B- La réconciliation des contraires

Le mythe de l’androgyne platonicien, très présent dans la littérature de la Renaissance, trouve un écho tout particulier dans l’œuvre de Labé. En effet, l’androgyne est au cœur de la réflexion sur l’égalité. L’androgyne est perçu comme une allégorie : de la réalité biologique de deux sexes à la dualité métaphorique originelle proposée par Platon, il s’agit de redéfinir l’être humain et l’amour dans une perspective philosophique. Labé a subi l’influence des commentaires du Banquet de Platon par Ficin, la mise en scène qu’elle choisit pour son Débat de Folie et d’Amour, lors d’un banquet, pouvant en être une conséquence ; mais c’est plus certainement le mythe de l’androgyne issu de ce Banquet que l’on retrouve dans les Euvres. La lecture du mythe platonicien par Labé en souligne le caractère fantasmatique voire inquiétant. Dans son développement, Aristophane insiste sur la physionomie monstrueuse de cette troisième espèce qui « avait la forme et le nom des deux autres, mâle et femelle, dont elle était formée (…) Et ces trois espèces étaient ainsi conformées parce que le mâle tirait son origine du soleil, la femelle de la terre, l’espèce mixte de la lune… » 1310 . Lorsque Zeus décide de séparer les êtres, chaque moitié tente de retrouver celle qu’elle a perdue, et « s’embrassant et s’enlaçant les uns avec les autres avec le désir de se fondre ensemble » 1311 , les deux moitiés meurent de faim et d’inaction. Le refus du changement, l’immuabilité et la fusion sont donc, dès le mythe platonicien, facteurs d’échec.

Sonnet de l’androgynie, le sonnet XIII 1312 des Euvres est d’abord construit sur un enchevêtrement des rimes masculines et féminines, et sur une alternance du je et du il qu’on peut immédiatement identifiés comme étant un féminin (ravie) et un masculin (celui là pour lequel). Dans le premier quatrain, c’est je qui parle et agit alors que dans le second la parole et l’action sont données au il. Même chose dans les tercets, je commence par enlacer :

‘ Si de mes bras le tenant acollé,’ ‘ Comme du lierre est l’arbre encercelé,’ ‘ La mort venoit, de mon aise envieuse…’

puis laisse à il le soin du baiser :

‘ Lors que souef plus il me baiseroit…’

La comparaison du second vers du premier tercet est sans doute une réminiscence du lai du Chèvrefeuille de Marie de France 1313  :

‘ Ils étaient tous deux’ ‘ Comme le chèvrefeuille’ ‘ Qui s’enroule autour du noisetier :’ ‘ Quand il s’y est enlacé’ ‘ Et qu’il entoure la tige,’ ‘ Ils peuvent ainsi continuer à vivre longtemps.’ ‘ Mais si l’on veut ensuite les séparer,’ ‘ Le noisetier a tôt fait de mourir,’ ‘ Tout comme le chèvrefeuille.’ ‘ « Belle amie, ainsi en va-t-il de nous :’ ‘ Ni vous sans moi, si moi sans vous ! » 1314

La réécriture du mythe courtois par Labé est évidente mais invite à la prise de conscience critique. En effet, le texte est construit sur la conjonction si, dont on trouve quatre occurrences dans le texte, qui introduit une idée de condition, de supposition, d’éventualité, qui trouve sa conséquence dans la principale que constitue l’ultime tercet du sonnet XIII, introduite par Lors.

‘ Lors que plus souef il me baiseroit… 1315

Le nombre d’occurrences laisse à penser qu’il faut réunir au moins quatre conditions pour que la conséquence évoquée soit réalisable. On est dans l’ordre de l’hypothèse, du fantasme, celui drainé par le mythe androgyne. Le caractère fantasmatique de la proposition est clair lorsqu’est évoqué, au vers 7, l’Euripe, bras de mer qui sépare l’Eubée de la Béotie, célèbre pour ses violents courants, qui ne pourrait lui-même desjoindre les amants réunis dans la fusion originelle de l’accolade androgyne. La reprise des vers de Marie de France par Louise Labé est plus sensible encore aux vers 81 et 82 de le seconde élégie :

‘ Tu es tout seul, tout mon mal et mon bien :’ ‘ Avec toy tout, et sans toy je n’ai rien… 1316

