Peut-on s’intéresser à l’humain en ne se préoccupant que du progrès de l’homme ? A la Renaissance, la question féminine fait naître un véritable débat suite à l’influence des nouvelles théories humanistes. Il s’agit pour l’auteure des Euvres non seulement de prendre part au débat sur l’éducation des femmes et leur égalité avec les hommes mais aussi d’y apporter une touche personnelle, par la revendication du droit à l’écriture (« mettre ses concepcions par escrit »), et plus, du droit à la gloire que peut procurer le talent littéraire (« et non dédaigner la gloire »). C’est le message global qu’elle veut transmettre à sa jeune et noble dédicataire, Clémence de Bourges, et à l’ensemble de ses lectrices, secondes destinataires de l’Epistre : « ne devons estre dedaignees pour compagnes tant es affaires domestiques que publiq » 1151 . Le nous utilisé désigne un ensemble dans lequel l’auteure s’inclut. Labé s’adresse ensuite à l’ensemble de son lectorat, hommes et femmes, pour évoquer le bien, terme platonicien, qu’apportera à l’ensemble de l’humanité l’éducation des femmes, puisqu’« outre la réputation que notre sexe en recevra, nous aurons valù au publiq, que les hommes mettront plus de peine et d’estude aus sciences vertueuses, de peur qu’ils n’ayent honte de voir preceder celles, desquelles ils ont pretendu estre tousjours superieurs quasi en tout » 1152 . La perspective est non seulement féministe mais humaniste en ce qu’elle engage les droits des femmes mais aussi des hommes, donc de l’ensemble des humains. La question de l’éducation des femmes s’inscrit dans la réflexion plus large portée par les humanistes sur l’instruction des enfants. La plupart des traités humanistes s’attachent cependant le plus souvent à former une élite, masculine, issue des classes aisées. Seule l’organisation de l’éducation des garçons est généralement envisagée, chez Guillaume Budé, Pierre Ramus ou Jean Bodin. L’idéologie masculine en matière d’instruction des enfants est longtemps restée essentiellement masculine et aristocratique.
Dans la querelle des femmes qui secoue la société des XIVème et XVème siècles, Christine de Pizan va être consacrée, la première, championne du sexe féminin. Elle met en évidence un facteur social important de l’infériorité des femmes dans la société renaissante : l’ignorance féminine est une nécessité politique et non une fatalité naturelle. Elle permet la domination, voire la tyrannie, des hommes. Dans le Thrésor de la cité des Dames, œuvre majeure du début du XVème siècle, elle riposte aux nombreuses accusations misogynes de la doxa et développe une théorie féministe et revendique une forme d’égalité intellectuelle des personnes des deux sexes, réclamant pour les femmes la même éducation que pour les hommes : son ouvrage est une liste des règles importantes qui doivent guider une princesse. Elle est en cela la première féministe puisqu’elle place la différence entre hommes et femmes au niveau de l’acquis (et non de l’inné). C’est la différence de leur formation dans la société qui les assigne à des rôles déterminés socialement. Si l’accès à la culture est, le plus souvent, reconnu pour les princesses et les reines, que leur haut rang social destinait à vivre à la cour, il n’en est pas de même pour les bourgeoises, les femmes du peuple n’étant même pas envisagées. Il est paradoxal de constater que les années 1550, et notamment à Lyon, ont vu se développer une élite féminine constituée de bourgeoises, femmes et filles de commerçants, pas toujours imprimeurs. La querelle s’amplifie. On « voit paraître pas moins de 891 textes traitant du problème de la femme » 1153 . Nous comptons parmi ces ouvrages ceux écrits par des femmes mais auusi « quelques titres publiés sous une signature féminine mais écrits en réalité par un homme » 1154 , comme celui de la Prognosticatio de Lichtenberger, paru sous le nom