance), elle lui est absolument nécessaire ; Arachné est celle dont le tissage surpasse celui de la Déesse Minerve (elle est punie pour cela, transformée en araignée), celle qui est renommée par son talent, et paradoxalement sera punie de son orgueil à vouloir égaler une Déesse. François Rigolot relève la volonté labéenne d’assimiler en partie la persona d’auteure, au féminin, à Arachné. La métaphore est facilitée par le personnage d’Arachné, de petite extraction, dont le père est artisan dans le tissage, et que seul son talent rendra célèbre. On croit lire ici une biographie sommaire de Labé. La persona lyrique des élégies ose la comparaison avec le personnage mythique :

‘ Pour bien savoir avec l’esguille peindre’ ‘ J’eusse entrepris la renommee esteindre’ ‘ De celle là, qui plus docte que sage,’ ‘ Avec Pallas comparoit son ouvrage. 1132

Le je lyrique prétend avoir été plus renommé encore pour ses travaux d’aiguille que ne le fut Arachné elle-même, désignée par une périphrase qui ne retient d’elle que l’offense orgueilleuse faite à Pallas. « Tout disposait à prendre Pallas pour modèle » 1133 , selon Rigolot, et notamment le défi de la mortelle envers la Déesse, l’orgueil surdimensionné de celle qui ose se prétendre supérieure à Minerve : « la voix qui parle dans les Elégies de 1555 possède une confiance curieusement analogue en ses propres capacités. Blessée dans son amour-propre, elle n’hésite pas à rappeler à l’amant infidèle l’étendue de sa propre renommée à travers l’Europe» 1134 , dans les vers 60-68 puis 75-80 de la deuxième élégie 1135 . Autre ressemblance troublante entre Arachné de Lydie et Louise Labé de Lyon, le nom du père est presque le nom de l’époux : Idmon de Collophon 1136 est la père de la tisseuse – Ennemond Perrin celui de l’époux de l’auteure. « La prononciation d’Idmon, père d’Arachné, était si proche de celle d’Ennemond, son propre mari ! Louise Labé avait épousé un artisan aisé, Ennemond Perrin, d’une vingtaine d’années son aîné, quelques années avant la parution des Euvres » 1137 . Ce genre de coïncidence a dû tenter une auteure férue d’onomastique au point de faire de son propre nom un des pivots de sa poétique, assurant du même coup sa postérité et celle de sa ville, Colophon devenant Lyon, et la « pourpre de Phocée » évoquée dans les Métamorphoses 1138 , rappelant Marseille : « N’oublions pas non plus qu’entre Lyon et Marseille il existait alors d’importantes relations commerciales et que les teintures destinées aux soieries et aux textiles arrivaient de la ville phocéenne » 1139 . Les détails sont troublants. Les parallèles entre la persona auctoriale et Arachné sont probants dès l’Epistre Dédicatoire et jusqu’aux Escriz. Dans l’Epistre, Labé affirme avoir été poussée à faire publier ses écrits, après un travail de révision et de correction, ce que précise le Privilège. Le caractère perfectionniste du travail de l’auteure est ici mis en évidence, tout autant que sa volonté de briguer une gloire qu’elle mérite : « Si quelcune parvient en tel degré, que de pouvoir mettre ses concepcions par escrit, le faire songneusement et non dédaigner la gloire, et s’en parer plustost que de chaines, anneaus et somptueus habits » 1140 . Du mythe primitif d’Arachné Louise Labé reprend la revendication glorieuse, à la fois pour elle-même et pour sa ville, mettant son talent au service de la communauté. La métaphore du tissage arachnéen sert à la fois l’ambition poétique et politique des Euvres. Il s’agit maintenant de nous interroger sur cette poétique politique.

Le féminisme des Euvres est sans aucun doute lié à la querelle autour des femmes dans les années 1550 en France mais surtout en Europe : les adresses utilisées dans la production labéenne sont un exemple des nombreuses références aux précédents féministes de l’humanisme de l’époque. Ce féminisme humaniste est par ailleurs étroitement lié à Lyon, comme centre éditorial d’œuvres écrites par ou sur des femmes, comme pôle humaniste préoccupé de cette question cruciale pour le progrès social. Enfin, il est lié à des choix rhétoriques de l’auteure Labé, et au cœur de sa poétique particulière.

