B- La querelle des Amyes

Dès les premières bibliographies nationales, « celles de François de la Croix du Maine et d’Antoine du Verdier (1584) » 1195 , les femmes doctes trouvent une place dans la vie littéraire du XVIème siècle, une place cependant relativement réduites : « En fait, de la première édition d’un texte de femme, en 1497 – le Trésor de la Cité des Dames de Christine de Pizan –, à la première édition de l’Ombre de la demoiselle de Gournay, la fille d’alliance de Montaigne, en 1626, seules 35 femmes auteurs ont été publiées, dont une vingtaine de leur vivant, et une dizaine ont connu une réelle célébrité » 1196 . Le chiffre, selon Eliane Viennot, doit cependant être revu largement à la hausse. Il semble exister un écart entre l’intérêt porté aux femmes, et notamment à leur éducation, et la rareté des publications de toutes celles qui ont pourtant joué un rôle dans les lettres de la Renaissance.

La querelle des femmes et le débat sur la parfaite amye viennent directement de l’idéalisation fantasmatique des dames de la littérature courtoise. Au XIIème siècle, le célibat monastique passe pour une existence de choix quand le mariage est violemment mis en accusation. Les auteurs sont la plupart du temps des clercs. Ils se méfient des femmes qu’ils ne connaissent pas ou peu. La littérature courtoise s’inscrit dans la suite logique de la tradition antimatrimoniale, puisque la fin’amor n’existe qu’hors mariage, dans une relation adultère. La querelle porte essentiellement, à son principe, sur l’amour et le mariage, puis glisse progressivement sur la bonté ou la malice des femmes. Les deux auteurs du Roman de la Rose, dont la diffusion, notamment avant 1550, prouve le succès incontestable, exposent dans le même ouvrage deux partis-pris différents, voire opposés. Le premier, Guillaume de Lorris, défend l’amour courtois et l’exaltation de la Dame. Jean de Meung, au contraire, critique violemment le mariage dans la seconde partie et se montre d’un antiféminisme résolu. L’éloge que semble faire Apollon du mariage dans le Débat de Folie et d’Amour est pour le moins problématique: « Tel est l’honneur que les plus savans et les plus renommez des hommes donnent à Amour. Le commun populaire le prise aussi et estime pour les grandes experiences qu’il voit des commoditez, qui proviennent de lui. Celui qui voit que l’homme (quelque vertueus qu’il soit) languit en sa maison, sans l’amiable compagnie d’une femme, qui fidelement lui dispense son bien, lui augmente son plaisir, ou le tient en bride doucement, de peur qu’il n’en prenne trop, pour sa santé, lui ote les facheries, et quelquefois les empesche de venir, l’appaise, l’adoucit, le traite sain et malade, le fait avoir deus corps, quatre bras, deus ames, et plus parfait que les premiers hommes du banquet de Platon, ne confessera il que l’amour conjugale est dine de recommandation ? et n’atribuera cette felicité au mariage, mais à l’amour qui l’entretient » 1197 . Exaltation apparente de l’amour, ici de genre féminin (le qualificatif conjugale porte le genre du substantif), ce discours n’est-il pas éloge contradictoire ? Ce texte décrit en effet une condition matrimoniale aliénante où l’épouse se multiplie au bénéfice de son époux. Le caractère fantasmatique de cette supposée union fusionnelle, défavorable à celle qui se trouve au service de son mari, est mis en évidence par Mercure un peu plus loin : « dites moy entre vous autres Signeurs, qui faites tant profession d’Amour, ne confessez vous, que Amour cherche union de soy avec la chose aymee ? qui est bien le plus fol desir du monde : tant par ce, que le cas avenant, Amour faudroit par soymesme, estant l’Amant et l’Aymé confonduz ensemble… » 1198 , retournant l’argument d’Apollon au profit de Folie. S’il ne doit rechercher la fusion, décrite comme de toutes façons comme impossible, l’humain doit vivre à deux, sur un pied d’égalité. L’homme a beau être vertueus, il ne sait vivre seul sans languir (« apres avoir longuement soupiré, ploré et crié, les uns se rendent Moynes : les autres abandonnent le païs : les autres se laissent mourir », nous dit Mercure non sans humour burlesque et facétie sur les raisons de la plainte élégiaque 1199 ). Le mythe androgynique platonicien prouve que chacun-e- doit trouver sa moitié pour vivre heureux/se, mais non pas qu’il/elle doit se fondre en elle/lui. Mercure replace le discours philosophique dans le cadre de la parabole, ou, du moins, de la métaphore, faisant donc implicitement l ‘éloge du mariage qui doit être union consentie entre deux sujets (et non union forcée et multiple comme semble le croire Jupiter, qu’Amour a mis en défaut au discours IV). Notons d’ailleurs qu’Amour est de genre féminin lorsqu’il est conjugale dans le discours labéen. Le discours mercurien peut être envisagé comme est un écho burlesque et facétieux de l’Epistre où Labé affirmait plus sérieusement la nécessité politique de donner aux femmes la place de « compagnes tant es affaires domestiques que publiq de ceus qui gouvernent et se font obeïr » 1200 . Labé s’oppose très clairement aux textes misogynes de la Louenge des femmes – où il est précisé que les femmes doivent être mises au rang de « serfs » ou « esclaves » 1201 – qui fait l’éloge du célibat :