de Brigitte de Suède, De la vraye tranquilité de l’esprit sous celui d’Isabelle Sforza (en réalité Ortensio Lando, qui la connaissait), ou encore les fameux Comptes amoureux diffusés sous le nom de Jeanne Flore, dont une partie au moins aurait été écrite par des hommes. En France, la moitié des éditions concernant des textes de femmes provient de Paris « et un tiers de Lyon » 1155 . Ces textes sont variés tout autant que leurs auteur-e--s. Le médecin lyonnais Symphorien Champier est par exemple un défenseur des femmes comme le montre sa Nef des dames vertueuses (Lyon, 1503), « se lançant non seulement dans la louange des reines amazoniennes mais aussi dans la défense des dames injustement attaquées » 1156 . Les années 1550 sont celles d’une importante diffusion du féminisme. « Un genre littéraire se fait jour : le discours sur la supériorité des femmes, qui entretient des rapports étroits avec un autre genre : le recueil de vies de femmes illustres. Les deux genres se confondent fréquemment lorsque la louange de ces femmes sert à prouver la supériorité féminine. L’influence du De Claris mulieribus de Boccace fut déterminante à coup sûr. Il offrait aux apologistes du deuxième sexe un catalogue d’héroïnes célèbres pour leur vertu, leur courage, leur savoir et aussi leurs capacités politiques, intellectuelles, voire guerrières » 1157 . C’est dans ce catalogue, et celui des Epistres d’Ovide 1158 qui mettent en scène des femmes s’exprimant à la première personne,dans une longue plainte amoureuse, que puise Labé lorsqu’elle évoque certaines figures mythologiques dans le Débat (Dido, Artemise 1159 ), par la voix de Folie, définissant, parfois dans une tonalité burlesque, la plupart des grandes histoires humaines par des relations amoureuses ayant des femmes à leur principe. Alors que les circonstances ne s’y prêtent pas – il est le défenseur de Cupidon, donc d’une certaine masculinité sociale – Apollon lui-même se fait champion des femmes dans le Débat de Folie et d’Amour lorsqu’il évoque « Ariadne », qui sauva la vie de Thésée, ou « Hypermnestre », qui épargna son époux Lyncée 1160 . Plus loin, c’est Didon qui est de nouveau sollicitée, toujours dans le discours d’Apollon. Elle vient clore un long développement sur l’amour, source de poésie et de philosophie, amour, origine des plus beaux textes d’Homère, de Sappho, de Platon, d’Ovide, de Pétrarque, et… de Virgile : « Qu’a jamais mieus chanté Virgile, que les amours de la Dame de Carthage ? » 1161 . La périphrase désigne Didon. L’Enéide, par le miracle de la syntaxe labéenne,devient l’histoire de Didon davantage que celle d’Enée, le chant de la femme abandonnée (comme le fut Ariane par Thésée). Les Epistres d’Ovide sont une source apparemment inépuisable pour Louise Labé. Octovien de Saint-Gelais a proposé plusieurs traductions d’Ovide dont la première connue est celle imprimée chez Antoine Véard (1502-1503) 1162 . Parmi les divers manuscrits que Labé a pu fréquenter, nous nous arrêtons sur la table des matières de l’édition de 1546, publié à Paris chez Du Chemin 1163 : Cy apres ensuyt la table de ce present Livre des lettres, & epistres escrites & envoyees par les personnes qui sensuyvent. On y trouve la lettre & Epistre envoyee par chaste femme nommee Penelopé à son mary Vlisses mais aussi, la lettre & Epistre de Phedra à Hypolite, la lettre & Epistre de dido à Aenee, ou encore celles de Ariadne à Theseus, de Medee à Iason, et enfin de Sappho à Phaon 1164 . Il semble pertinent de relever la similitude entre les orthographes de noms propres choisies par Labé pour Dido, Ariadne, Sappho, Phaon, Medee… et celles utilisées par Saint-Gelais. La place donnée par Labé à Ulysse et Pénélope, présente implicitement, dans les Euvres, au premier sonnet de son canzoniere :