Cette poétique fonctionne sur la réconciliation des contraires, réponse possible à l’Ordo Mundi patriarcal et sexiste. Les Euvres usent des parallélismes et des symétries comme figures élues de cette réconciliation. La dialectique, et le dialogue, sont aussi des marques de cette volonté de réconciliation des Euvres, réconciliation rhétorique, poétique, politique et philosophique, en quête d’un TOUT mythique. Le mythe androgynique platonicien sert lui-aussi ce particularisme poétique labéen. Il est de nombreuses fois utilisé par l’auteure, explicitement ou implicitement, et sans cesse relié au féminisme latent des Euvres, afin de servir la revendication humaniste : au-delà de l’androgyne, dont l’existence est vaine et vouée à l’échec puisque fusionnelle, c’est l’anthropos dont la prééminence est réaffirmée.

Enfin, au-delà de la portée politique et sociale des Euvres, il s’agira de s’interroger sur leur particularisme poétique, qui s’inscrit cependant dans la même structure idéologique : Labé joue de l’écriture paradoxale en vue d’imposer une poétique réconciliée qui soit celle du mélange des genres ou de leur absence (disparus avant que d’être théorisés).

Notes
1095.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 405.

1096.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 149.

1097.

Ibid., p. 41.

1098.

Ibid., p. 134.

1099.

Ibid., p. 141.

1100.

Ibid., p. 142, dans la reproduction qu’en fait Rigolot dans son édition des Euvres. Voir la disposition de l’édition de 1556 déjà reproduite p. 387.

1101.

Ibid., p. 142.

1102.

Ibid., p. 145.

1103.

Ibid., p.154. La traduction est assurée par François RIGOLOT :

En ces lieux où l’on voit tranquillement la Saône

Se laisser entraîner entre les bras du Rhône…

1104.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 423.

1105.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 162.

1106.

Ibid., p. 169.

1107.

Ibid., p. 179.

1108.

Ibid., p. 184.

1109.

Ibid., p. 128.

1110.

Ibid.

1111.

Ibid., p. 189.

1112.

Ibid., p. 183.

1113.

Ibid., p. 185.

1114.

Ibid., p. 183.

1115.

Ibid., p. 181.

1116.

Ibid., p. 182.

1117.

Ibid., p. 183.

1118.

Ibid., p. 112.

1119.

OVIDE, Vingt et Une Epistres translatées de latin en françoys par Octovien de Saint-Gelais, Du Chemin, 1546, op. cit., p. 149.

1120.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit. : le mot louange joue avec le prénom labéen et des termes divers de sa famille sont utilisés dans le sonnet d’introduction Aus poëtes de Louize Labé, comme dans le texte XIII, Estreines à dame Louize Labé, pp. 141 et 160 ; le neuvième sonnet des Escriz a quant à lui pour titre complet : A D. Louïze, des Muses ou premiere ou dizième couronnant la troupe, p. 152.

1121.

Ibid., p. 37.

1122.

Ibid., p. 197.

1123.

Ibid.

1124.

Ibid., p. 160 : attribution signalée par François RIGOLOT, donc, mais aussi par Madeleine LAZARD in Louise Labé, op. cit., p. 222. Nous pensons, comme Marie Madeleine FONTAINE, que ce texte est un leurre. Il sert en tout cas à associer Marot et Labé dans l’imaginaire renaissant. Notons que le mot Estreines (cadeaux)appartient, dès le début du XVIème siècle, à un vocabulaire populaire.

1125.

Ibid., p. 168.

1126.

Ibid., p. 177.

1127.

Ibid., p. 197.

1128.

Clément MAROT, Œuvres poétiques, tome II, édition Gérard DEFAUX, op. cit., p. 1082.

1129.

Cité par Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 417. Le critique donne les références de cette ode en note.

1130.

Ibid.

1131.

OVIDE, Les Métamorphoses, I, 464-493, op. cit., p.58 à 62.

1132.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 116.

1133.

François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 142.

1134.

Ibid., p. 143.

1135.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 112-113.

1136.

OVIDE, Les Métamorphoses, I, 464-493, op. cit., p. 58.

1137.

François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., pp. 141-142.

1138.

OVIDE, Les Métamorphoses, I, 464-493, op. cit., p. 58.

1139.

François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 142.

1140.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 41.