‘ En premier lieu, ie te vueil adviser’ ‘ Qu’au mariage, aucun ne peult viser’ ‘ S’il ne fait but de la chose du monde’ ‘ Moins proufitable, & plus vile, & immonde.’ ‘ Ceste chose est (Dieu me gard de diffame’ ‘ Disant un mot tant vilain) une femme… 1202

Pour André Misogyne, l’élément le plus détestable dans le mariage est l’épouse. Labé a probablement lu cet ouvrage collectif de 1551 publié chez Tournes, auquel elle répond. Lorsque Misogyne évoque le malheureux Priam et sa descendance, donc, implicitement, Enée, qui :

‘Fut, peu faillut, arresté en chemin,’ ‘Et empesché, de fonder ce grand œuvre ’ ‘Par le malheur, qui souz femme se coeuvre…1203

L’attaque porte contre Didon, dont on a vu la vision peu traditionnelle qu’en donnait Labé, faisant de l’Enéide, le chant des « amours de la Dame de Carthage » 1204 . A la suite d’Ovide et de Boccace, Labé redonne à nombre de femmes légendaires, mythiques ou littéraires, leur place au Panthéon : « Et pour en venir aus femmes, ne sauva Ariadne la vie à Thesee ? Hypemnestre à Lyncee ? » 1205 . Le caractère civilisateur qu’Apollon attribue à Amour, dans un processus de revalorisation des femmes (puisque sont convoqués « une femme ou homme d’esprit » à la suite de cette démonstration) : « Combien plus tot choisiriez vous un homme propre, bien en point, et bien parlant, tel qu’il ne s’est pù faire sans avoir envie de plaire à quelcun ! Qui ha inventé le dous et gracieus langage entre les hommes ? et ou premierement ha il esté employé ? […] il y avoit quelque maniere plus douce et gracieuse, que le commun : de laquelle userent Orphee, Amphion et autres. Et ou en firent preuve les hommes, sinon en Amour ? » 1206 , suit la critique des « Mysanthropes », « exemptez d’amour », « gens mornes, sans esprit », « Loups garous » que sont ceux qui n’aiment pas. Or, le plaidoyer d’Apollon semble tout autant être en faveur d’Amour que contre les arguments utilisés par André Misogyne :

‘ Et s’il fault croire aux biens disans Poëtes’ ‘ (Lesquelz faisans morts vivre, parler bestes,’ ‘ Arbres marcher, s’ilz le font sans saison’ ‘ Ne le font pas sans couverte raison)’ ‘ Les Dieux haultains, exempts du sort humain’ ‘ Qui tiennent nous, & le monde en leur main,’ ‘ N’ont ils esté maintefois despouillez’ ‘ De deïté, d’humanité souillez’ ‘ Et bien souvent, de bestialité,’ ‘ Par ce malheur, cy devant recité ? 1207

Si Misogyne vise les femmes, et Labé vise Misogyne, en en faisant ce qu’un humaniste ne saurait être, un Mysanthrope, celui qui ne saura jamais « eslever et exalter » 1208 sa vie.