‘ Non havrai Ulysse o qualunqu’altro mai… 1165 ’et la place que l’épître entre les deux époux d’Ithaque occupe dans les Epistres d’Ovide traduites par Saint-Gelais, sont les mêmes. Connaissant le goût de Labé pour les échos, les rappels intertertextuels, les symétries et l’architecture poétique, ne devons-nous y lire qu’une « coïncidence » ? L’ensemble de la traduction de Saint-Gelais met en évidence la place importante tenue par des femmes de renom dans l’histoire mythique de l’élégie amoureuse puisque deux lettres seulement peuvent être attribuées à un émetteur homme en direction d’une destinataire femme : celle de Paris à Heleine et celle de Leander à Hero (qui reçoivent réponse d’Heleine à Paris et de Hero à Leander) 1166 . Toutes les autres sont présentées comme des écrits de femmes : voilà des devancières dont il s’agit de se réclamer pour Louise Labé, devancières légendaires chantées par Ovide. Enfin, on trouve une véritable équivalence textuelle dans la mise en légende du personnage de la « parfaite amie » dans les Euvres et dans les Epistres ovidiennes, notamment la vingt-et-unième, de Sappho à Phaon :
‘ Pour ce doncques ne me desdaigne mie,’ ‘ Si ie qui vueil demourer tienne amye… 1167 ’dont on trouve des échos dans la seconde élégie labéenne :
‘ Si say je bien que t’amie nouvelle… 1168 ’Quelques vers plus loin, Sappho prévient :
‘ S’il est ainsi doncques que nulles femmes’ ‘ Ne peult estre ou t’amye ou ta dame,’ ‘ Si elle n’est ainsi belle & parfaicte…1169 ’vers qui trouvent largement échos dans ceux de Labé :
‘ De toy, Ami, j’aye nouvelle aucune.’ ‘ Si toutefois pour estre ennamouré’ ‘ En autre lieu, tu as tant demeuré,’ ‘ Si say je bien que t’amie nouvelle…1170 ’puis plus loin :
‘ Et croy qu’ailleurs n’en auras une telle.’ ‘ Je ne dy pas qu’elle ne soit plus belle :’ ‘ Mais que jamais femme ne t’aymera,’ ‘ Ne plus que moy d’honneur te portera…1171 ’Le parallélisme des vers ovidiens et labéens est évident, tant dans la seconde élégie des Euvres, que dans les sonnets, notamment le sonnet XVII, sonnet du bois (motif en partie repris dans le sonnet XIX) :
‘ Des bois espais sui le plus solitaire :’ ‘ Mais j’aperçoy, ailleurs erré maint tour,’ ‘ Que si je veus de toy estre delivre,’ ‘ Il me convient hors de moymesme vivre’ ‘ Ou fais encor que loin sois en sejour...1172 ’dont on trouve des échos dans l’épître de Sappho à Phaon :
‘ Lequel abbrege mon plaisir sans sejour,’ ‘ Dont pour certain ne me contente mye’ ‘ Dequoy ne suis plus long temps endormye’ ‘ Ie cerche & quiers les foretz & les boys’ ‘ En plainctz & pleurs & lamentables voix...1173 ’Les échos et symétries fonctionnent à la fois thématiquement mais aussi lexicalement, tendant à établir une équivalence entre les vers mais aussi entre leurs énonciatrices, toutes deux féminines, mythiques, légendarisées, auteures dissimulées derrière des personae lyriques qui servent, paradoxalement, la gloire de leur nom, mais aussi de la communauté à laquelle elles appartiennent.
Les adresses des Euvres participent de la mise en avant des femmes, et plus particulièrement des lyonnaises. La première d’entre elles est celle de l’Epistre que nous avons déjà commentée. Le choix de Clémence de Bourges comme dédicataire des Euvres comme celui de Tournes, servent cette perspective féministe lyonnaise : la jeune fille, compatriote de Labé, d’un rang social plus élevé qu’elle, permet à l’auteure, comme le mythe d’Arachné, d’affirmer sa suprématie d’artiste, de montrer que le talent permet à une femme de petite extraction de servir de modèle aux jeunes nobles de sa cité ; sur la page de titre, Ian de Tournes occupe un espace typographique restreint comparé au nom de l’auteure et à son qualificatif lionnoize, tout comme la dédicataire des Euvres est réduite à ses initiales. On peut en conclure qu’il existe un rapport de supériorité de l’une sur les autres dû à la mise en évidence du nom de l’auteure et à la quasi disparition de ceux de son imprimeur et de sa dédicataire.