Le je élégiaque affiche son aliénation et son incapacité à vivre sans l’autre, autre qui est tout, réconciliation des contraires à lui-seul (mon mal, mon bien). On peut mettre ces vers en rapport avec le sonnet I, où le scorpion symbolise à la fois le mal et le remède au mal : le scorpion, comme l’amour, blesse de son poison, mais l’huile de ce venin est aussi la potion qui peut guérir. Ce sonnet XIII est identifié par Daniel Martin comme celui d’une « étreinte heureuse inspirée en partie du “Basium II” de Jean Second. Privilégié par sa place centrale et par l’image de bonheur triomphant, ce poème l’est aussi par sa propre structure » 1317 . Cette structure, monologique et monolithique, comme nous le rappelle le critique, renforce l’isolement du texte au cœur des Euvres. Il est encadré par deux sonnets « qui sont des poèmes de la lucidité » 1318 quand il exprime le bonheur fantasmatique d’une étreinte idéale et par conséquent irréalisable.

Ecriture de la réconciliation des contraires, la poétique labéenne, fortement humaniste, tisse des liens entre la poésie et la prose. On retrouve des échos du mythe de l’androgyne dans le Débat, à la fois dans la querelle qui oppose Amour et Folie, et dans le jugement rendu qui les lie finalement complètement l’un à l’autre, et à la fois dans la conclusion de Mercure à la fin du discours V : « Amour cherche union de soy avec la chose aymee » 1319 . L’amour serait une subtile union de l’un et de l’autre, où l’un est l’autre et l’autre l’un, de façon interchangeable, comme nous le dit le sonnet VII 1320 , bâti lui-aussi sur l’alternance de rimes masculines et féminines :

‘ Je suis le corps, toy la meilleure part :’ ‘ Ou es tu donq, o ame bien aymee…’

La prose elle-même met à distance cette fantasmatique de la jointure présentée dans les vers, lorsque Mercure affirme : « Alleguez moy des branches d’arbres qui s’unissent ensemble (…) Si ne trouverez vous point que deus hommes soient jamais devenuz en un » 1321 . Prise de conscience critique sur les vers de Marie de France et ceux du sonnet XIII des Euvres, ces mots sont aussi un retournement burlesque du mythe platonicien, dans sa perception ficinienne, dénoncé comme une supercherie, et présenté comme une réalité sociale au début du discours V par Apollon  (« les premiers hommes du banquet de Platon » 1322 ). Si Apollon fait d’Amour le garant de l’égalité (« amis et amies » 1323 , la coordination pouvant avoir valeur de mise sur le même plan, voire de fusion des deux termes), Mercure précise que cette égalité n’est possible qu’hors de la fusion androgyne 1324 . Tous deux disent que le couple n’est pas fusion mais conjonction additionnelle, convergence harmonieuse. Mieux vaut l’un et l’autre (« toy et moy » 1325 , dit Mercure) que l’un est l’autre. L’androgyne est dans les Euvres vecteur d’égalité et non d’aliénation, sorte d’étape nécessaire mais non suffisante à l’émancipation. Les hommes ne sont pas les femmes, mais les uns et les autres sont égaux et doivent se compléter dans une humanité réconciliée : « Et ce pendant vous commandons vivre amiablement ensemble » 1326 . Le lien entre Amour et Folie existe depuis toujours : Folie l’affirme dès le discours I («Tu lasches l’arc, et gettes les flesches en l’air ; mais je les assois aus cœurs que je veus » 1327  : notons la similitude avec le sonnet XIX 1328 ) et Mercure l’annonce (« Mon intencion sera de montrer qu’en tout cela Folie n’est rien inferieure à Amour, et qu’Amour ne seroit rien sans elle » 1329 ) et le démontre (« jusque ici Amour n’avoit esté sans Folie » 1330 ) au cinquième. Le rapport méconnu devient reconnu parce qu’il a été exposé devant l’assemblée des Dieux, les figures importantes de l’ordre du monde, patriarcale pour Jupiter et matriarcale pour Vénus. « “Ligue entre toy et moy” : dialogie, méconnue, désormais reconnue, verbalisée », nous dit Michèle Weil 1331 .