Dans cette misogynie ambiante, la querelle des « Amyes » est la suite logique de la querelle des femmes. Elle prend la forme d’une joute mondaine sur le thème des femmes et de l’Amour. L’origine de ce débat est sans doute la traduction en 1537 du Courtisan de Castiglione, bréviaire de François Ier et de tout homme et femme de cour dignes de ce nom. Le Courtisan vulgarise la doctrine platonicienne de l’Amour interprétée par Marsile Ficin. Bertrand de La Borderie s’inspire du chapitre III du texte de Castiglione dans son Amye de Court, texte qui fait éclater la querelle. On ne peut savoir si ce texte est une apologie ou une satire des choix émancipateurs mais pour le moins intéressés et matérialistes de la courtisane dépeinte par La Borderie. Le texte, plein de cynisme et assez éloigné des perspectives humanistes, suscite de vives réactions dont celle de Charles Fontaine, présent dans les Escriz aux côtés de Marot et Moulin 1209 , qui riposte par sa Contr’Amye de court. La Parfaicte Amye d’Antoine Héroët, panégyrique des platonismes de Ficin, Bembo, Castiglione, est sans doute un des ouvrages les plus intéressants du point de vue de son écho dans les Euvres. Labé expose, par l’intermédiaire de ses diverses voix, une philosophie de l’amour conçue comme une alliance entre les deux sexes, union de deux esprits et de deux corps, en accord avec le platonisme ficinien où le couple amoureux peut s’entraimer dans la réciproque :

‘ Si m’acollant me disoit, chere Amie,’ ‘ Contentons nous l’un l’autre…1210

réciproque permise par la mise en égalité des pronoms de personne, le tu s’adressant au je pour former un nous composé de l’un et de l’autre, dans un sonnet XIII, pivot du canzoniere labéen, souvent considéré comme le sonnet de l’accolade andogynique, où le je rend la pareille au tu à la strophe suivante :

‘ Si de mes bras le tenant acollé…’

Mais le platonisme ficinien exclut la sensualité nécessaire à la lyrique labéenne, influencée par le pétrarquisme, qui suppose la soumission de l’un à l’autre, d’où une tension qui peut donner l’apparence d’une aliénation du je au tu. C’est ce nous disent les vers 81 et 82 de l’élégie II  :

‘ Tu es tout seul, tout mon mal et mon bien :’ ‘ Avec toy tout, et sans toy je n’ay rien…1211

Dans une symétrie parfaite, tu et je apparaissent en fonction sujet à chaque bout de l’affirmation, quand les formes pronominales objectives ou de déterminants possessifs occupent l’espace central : tu / mon et mon – toy et toy / je. Il semblerait qu’il y ait progrès d’un-e amour-e aliénant-e où l’un est l’autre, dans les élégies, à un-e amour-e émancipatrice où l’un et l’autre peuvent s’aimer et en prendre plaisir, par exemple au sonnet XVIII :

‘ Jouissons nous l’un de l’autre à notre aise…1212

émancipation que l’on retrouve dans la saillie labéenne (le sonnet XVIII se termine en effet sur ce mot, explication du seul contentement possible de la persona lyrique). L’aliénation n’est pas vécu comme un bien :

‘ Que si je veus de toy estre delivre’ ‘ Il me convient hors de moymesme vivre…1213

dans le sonnet XVII, où il s’agit bien d’un être qui est l’autre. Pour être délivré de l’autre, il faut savoir sortir de soi. Etre l’un ET l’autre, et non l’un EST l’autre. Les termes Amy / i / ye / ie sont régulièrement utilisés dans le corpus labéen : dans l’élégie II (Comme j’atens, helas, de jour en jour / De toy, Ami, le gracieus retour 1214 ), puis dans les sonnets VII (Mais fais, Ami… 1215 ), XIII, XVIII et XXIII (Pardonne moy, Ami… 1216 ). Le je lyrique élégiaque se présente comme une parfaicte amye des vers 49 à 80, celle qui possède beauté, vertu, grace et faconde, qui est estimee, flatee, exaltee, dans toute l’Europe ou presque. Ici encore, les vers labéens s’opposent à ceux de Misogyne dans son Epistre contenue dans le recueil collectif La Louenge des femmes. En effet, tout le champ lexical de l’accolade et du baiser, du plaisir et de la jouissance, qu’on trouvait déjà chez Ovide 1217 , est dénigré par Misogyne 1218 .