Si l’on observe encore plus attentivement cette page de titre de 1556, on s’aperçoit que Dame puis A Lion occupent l’espace central. L’espace communautaire, dans lequel s’écrivent les Euvres,est présent dès le titre du recueil. Labé ne s’adresse pas, dans l’Epistre, seulement à Clémence de Bourges mais bien à l’ensemble de ses lectrices les Dames de Lion, qu’elle incite à écrire, s’engageant par la même dès le seuil de son œuvre dans la querelle féministe : « ainsi ce dont vous escrivez vous contentera » 1174 . Le pronom est ambigu, désignant à la fois Clémence de Bourges et la communauté féminine. Labé l’affirme, c’est l’écriture qui peut amener le contentement de soi le plus parfait. Clémence de Bourges sera certes connue parce qu’elle est la dédicataire des Euvres de Louise Labé Lionnoise, mais plus encore si elle produit elle-même un texte littéraire : « Pource, nous faut il animer l’une l’autre à si louable entreprise : De laquelle ne devez eslongner ny espargner votre esprit, jà de plusieurs et diverses graces accompagné : ny votre jeunesse, et autres faveur de fortune, pour aquerir cet honneur que les lettres et sciences ont acoutumé porter aus personnes qui les suyvent » 1175 . La dernière partie de la phrase est claire : l’adresse à l’autre permet de se mettre en avant soi, puisque l’honneur appartient à celle qui écrit, celle qui a obtenu « honneur » (or, dans ce cas précis, c’est Louise Labé, les Euvres qui suivent l’Epistre le prouvent assez).
Le Débat, écrit sous forme de dialogue, fonctionne aussi sur l’adresse : les personnages de la fable mythologique s’adressent les uns aux autres et le texte, dans son entier, s’adresse aux lecteurs/trices. Les élégies – dont une des particularités stylistiques est leur origine commune, étymologiquement, avec l’épître, synonyme de lettre, de missive – impliquent nécessairement une situation d’énonciation composée d’un-e émetteur/trice et d’un-e destinataire (d’une adresse à l’autre, « saillie » hors de soi). Elle peut être en vers, comme celles d’Ovide (les Héroïdes sont traduites sous le nom d’Epistres, nous l’avons vu). Les élégies désignent quant à elles un discours poétique assez long et le plus souvent plaintif. Les adresses que contiennent les trois élégies des Euvres influencent cependant notre lecture : il ne s’agit pas seulement de se plaindre mais de se plaindre à quelqu’un ou quelqu’une. C’est le sens du chant de la première élégie, placé sous la double protection d’Apollon et de Sappho 1176 , où la persona lyrique s’adresse à son instrument :
‘ O dous archet, adouci moy la voix,’ ‘ Qui pourroit fendre et aigrir quelquefois,’ ‘ En recitant tant d’ennuis et douleurs,’ ‘ Tant de despits fortunes et malheurs. 1177 ’L’adresse est lyrique mais elle est au service d’un discours communautaire :
‘ …Dames, qui les lirez,’ ‘ De mes regrets avec moy soupirez. 1178 ’La communauté féminine est convoquée en tant qu’ensemble des lectrices (lirez) et des complices : la construction inversée, qui fait d’avec moy le point central du vers, place à la rime lirez et soupirez. Les dames deviennent poètes en étant simplement lectrices-complices de la persona élégiaque. Moy sert de miroir, de charnière, à cette complicité des dames et du je de la plainte lyrique.
