La célèbre adresse de la troisième élégie des Euvres aux Dames Lionnoises s’inscrit dans le contexte global de prise de position en faveur des femmes dans les années 1550, notamment à Lyon et trouve des échos directs dans l’Epistre Dédicatoire : A.M.C.D.B.L. Les lectrices, comme la jeune dédicataire des Euvres, sont interpellées par le je lyrique en tant que destinataires privilégiées et complices potentielles de l’énonciatrice au féminin, appelée elle-même quelques vers plus loin Lionnoise Dame.
‘ « Tu penses donq, ô Lionnoise Dame… » 1142 ’Par l’utilisation du vocatif (O) et la qualité de l’émetteur de l’apostrophe (Amour), la mise en parallèle du je lyrique et de ses lectrices a pour effet de lui donner une dimension exemplaire. La symétrie en chiasme est au service de la réciprocité. Si les élégies I et III élisent les dames comme réceptrices idéales du discours de plainte, le texte de l’Epistre, dont la fonction est plus clairement établie comme politique et poétique, possède plusieurs destinataires : Clémence de Bourges, l’ensemble des lecteurs/trices, les femmes et les lyonnais-e-s. Dès la page de titre des Euvres dans l’édition de 1556, la communauté des femmes et des lyonnais se trouve sollicitée : le nom de l’auteure n’est pas précédé de la mention Dame – comme cela est fait en d’autres points du recueil – mais on précise son sexe dans une phrase en italique au centre de la page : revues et corrigees par Ladite Dame. Lyon est évoqué à deux reprises : dans le nom de l’auteure puis dans la mention de l’éditeur : A Lion, par Ian de Tournes.
François Rigolot explique qu’il existe un esprit de « clan » inhérent à la poésie de la Renaissance. Les poètes de la Pléiade n’hésitent pas à se faire appeler brigade au début de leur existence, comme pour marquer en même temps que leur union et leur opposition aux « gênants devanciers, en particulier Clément Marot, que la génération précédente avait sacré “prince des poètes français”. Joachim Du Bellay sera choisi pour leur servir de porte-parole, mais la doctrine qu’il proclame est celle de tout un groupe d’amis liés par la même conviction… » 1143 . Il semble que Louise Labé s’inscrive, elle-aussi – nous l’avons vu par l’existence même des vingt-quatre pièces d’hommage des Escriz – dans un mouvement lyonnais collectif de revendication à la fois poétique et politique. Cette perspective collective permet, selon Rigolot, d’échapper à la présomption de culpabilité qui pèse sur l’écrit féminin (dans le sens d’écrit par une femme) : « Si toute publication de femme constitue une transgression de l’ordre patriarcal, il faudra s’unir pour présenter un front commun et défendre son droit à la parole » 1144 . Ce même type d’appel à l’ensemble des femmes, d’adresse à la communauté féminine, se retrouve d’ailleurs dans de nombreuses publications de femmes de l’époque. Nous pensons notamment à l’Epistre dédicative à TOUTES LES HONNESTES DAMES d’Hélisenne de Crenne où celle-ci « rappelait que “les dames sont naturellement inclinées à avoir compassion” » 1145 . De Crenne interpelle à plusieurs reprises dans cette même épître les « Dames » auxquelles elle s’adresse, se prenant souvent comme exemple pour établir entre elle et ses lectrices une relation de complicité. François Rigolot pense que les adresses des Euvres procèdent pour Labé d’une entreprise de réconciliation « des droits de la voix féminine avec les impératifs politiques du groupe qui la cautionne et qui la juge » 1146 . Ce mouvement, plus communautaire que personnel, correspond davantage, selon nous, à l’orientation politique plus large, commencée par Christine de Pizan et Boccace, dans leurs textes respectifs en faveur des femmes d’importance et de l’importance des femmes dans l’histoire de l’humanité : la « Querelle des femmes ». Cette revendication commune d’humanistes en faveur des femmes et pour l’égalité de leurs droits avec ceux des hommes est déjà selon nous un parti-pris féministe.
