II.2.2 De l’androgyne à l’anthropos.

« Quant à moy tant en escrivant premierement ces jeunesses que en les revoyant depuis, je n’y cherchois autre chose qu’un honneste passetems et moyen de fuir oisiveté : et n’avois point intencion que personne que moy les dust jamais voir. Mais depuis que quelcuns de mes amis ont trouvé moyen de les lire sans que j’en susse rien, et que (ainsi comme aisément nous croyons ceus qui nous louent) ils m’ont fait à croire que les devois mettre en lumiere : je ne les ay osé esconduire, les menassant ce pendant de leur faire boire la moitié de la honte qui en proviendroit. » 1275

Au cœur même de l’Epistre dédicatoire, le je auctorial s’affirme dans une posture paradoxale. En effet, l’auteure semble avouer qu’elle n’a cherché dans l’écriture qu’un moyen de fuir l’oisiveté, reprenant en cela l’argument utilisé par Vivès dans l’Institution de la femme chrétienne, tout en inscrivant cet aveu dans le contexte d’un discours liminaire où elle affiche sa fierté d’avoir écrit et publié (« non dédaigner la gloire » 1276 ). Elle reporte sur ses « amis » qui « ont trouvé moyen » de la lire la « honte » qui pourrait provenir de cette publication (l’utilisation du conditionnel est significative) mais incite cependant sa dédicataire à la suivre afin de « mettre en lumiere » un autre écrit qui soit « mieus limé et de meilleure grace », ce qui passe presque pour une bravade et un défi. Elle affiche la double posture de celle qui a été lue sans le savoir (« sans que j’en susse rien ») puis louée, presque par hasard, parce qu’elle a simplement voulu fuir la déchéance morale de l’oisiveté ; et de celle qui en une phrase transforme l’adjectif euphémisant (« ce petit euvre ») en possessif (« ce mien euvre » 1277 ).

Le discours est constamment biaisé car comment croire en cette posture d’humilité auctoriale paratextuelle (Epistre) sans cesse démentie par le texte (fierté affichée de la persona lyrique des Elégies, agencement du canzoniere et de l’ensemble des Euvres) et le reste du paratexte (notamment le Privilège accordé à l’auteure et non à son imprimeur et l’ajout des Escriz, louanges de Louïze Labé Lionnoise). Les Euvres fonctionnent sur cette tension paradoxale. Lorsqu’elle parle des autres dans l’Epistre, que ce soit de Clémence de Bourges, de la communauté des dames, de ses amis qui lui ont soustrait ses Euvres (argument que l’on retrouve dans le Privilège), c’est, au fond, d’elle-même qu’elle parle. Réciproquement, les poètes des Escriz, en faisant les louanges de l’auteure légendarisée, ne parlent finalement que d’eux-mêmes et de leur propre gloire. La posture choisie par Labé est d’une incroyable lucidité et d’une grande modernité. Le je lyrique est fondamentalement humaniste dans les Euvres de Louise Labé, car s’il est l’expression d’un je personnel au féminin, il parle de l’ensemble de l’humanité, s’inscrit dans une perspective sociale, et défend un point de vue politique. Le projet poétique est politique, et réciproquement, l’un n’allant pas sans l’autre, comme la folie et l’amour. Labé place son discours dans la continuité de celui de Taillemont dans les Champs faëz, qui, par la bouche de Philaste, met l’humanisme au service de l’égalité entre hommes et femmes.

Le texte labéen est en quête de cette égalité, d’où des figures grammaticales et stylistiques particulières à sa prose et à sa poésie. Elle préfère généralement la coordination (elle utilise trente-neuf conjonctions de coordination uniquement dans son Epistre) à la subordination et élit en général toutes les formes textuelles basées sur la symétrie, l’écho, le parallélisme. Elle agence d’ailleurs l’ensemble de son œuvre en ce sens, par parties ou unités symétriques, autour de pivots. Les sources des Euvres nous révèlent d’ailleurs la place laissée au célèbre mythe platonicien dans le texte labéen, cependant réinvesti de l’humanisme propre à l’auteure, fonctionnant sur l’égalité – et non l’aliénation – et sur la réconciliation des contraires.

Enfin, l’utilisation récurrente du pronom réfléchi dans les Euvres laisse à penser que le texte fonctionne sur l’expression de soi comme passage obligatoire pour aller à l’autre. Il y a nécessité de se connaître pour connaître l’autre, de s’exprimer pour exprimer l’autre, bref de « saillir » de soi pour aller vers l’autre, condition nécessaire sinon suffisante au dialogue.

Notes
1275.

Ibid., p. 43.

1276.

Ibid., p. 41.

1277.

Ibid., p. 43.