‘ Possible, un jour je feray le semblable,’ ‘ Et ayderay votre voix pitoyable’ ‘ A vos travaus et peines raconter,’ ‘ Au tems perdu vainement lamenter.’La complicité est complète puisque le je lyrique inverse la situation dans l’ordre de la probabilité pour rappeler aux dames qu’elles appartiennent à la même communauté, celle de Sappho, celle d’Ariane, celle de Didon – et l’on retrouve de nouveau la source des Euvres que peut être la traduction par Saint-Gelais des Epistres d’Ovide – des femmes abandonnées qui n’ont plus que leur voix pitoyable, pour se lamenter sur la lyre. Mais le je lyrique se place cependant une fois encore au-dessus de la mêlée, car il est premier dans la souffrance et le chant, et capable d’aider les autres à raconter leurs peines. Il y a une intention dans les élégies labéennes, de l’ordre parfois du manifeste, ce que l’on retrouve dans la prose de l’Epistre dédicatoire : « S’il y ha quelque chose recommandable apres la gloire et l’honneur, le plaisir que l’estude des lettres ha acoutumé donner nous y doit chacune inciter » 1179 . Le programme est de libérer les femmes dans leur ensemble (« nous ») et leur individualité (« chacune ») de la tyrannie masculine en les faisant s’appliquer « aus sciences et disciplines », c’est-à-dire en les éduquant. La volonté pour les femmes d’« apprendre » se conjugue avec celle de « montrer aus hommes le tort qu’ils nous faisoient en nous privant du bien et de l’honneur qui nous en pouvoit venir » 1180 . L’auteure utilise un terme platonicien (« bien ») pour définir ce dont les hommes ont frustré les femmes. Labé sollicite les femmes à « employer cette honneste liberté que notre sexe ha autre fois tant desiree » 1181 , et de le faire pour le bien commun. Il est alors pertinent d’étudier les Elégies et Epistres labéennes comme un groupe textuel tissé d’échos et dont la thématique principale est l’humanisme féministe.
En 1548, Thomas Sébillet 1182 distingue les élégies des épîtres : « l’épître Française faite en vers, a forme de missive envoyée à la personne absente pour l’acertener ou autrement avertir de ce que tu veux qu’il sache, ou désire entendre de toi, soit bien, soit mal, soit plaisir, soit déplaisir, soit amour, soit haine ». Elle « n’est autre chose qu’une lettre missive mise en vers » quand l’élégie se doit de traiter « des passions amoureuses, lesquelles tu n’as guère vues ni ouïes vides de pleurs et de tristesse ». Ainsi, « Prends donc l’élégie pour épître amoureuse », conclut Sébillet. Dans le Privilège de 1554, les termes utilisés pour désigner les diverses pièces des Euvres sont : « quelque Dialogue de Folie et d’Amour : ensemble plusieurs Sonnets, Odes et Epistres… » 1183 . Labé, en 1556, a cependant choisi le terme d’élégies pour remplacer épîtres. « Récuser Epistres pour Elégies pourrait être la stricte application d’une recommandation de la Défense et Illustration de la langue française :
Quand aux Epistres, ce n’est un poeme qui puisse grandement enrichir nostre vulgaire : pource qu’elles sont voluntiers de choses familieres, et domestiques, si tu ne les voulois faire à l’immitation d’Elegies, comme Ovide.
C’est bien ce que fait Louise Labé, choisissant les Héroïdes d’Ovide comme modèle principal de ses élégies » 1184 .