Le choix de Jean de Tournes comme imprimeur-libraire des Euvres n’est en rien innocent puisque le climat éditorial lyonnais au moment de la publication des Euvres est déjà révélateur en soi de la dimension politique de la poétique labéenne. La querelle des femmes se poursuit en querelle des « amyes » : la question est la même. Ces querelles sont des débats humanistes. Il s’agit à la Renaissance d’interroger, de questionner, de disputer intellectuellement sur la place des femmes dans la société et dans l’amour. Tournes est un humaniste, formé à la presse dans les ateliers de Sébastien Gryphe : « A cette époque, les imprimeurs étaient non seulement des artisans habiles, capables de produire de fort beaux livres, mais des gens cultivés dont la connaissance des auteurs grecs, latins et italiens leur permettait d’exercer une influence prépondérante sur le monde de l’édition » 1147 . La particularité des presses de Tournes est de rassembler nombre d’auteur-e--s qu’on peut dire féministes ou préoccupé-e-s par la question du droit des femmes, des « vers encomiastiques sur les “nouvelles” déesses Iuno, Pallas et Venus de François Habert » 1148 , à ceux de Philibert de Bugnyon. On trouve aussi chez Tournes dans les années 1550, des « panégyriques hyperboliques dans le goût de la “Parfaicte Amye” d’Antoine Héroët (1547) [attention, 1547 est la réédition chez Tournes des Opuscules d’Amour. La Parfaicte Amye est publiée en 1542] ou encore des traités pédagogiques comme la célèbre traduction de l’Institution de la femme chrestienne de Juan Luis Vivès, réimprimée plusieurs fois de suite avec succès » 1149 . D’autres textes des éditions lyonnaises peuvent être ajoutés à cette liste établie par Rigolot, publiés ou non chez Tournes, mais en tout cas produits par la florissante imprimerie lyonnaise : le Discours des Champs faëz de Claude de Taillemont (1553), les Rymes de Gentile et vertueuse dame Pernette Du Guillet (1545). Les publications des textes de Marguerite de Navarre, d’Hélisenne de Crenne ou de Claudine Scève (-Vauzelles) entrent sans doute dans la même perspective 1150 . Le syntagme Dames lionnoises, qu’on retrouve tardivement, dans la Deffense en faveur des Dames de Lyon, avec un brief discours de l’excellence et beauté de la femme, publié chez Pierre Michel, à Lyon, en 1596, et signé par un énigmatique Delphyen, semble être régulièrement utilisé comme désignant une communauté particulière au sein du royaume de France – pour preuve un texte de Jean Sève adressé aux Nobles Dames Lionnoises, imprimé à Lyon, par Iacques Moderne en 1547.
La publication des Euvres doit être replacée dans ce contexte de réflexion sur les droits des femmes. La querelle des femmes, autant rhétorique que politique, tourne autour d’un débat plus large sur l’Amour, en relation avec les théories humanistes, la redécouverte de Platon par l’intermédiaire de Ficin, et à laquelle de nombreux poètes ou écrivains, que l’on retrouve pour certains dans les Escriz, ont participé.
La particularité de l’humanisme labéen est d’être féministe, lyonnais et assumé non seulement dans l’œuvre en prose, mais aussi dans l’œuvre lyrique. Les poètes sont philosophes, et les philosophes poètes, position qui peut sembler aberrante aux platoniciens mais que défend Labé. La poétique lyonnaise n’est pas forcément celle de la Pléiade - il est nécessaire de s’interroger sur les choix que fait Labé d’une rhétorique, d’une poétique, marquée par des sources davantage lyonnaises et certainement plus féministes. La poétique labéenne est particulière en ce qu’elle implique la philosophie politique des humanistes.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 115.
Ibid., p. 116.
François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 70.
Ibid.
François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 175, citant les Angoysses, op. cit., p. 1.
François RIGOLOT, Poésie et Renaissance, op. cit., p. 71.
François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 14.
Ibid., p. 15.
Ibid.
Nous renvoyons pour cela au travail très détaillé de William KEMP, « Textes composés ou traduits par des femmes et imprimés en France avant 1550 : bibliographie des imprimés féminins (1488-1549) » in Littératures, n°18, 1998, op. cit. Le texte attribué à Claudine Scève-Vauzelles est une traduction d’un Pseudo-Boccacio, intitulé, Urbain le mescogneu filz de lempereur Federic Barberousse, qui par la finesse de certains florentins surprist le fille du Souldain, Histoire de Jehan Boccace non moins adventureuse que delectable, Lyon, Claude Nourry, 1533, p. 177.