La philosophie d’Amour d’Héroët – par ailleurs traducteur de Platon, et proche de Fontaine qui participe avec lui aux Opuscules d’Amour publiés en 1547 chez Tournes –, dans sa Parfaicte Amye est suivie par Labé dans ses élégies et ses sonnets comme dans son Débat, métamorphosée en une philosophie sensuelle d’exaltation du plaisir et de la jouissance, contentement de deux sujets unis par choix :

‘ Si m’acollant me disoit, chere Amie ’ ‘ Contentons nous l’un l’autre… 1219

Il s’agit bien de se donner contentement 1220 , de jouir l’un de l’autre, afin de retrouver l’androgyne platonicien :

‘ Chacun en soy et son ami vivra… 1221

La construction du vers met en évidence la symétrie axiale chère à Labé en soy et son ami occupant le centre d’une phrase qui pourrait se résumer à son premier et son dernier mot : Chacun vivra. Les longues listes d’amants-amantes, récurrentes dans les Euvres, notamment le Débat et les Elégies, tout droit sorties des vingt et une épîtres d’Ovide dans la traduction d’Octovien de Saint-Gelais, participent de la même problématique féministe platonicienne :

‘ Si meritoient elles estre estimees,’ ‘ Et pour aymer leurs Amis estre aymees…1222

Il y a une nécessaire réciprocité dans l’Amour labéen.

La querelle des Amyes est-elle un débat de cour où s’affrontent tenants et adversaires de la doctrine platonicienne du parfait amour ou un conflit de sexes doublé d’un conflit de classe entre bourgeoisie et aristocratie ? Servie par Labé, la querelle des femmes et des Amyes tend à devenir une véritable revendication féministe soutenue par le milieu lettré lyonnais, une réponse humaniste à la misogynie du temps. Le rapprochement entre Sappho et Labé, voulue par l’auteure des Euvres et les poètes des Escriz, participe de ce féminisme militant. « Le lecteur averti des Euvres pouvait non seulement comparer Louise Labé à Sappho mais reconnaître dans le recueil de 1555 les “traits dominants” que partageaient les deux poétesses… » 1223 . Labé est l’exemple lyonnais, la réponse féministe à l’hégémonie masculine et nationale de la Pléiade. « Retrouver la voix de Sappho, c’était donc répondre avant tout à l’attente des milieux humanistes » 1224 , notamment lyonnais.

Le contexte lyonnais joue dans l’implication féministe des Euvres tout autant que le sexe de leur auteure. En effet, il semble que la controverse entre les féministes et les antiféministes se conjugue avec une controverse entre poètes nationaux et poètes lyonnais. Lyon dispute à Paris le rôle prépondérant dans l’histoire des lettres françaises, le rôle de cité de passation des pouvoirs, notamment entre Marot et la Pléiade, à l’image de son implication politique dans la reconnaissance d’Henri II comme successeur de François Ier au moment de sa triomphale entrée dans la Capitale des Gaules. Les traités de rhétorique et de poétique le prouvent mais aussi les prises de position sur la question des droits des femmes. Lyon se veut au cœur des débats philosophiques et poétiques. Si on ne peut véritablement parler de clan lyonnais ou d’école – aucun canon n’a été imposé à ses membres – il existe cependant « une forte communauté culturelle, souvent désignée par l’expression latine de sodalitium lugdunense, dans les années où Louise Labé est active » 1225 . Ce groupe lettré revendique haut et fort son appartenance à la cité des deux fleuves dont la culture particulière est définie par son autonomie relative vis-à-vis de Paris et du pouvoir central (Parlement, roi, Sorbonne) et son cosmopolitisme économique et social dû aux diverses communautés ethniques et religieuses installées dans ses murs. Deux ans avant la parution des Euvres, Claude de Taillemont publie le Discours des champs faëz à l’honneur et exaltation de l’Amour et des Dames 1226 . Farouche féministe, il défend un point de vue sur les droits des femmes très proche de celui qu’on trouve dans l’Epistre, notamment celui qui consiste à inciter les dames lyonnaises à imiter Du Guillet, donc à « eslever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenoilles et fuseaus » 1227 . On peut lui attribuer trois sonnets au moins des Escriz, les sonnets VI et VII, signés de la devise DEVOIR DE VOIR qu’on trouve dans les Champs faëz, et qui jouent sur l’anagramme Belle à soy / à soy belle, ainsi que le sonnet VIII qui, s’il n’est pas signé, reformule à son neuvième vers l’anagramme. Taillemont, exemplaire champion des Dames, partisan de leur éducation, reprenant en cela Pizan et Boccace, fustige ceux qui ont interdit et interdisent encore aux femmes l’accès au savoir, nous faisant prendre pour vérité absolue ce qui n’est qu’un fait culturel. Il démontre par ailleurs que l’ignorance est la mère de tous les vices : « ignorance, mere de tous les maux… » 1228 . Le féminisme de Taillemont s’inscrit dans la continuité de celui de Christine de Pizan, et est le résultat de l’éducation humaniste à laquelle l’auteur a eu droit au collège de la Trinité. Les Champs faëz sont publiés en 1553, sous le patronage de Bembo et des ses Azolani, d’après ce qu’en dit Charles Fontaine qui en assure le poème liminaire, mais l’influence romanesque des Champs faëz est sans doute plus celle de l’Arioste selon Jean-Claude Arnould. La Philosophie d’amour de Léon l’Hébreu semble aussi avoir joué un rôle non-négligeable dans l’élaboration de l’ouvrage de Taillemont mais « l’adoption des modes néoplatoniciennes est le cadre d’un affranchissement autant littéraire que linguistique » 1229 pour le lyonnais. Dans le discours de Taillemont, les femmes doivent apprendre à connaître et à se connaître (on verra plus loin à quel point ce détour, par le pronom réfléchi et la connaissance de soi socratique, est important dans les Euvres), dans une véritable perspective humaniste. Les rapports entre les Champs et les Euvres sont manifestes. Labé l’affirme, écrire a été pour elle « un honneste passetems et moyen de fuir oisiveté » 1230  : l’argument sert contre Vivès qui estime qu’on doit laisser les femmes apprendre à lire pour leur éviter l’oisiveté (mais uniquement la Bible…). Il s’agit pour Labé de dépasser le simple jeu mondain de la querelle des femmes pour affirmer l’injustice faite à celles qui veulent « eslever un peu leurs esprits par-dessus leurs quenoilles et fuseaus » 1231 . Labé utilise le même système rhétorique ici que Mercure contre Apollon : il s’agit d’utiliser l’argument pour le retourner en contre-argument.