Nul doute que l’auteure des Euvres a lu ces traités et les applique, mais aussi qu’elle s’en distingue. Ses élégies sont des missives adressées sans doute, mais pas toujours à un « amant » supposé qui l’aurait abandonnée. Elles s’adressent : à sa propre persona lyrique et l’ensemble de son lectorat, notamment les « Dames » 1185 qui vont la lire, pour la première ; à son « Amy » dont elle attend le « gracieus retour » 1186 , dans une posture à la fois sapphique et ovidienne (sous influence de Saint-Gelais) pour la seconde ; aux « Dames Lionnoises » 1187 , de nouveau revendiquées comme ses lectrices privilégiées, dans la troisième et dernière pièce. Les adresses permettent à Labé deux choses : d’exister en tant que persona d’auteure légendaire puisque ce sont à chaque fois ses lecteurs/trices qui sont sollicité-e-s, s’exprimant sous les traits d’une persona lyrique imaginaire ; mais aussi de se présenter comme modèle lyonnais d’une communauté féministe. Ces lectrices sont d’ailleurs sans cesse rappelées à leur condition principale : lionnoises, et ce jusqu’au sonnet XXIV du canzoniere labéen où la proximité du vers 1 :
‘ Ne reprenez, Dames, si j’ay aimé…’et de la clausule du recueil : FIN DES EUVRES DE LOUISE LABE LIONNOIZE, nous sollicite à identifier les dames auxquelles s’adresse la persona lyrique comme des lyonnaises 1188 . Labé s’adresse à une communauté dont elle fait partie et qu’elle décide de revendiquer et de défendre, en reprenant la thématique générale des Epistres d’Ovide traduites par Octovien de Saint-Gelais. Elle s’inscrit ainsi dans la même lignée féministe que Du Moulin dans sa préface à la publication des Rymes de Pernette Du Guillet. L’originalité de Labé est d’être une femme défendant la cause des femmes en se posant comme modèle féministe possible dans un contexte particulier qui est celui de Lyon.
Du Moulin – comme Jeanne Flore avant lui – s’est en effet adressé aux Dames lyonnoises, dix ans exactement avant la publication des Euvres : « la memoire de vous puisse testifier à la postérité de la docilité et vivacité des bons espritz, qu’en tous artz ce climat lyonnois a tousjours produit en tous sexes… » 1189 . La visée politique de ce discours est évidente : des hommes et des femmes travaillent ensemble à faire de Lyon une capitale, d’une dimension plus importante encore que celle de capitale des Gaules. La mise sur le même plan par la symétrie de la construction (soutenue par l’utilisation de la conjonction de coordination) en « tous artz » des personnes de « touz sexes » est révélatrice. Pernette Du Guillet est accompagnée à sa manière d’hommes « coordonnés » à sa poétique. L’épitaphe ajoutée à la fin des Rymes dans l’édition de Tournes est significative : elle est composée de quatre textes, dont le dernier est écrit par Jean de Vauzelles – I. D.V. – . Le poète y fait référence, une fois encore, à un ensemble des dames Lyonnaises 1190 . Préface et épitaphe des Rymes correspondent par ailleurs, de façon symétrique, pour rappeler l’importance de ces lyonnaises.
Par les rapprochements faits entre le texte labéen et le texte ovidien des Héroïdes, mais aussi par une discrète reprise des Dames de renom de l’ouvrage de Boccace, nous pouvons affirmer que Labé se place comme modèle possible d’une émancipation des femmes par le savoir, se comparant pour cela à la moins contestable d’entre elles : Sappho. Le fait même de brouiller les pistes, dans l’expression comme dans les adresses, c’est-à-dire globalement par le système énonciatif, entre le je réel d’auteure et la persona lyrique s’exprimant à la première personne, participe de cette identification Labé-Sappho. « L’agencement du volume est donc subtilement utilisé par Louise Labé pour rendre son œuvre signifiante, et ceci en jouant sur une ambiguïté : si on ne peut faire coïncider le je de l’amante qui s’exprime dans le canzoniere avec le je de l’auteur qui s’exprime dans l’épître dédicatoire, tout le volume s’ingénie pourtant, par de subtiles interférences, à établir des liens entre les deux… » 1191 . Par ce biais, et comme Sappho, héroïne