La poétique labéenne, poétique égalitaire et de réconciliation, « affirme le primat de la relation », refusant par là « l’idée d’un moi individualiste monadique » 1332 . Par conséquent, elle ne peut pas être une poétique de l’aliénation, comme l’a proposé François Rigolot 1333 . Définissant le néologisme dialogie comme un discours sur la médiation (« “logie” : comme dans “mythologie” : “discours sur” ; le “dia” grec continue à signifier : “en déchirant, à travers”, mais aussi : “par la médiation de”, division et relation, l’une condition de l’autre.» 1334 ), Michèle Weil réinvestit le mot estrangement : il s’agit avant tout d’un changement, d’une métamorphose, qui se conçoit dans la perspective du Débat comme outil de dépassement d’une fusion aliénante : « Amour faudroit par soymesme, estant l’Amant et l’Aymé confonduz ensemble, que aussi il est impossible qu’il puisse avenir, estant les especes et choses individues tellement separees l’une de l’autre, qu’elles ne se peuvent plus conjoindre, si elles ne changent de forme » 1335 . Il faut « quelque fois se déguiser en portefaix, en cordelier, en femme » 1336 , nous dit Mercure non sans humour, pour plaire à l’autre mais aussi pour se renouveller, progresser, s’élever jusqu’à l’altérité. Le texte labéen n’est pas dans la clôture ou le ressassement mais dans le progrès, progrès paradoxalement permis par Folie qui n’est pas narcissisme mais dialogisme : « Mettez moy au monde un homme totalement sage d’un côté et un fol de l’autre : et prenez garde lequel sera plus estimé. Monsieur le sage attendra que lon le prie, et demeurera avec sa sagesse tout seul, sans que lon l’apelle à gouverner les Viles, sans que lon l’apelle en conseil… » 1337 . Le texte labéen veut rompre la circularité répétitive – le réseau de liens entre les pièces dans l’économie des Euvres en est une preuve tangible – et l’immobilité, sortir du lieu clos pour exister, afin de civiliser l’ensemble de l’humanité : « ne devons nous estre dedaignees pour compagnes tant es affaires domestiques que publiques, de ceus qui gouvernent et se font obeïr. Et outre la réputation que notre sexe en recevra, nous aurons valù au publiq, que les hommes mettront plus de peine et d’estude aus sciences vertueuses… » 1338 . La publication des Euvres passe alors pour une sortie de la Chambre à soi 1339  : il s’agit bien de « mettre en lumiere » ce qui fut écrit, de le sortir « en publiq », l’objectif affiché étant à la fois féministe, humaniste et personnel, dans une perspective érasmienne : « ce n’est pas un homme, mais une bûche » 1340 . Le sage est immobile et ne rend service « ni à lui-même, ni à sa patrie, ni à ses amis » 1341 . L’absence de mobilité entraîne nécessairement l’absence de connaissance : sans progrès, sans mouvement, pas de rencontre de l’autre, et sans confrontation à l’altérité, point d’humanisme. C’est sans doute la leçon d’Amour et de Folie, mais aussi celle de la critique des Mysanthropes. Le féminisme labéen est bine un humanisme et une philosophie de l’être. La quête de l’égalité et de la réconciliation, notamment entre les hommes et les femmes, présentés comme les exacts contraires les uns des autres dans l’ordo mundi, se fait en vue d’une émulation réciproque, d’une interdépendance consciente qui serait un bien pour chacun et pour tous.

La poésie de Louise Labé peut être parfois considérée comme l’expression d’un moi aliéné, mais il est nécessaire de garder à l’esprit la cohérence des Euvres tout entières et par conséquent de l’éclairage que porte la prose sur les vers et réciproquement. De plus, le champ lexical de l’estrangement (« desguiser, altérer, paroistre, estranger, immuer… ») est d’abord celui de la métamorphose, du changement de forme et d’apparence, du travestissement, sans connotation négative aucune. Il s’inscrit dans la perspective de renouvellement, de progrès, de renaissance permis par la poétique, par la littérature (idée déjà exposée dans l’Epistre). L’ensemble des Euvres rend compte du mythe androgyne comme d’un fantasme – conjonction irréalisable – et fait le constat de la nécessité d’une altérité irréductible formatrice et régénératrice de l’être. La vassalité fusionnelle – qui instaure un rapport de non-réciprocité –, des vers 81 à 85 de la seconde élégie 1342 , est inhérente à l’influence pétrarquiste des Euvres mais doit être replacée dans le contexte politique de la poétique labéenne. Ce pétrarquisme est mis en doute dans le discours de Mercure. A l’assujettissement « à perpétuité » 1343 de Folie à Amour proposé par Apollon comme sentence à la fin de son réquisitoire, Mercure répond par un pragmatisme lucide : d’une part l’une et l’autre partie « ne sont pas si outrez l’un envers l’autre », puisqu’ils sont depuis longtemps liés par une « ancienne amitié et aliance » et qu’il ne s’agit que de les « reconcilier » 1344 . Mercure l’affirme « jamais Amour ne fust sans la fille de Jeunesse, et ne peut estre autrement » 1345 , car bien entendu ils ont besoin l’un de l’autre. L’allusion qu’il fait ensuite à la poésie pétrarquiste liée à l’évocation de la théorie médicale de l’amour est une mise en doute de l’innamoramento, fantasme aussi peu crédible selon lui que celui de l’androgyne : « je say que chacun le dit : mais, s’il est vray, j’en doute » 1346 . Les Euvres sont en quête d’égalité et de réciprocité, dans une perspective humaniste.