Taillemont publie ses Champs faëz à Lyon : il semble que naisse une véritable conscience féministe lyonnaise en rapport avec les débats sur l’éducation des femmes et la quête d’une parfaicte amye. La traduction du traité espagnol de Vivès est sortie des presses de Tournes en 1543 : peut-on alors supposer que la préface de Du Moulin, l’ouvrage de Taillemont et l’Epistre de Labé – qui n’est pas forcément le texte le plus tardif puisque les Euvres ont pu circuler sous forme de manuscrits avant leur publication selon ce que nous en dit le Privilège de 1554 – soient une réaction humaniste à l’Institution de la femme chrétienne dont la position sur l’accès des femmes au savoir était très prudente, voire répressive ? Le discours féministe est en tout cas au cœur des préoccupations de plusieurs poètes du sodalitium lugdunense. En quoi le discours labéen sert-il la place de Lyon dans le Royaume de France et des Lettres ? Lyon exerce sans conteste une fascination sur les lettrés du royaume dans les années 1550 : Antoine Du Moulin et Charles Fontaine (s’il ne s’agit pas de Calvy de La Fonteine) sont à Lyon depuis 1544 (voire avant sans doute) pour l’un et 1537 pour l’autre. Ils sont tous deux mentionnés dans les Euvres, comme le sont Marot et Scève. L’ode XXIV des Escriz associe les quatre poètes en insistant sur la qualité de la caution apportée à la production labéenne (en plus de la quantité). Seule la participation de Scève à l’hommage est cependant avérée (il signe de sa devise le troisième texte) quand celle des trois autres n’est que possible, voire très hypothétique dans le cas de Marot. Mais quoiqu’il en soit, le texte XIII cultive une allure marotique, reprend une formule intertextuelle marotique (si je ne puis assez louer Louïze 1232 rappelle le Louez moi Louïze devenu célèbre 1233 ), et se déclare d’un genre marotique, l’Estreine. Cela est déjà en soi significatif. Les liens entre Marot, Scève, Du Moulin et Fontaine doivent être davantage explicités. Du Moulin est un collaborateur régulier de Tournes et connaît Marot dont il a publié les œuvres. Fontaine, fidèle ami de Scève, a lui-aussi donné, chez Roville (ou Rouillé), une édition des œuvres de Marot en 1550. Les deux poètes ont pu participer, avec Scève, à l’entreprise des Escriz qu’ils contribuaient à placer sous l’égide de Marot. Ils sont de plus deux ardents défenseurs de la cause des femmes, l’un par son implication dans la publication des Rymes de Du Guillet, l’autre par sa participation à la querelle des Amyes. Ils ne pouvaient que louer Louise Labé mais rien ne nous dit explicitement qu’ils l’aient fait. Le silence de Fontaine sur Labé, dans ses Ruisseaux, où il célèbre un très grand nombre de lyonnais contemporains, est donc problématique. Marot, Lyon et les femmes sont en tout cas rassemblés dans ces vers de l’ode XXIV des Escriz. Il s’agit de faire de Lyon le lieu de convergence de plusieurs influences unies autour de l’idée de Renaissance dans le sens à la fois de rénovation et de modernité. En effet, Marot est celui qui fait le lien entre la France et la Renaissance italienne ; Scève, celui qui a dynamisé le pétrarquisme à Lyon ; Fontaine et Du Moulin ceux qui ont défendu la cause des femmes. Lyon peut alors être perçu comme la ville des idées nouvelles mais jamais en rupture avec le passé : c’est un lieu d’harmonie où se mêlent les mythes d’Ilion et de Grèce, d’Orient et d’Occident, les hommes et les femmes, l’Italie et la France, le passé et le futur, à la fois dans la continuité de ce qui fut et dans la modernité de ce qui sera. Le sonnet italien du canzoniere labéen et les nombreuses références – grecque, latine, orientale, italienne – relevées dans les Euvres en font le lieu d’une harmonie des influences et d’un cosmopolitisme apaisé. Fontaine et Du Moulin louent tous deux les femmes qui pratiquent poésie et littérature. Ils ne pouvaient donc que louer Louise Labé. Le texte XXIV des Escriz nous incite en tout cas à considérer Lyon comme un terrain propice au manifeste féministe que sont les Euvres dans leur ensemble et à penser que l’auteur de ce texte a connu les contributions de ceux qui ont participé à l’ensemble de l’hommage et a été informé de l’agencement que Labé a voulu donner à sa production.