d’un poème d’Ovide dans la traduction de Saint-Gelais, Labé s’inscrit dans la « chaîne des propos qui lient entre eux les auteurs par des actes de reconnaissance réciproque : le statut d’auteur que le volume s’efforce de revendiquer est le premier pas vers l’accession au rang de personnage de la Fable, et les textes d’hommage sont la consécration de cette accession » 1192 . Il n’est donc pas étonnant que dans une même liste du Débat labéen se trouvent mêlé-e-s auteur-e--s réel-le-s et personnages mythiques : « Orphee, Musee, Homere, Line, Alcee, Saphon, et autres Poëtes et Filozofes : comme Platon… » 1193 . La collection d’hommages de fin de volume et le choix de la dédicataire par Labé doivent être mis en rapport : il s’agit d’un encadrement de l’œuvre qui joue sur la communauté lyonnaise, sur l’adresse à Lyon et à ses particularités. La portée stratégique nous semble avant tout communautaire et les visées féministes. Il s’agit d’une part, pour l’Epistre, véritable défense et illustration de la querelle des femmes, de revendiquer la gloire inaliénable que peuvent obtenir les femmes dans l’exercice poétique, d’autre part d’en faire tangiblement la preuve par des Escriz qui glorifient, enfin, le nom de l’auteure des Euvres. L’ode XXIV de ces Escriz est en cela significative : elle instaure bien Louise Labé en modèle légendaire, la plaçant dans la liste des « cleres femmes » : Sémiramis, Penthasilée, Bradamante, Marphise… en rappel des élégies et des sonnets. Labé est portée au devant de la scène poétique – comme un modèle de poésie écrite par une femme – par un groupe lyonnais que nous allons maintenant détailler. Peut-on dire alors, comme Michèle Clément, que l’auteure des Euvres est « la réponse du milieu lyonnais à l’hégémonie poétique de la Pléiade… » 1194 ?
Ibid.
Ibid.
Madeleine LAZARD, Les Avenues de Fémynie, op. cit., p. 30.
William KEMP, « Bibliographie des imprimés féminins », art. cit., p. 152.
Ibid., p. 154.
Eliane VIENNOT, « La diffusion du féminisme au temps de Louise Labé », art. cit., p. 24.
Madeleine LAZARD, Les Avenues de Fémynie, op. cit., p. 30.
OVIDE, Vingt et une epistres, translatées de latin en françoys par Octovien de Saint-Gelais, op. cit.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 53.
Ibid., p. 71.
Ibid., p. 77.
Michèle CLÉMENT, « Louise Labé et les arts poétiques », art. cit., p. 67.
OVIDE, Vingt et une epsitres, translatée de latin en françoys par Octovien de Saint-Gelais, op. cit.
Ibid., p. 180.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 121.
OVIDE, Vingt et une epistres, translatée de latin en françoys par Octovien de Saint-Gelais, op. cit., p. 181.
Ibid., p. 149.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 112.
OVIDE, Vingt et une epistres, translatée de latin en françoys par Octovien de Saint-Gelais, op. cit., p. 149.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 112.
Ibid., p. 113.
Ibid., pp. 130-131.
OVIDE, Vingt et une epistres, translatée de latin en françoys par Octovien de Saint-Gelais, op. cit., p. 154.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 43.
Ibid., p. 42.
Ibid., p. 107. Nous rappelons les vers 1 à 16 de la première élégie.
Ibid., vers 17 à 20.
Ibid., p. 108, vers 43-44.
Ibid.
Ibid., p. 41.
Ibid.
Thomas SÉBILLET, Art poétique français, in Traités de Rhétorique et de Poétique de la Renaissance, op. cit., pp. 128 et 129 pour l’ensemble des citations.
Ibid., p. 37.
Michèle CLÉMENT, «Louise Labé et les arts poétiques», art. cit., p. 66.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 108
Ibid., p. 111.
Ibid., p. 115.
Ibid., pp. 134 et 135.
Antoine Du MOULIN, Aux dames lyonnoises, préface aux Rymes de Pernette DU GUILLET, Lyon, Jean de Tournes, 1545. Cité notamment par François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., pp. 170-171.
Pernette DU GUILLET, Rymes, Lyon, Jean de Tournes, 1545, p. 6.
Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 180.
Ibid., p.182.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p.77.
Michèle CLÉMENT, « Louise Labé et les arts poétiques », art. cit., p. 65.