Ni la séparation absolue ni la fusion ne sont des choix possibles pour la poétique labéenne : on ne doit séparer les hommes des femmes, mais l’androgynie seule serait un échec. Il s’agit de mettre sur le même plan les contraires, de les réconcilier, car « Amour se plait de choses egales » 1347 . L’idée platonicienne de l’amour comme vecteur de connaissance de soi (de soi par l’autre, et de l’autre par soi) entre dans le même processus de réconciliation des contraires : « Ainsi entre les hommes Amour cause une connoissance de soymesme ». L’Amour oblige à se connaître soi-même pour plaire à l’autre et par conséquent, la théorie de l’estrangement comme transformation positive est réinvestie par là. Les « exemptez d’Amour » sont des misanthropes qui vivent seuls. L’humanisme érasmien est très présent dans les portraits satiriques labéens 1348 . L’Amour est civilisateur en ce qu’il pousse les uns vers les autres : « Mais celui qui desire plaire, incessamment pense à son fait : mire et remire la chose aymee : suit les vertus, qu’il voit lui estre agreables, et s’adonne aus complexions contraires à soymesme » 1349 . Le sage et le fol, comme Folie et Amour, finissent par découvrir l’autre en se connaissant eux-mêmes, et par comprendre la nécessité de leur complémentarité. L’agencement du recueil est construit sur les mathématiques : le 2 et le 3 sont les chiffres de l’architecture poétique labéenne qui fonctionne par égalité, parallélisme, symétrie axiale. Les deux faces (2) du miroir (1) qui réfléchit le même quelque peu différent, puisqu’il inverse les rapports, et sert de pivot, permettent de comprendre la récurrence du pronom réfléchi dans les Euvres, dans une perspective de poétique humaniste.

Notes
1310.

PLATON, Le Banquet, op. cit., p. 49.

1311.

Ibid., p. 50.

1312.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 128.

1313.

Marie de France, Lais, op. cit., p. 262 à 269.

1314.

Ibid., p. 267.

1315.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 128.

1316.

Ibid., p. 112.

1317.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., pp. 353-354.

1318.

Ibid.

1319.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 100.

1320.

Ibid., p. 124.

1321.

Ibid., p. 101.

1322.

Ibid., p. 70. 

1323.

Ibid., p. 75.

1324.

Ibid., p. 101.

1325.

Ibid., p. 102.

1326.

Ibid., p. 103.

1327.

Ibid., p. 52.

1328.

Ibid., pp. 131-132.

1329.

Ibid., p. 85.

1330.

Ibid., p. 98.

1331.

Michèle WEIL-BERGOUGNOUX, « Dialogie de Louise Labé », art. cit., p. 48.

1332.

Ibid., p. 37.

1333.

Dans la plupart de ses travaux sur Labé, Rigolot revient sur ce qu’il appelle l’estrangement, trouble identitaire de l’instance énonciative labéenne qui pousserait à l’aliénation : « Les sutils ouvrages de Louise Labé » in Etudes Littéraires, op.cit ; ou note 1, p. 135 de son édition des Œuvres complètes : « passion aliénante ».

1334.

Michèle WEIL-BERGOUGNOUX, « Dialogie de Louise Labé », art. cit., p. 38.

1335.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 101.

1336.

Ibid., p. 96.

1337.

Ibid., p. 87.

1338.

Ibid., p. 42.

1339.

Virginia WOOLF, Une Chambre à soi, op. cit.

1340.

ERASME, Eloge de la folie, op. cit., p. 34.

1341.

Ibid.

1342.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op.cit, p. 113.

1343.

Ibid., p. 80.

1344.

Ibid., pp. 81-82.

1345.

Ibid., p. 92.

1346.

Ibid.

1347.

Ibid., p. 64.

1348.

Comme nous l’avons déjà dit précédemment, voir ERASME, Eloge de la Folie, op. cit., pp. 34 et 37 à 39, chap. XXV et XXX.

1349.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 74.