Notes
1195.

Madeleine LAZARD, Les Avenues de Fémynies, op. cit., p. 233.

1196.

Ibid.

1197.

Ibid., p. 70.

1198.

Ibid., p. 100.

1199.

Ibid., p. 96.

1200.

Ibid., p. 42.

1201.

La Louenge des femmes, op. cit., p. 5.

1202.

Ibid., pp. 16-17.

1203.

Ibid., p. 20.

1204.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 77.

1205.

Ibid., p. 71.

1206.

Ibid., p. 73.

1207.

La Louenge des femmes, op. cit., p. 21.

1208.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 72.

1209.

Ibid., p. 197.

1210.

Ibid., p. 128.

1211.

Ibid., p. 113.

1212.

Ibid., p. 131.

1213.

Ibid., p. 131.

1214.

Ibid., p. 111, au vers 4. On trouve d’autres utilisations du terme pour désigner l’amant au vers 52, centre de la pièce, donc de l’ensemble élégiaque, puis aux vers 89 et 101.

1215.

Ibid., p. 125, vers 9.

1216.

Ibid., p. 134, vers 11.

1217.

OVIDE, Vingt et une epistres, translatée de latin en françoys par Octovien de Saint-Gelais, op. cit., p. 150.

Car bien sçavions l’un à l’autre complaire,

En exerçant nostre amoureux affaire,

Et parolles de mesme adiouster,

L’un à l’autre pour mieulx nous contenter…

1218.

La Louenge des femmes, op. cit., p. 23.

1219.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 128.

1220.

Ibid., p. 131.

1221.

Ibid.

1222.

Ibid., p. 117.

1223.

François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 66.

1224.

Ibid.

1225.

Ibid., p. 17.

1226.

Consulté dans l’édition donnée par Jean Claude ARNOULD : Claude de TAILLEMONT, Discours des champs faëz à l’honneur et exaltation de l’Amour et des Dames, Genève, Droz, 1991.

1227.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 42.

1228.

Ibid., p. 119.

1229.

Jean Claude ARNOULD, Introduction à Claude de TAILLEMONT, Discours des champs faëz à l’honneur et exaltation de l’Amour et des Dames, op. cit., p. 13.

1230.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 43.

1231.

Ibid., p. 42.

1232.

Ibid., p. 160.

1233.

Clément MAROT, Œuvres poétiques, op. cit., p. 283.