C- De soi aux autres

Ulysse apparaît en deux endroits des Euvres : dans le discours de Mercure, associé à la description des « Amours vilageoises », dont le registre burlesque constitue une mise en doute de la sincérité littéraire, on compare un amoureux/amant au héros antique : « Il vole de joye : il embrasse l’un, puis l’autre : chante vers, compose, fait s’amie plus belle qui soit au monde, combien que possible soit laide » 1350  ; puis dans le fameux sonnet I du canzoniere labéen 1351 . Il est implicitement présent dans l’utilisation que fait Labé du mythe de Pénélope dans la seconde élégie :

‘ Maints grans signeurs à mon amour pretendent’ ‘ A me plaire et servir prets se rendent… 1352

Nous devons, suivant la cohérence de l’ensemble, étudier la figure d’Ulysse dans cette perspective. François Lecercle relève d’ailleurs l’importance des allusions faites au Débat dans ce premier sonnet. Paolo Budini nous fait d’abord remarquer que Labé n’a que peu modifié l’orthographe du sonnet I des Euvres entre 1555 et 1556. Il insiste sur le « système sémantique du sonnet » qui « évoque, selon le modèle du pétrarquisme, le moment de l’innamoramento » 1353 . Première pièce des vingt-quatre sonnets labéens, « dont la présence à l’ouverture du cycle est tout autre que fortuite » 1354 , ce sonnet présente plusieurs particularités : il est le seul en italien composé par l’auteure – langue dont elle maîtrise apparemment les règles élémentaires de métrique et de grammaire –, articulé autour de l’innnamoramento. Il met en scène la figure mythique d’Ulysse, et ce dès le premier vers :

‘ Non havria Ulysse o qualunqu’altro mai… 1355

Le texte est distribué en quatre phrases correspondant aux quatre strophes : « la structure phrastique du sonnet coïncide parfaitement avec sa structure strophique » 1356 . Clin d’œil au pétrarquisme, ce texte doit être lu dans la perspective de distanciation ironique apportée par la prose labéenne. Selon Lecercle, le terme noia, utilisé dans le dernier tercet :

‘ Chieggio li sol’ancida questa noia…1357

signifie non seulement « l’ennui au sens fort, c’est aussi une forme poétique d’origine provençale, qui consiste à énumérer des motifs et des objets de déplaisir » 1358 . Le déictique questa introduirait aux plaintes de l’ensemble des sonnets suivants, le sonnet I servant de discours préfaciel. Le terme noia est sans aucun doute important puisqu’on en trouve à plusieurs reprises dans les Euvres l’équivalent français noise, terme qui permet à l’auteure de jouer sur la terminaison de son nom triplement allitéré. Ulysse est introduit dans le canzoniere pour en être ensuite immédiatement évacué. Figure mythologique épique, elle apparaît rarement dans la lyrique amoureuse de la Renaissance. De plus, sa caractéristique principale est immédiatement mise en doute : il est censé être un modèle de sagacité mais sa perspicacité est prise en défaut (Più accorto fu…). Figure de la ruse, Ulysse pourrait à lui seul incarner les ruses d’un recueil qui fonctionne en grande partie sur l’indifférenciation de l’énonciation masculine féminine et la dimension « réflexive » des pronoms personnels utilisés. Il y a, dans l’agencement des Euvres, plusieurs indices d’un texte qui ruse avec son lecteur : « ce n’est pas par hasard que cette histoire de ruse apparaît comme problématique et évanescente : elle est bien autre chose qu’une intrigue psychologique, car elle met en cause la position “féminine” du texte à l’intérieur de la tradition lyrique » 1359 . Ulysse n’est pas vraiment une figure androgyne mais sans doute une ruse de dissimulation du féminin et d’incitation à la réflexibilité.

La récurrence des pronoms réfléchis dans les Euvres entre dans le processus d’une connaissance de l’autre, considéré-e- comme un-e- égal-e-, et qui doit nécessairement passer par une connaissance de soi. Une définition s’impose : nous entendons par forme réfléchie du pronom à la fois les pronoms personnels compléments, fonctionnant pour les deux genres sans distinction et servant de complément d’objet direct (les formes les plus usitées par Labé sont celles du singulier) ainsi que le pronom réfléchi de la troisième personne du singulier et du pluriel qui sert à former les verbes dits transitifs. L’utilisation dans les Euvres de ces tournures grammaticales mettant nécessairement en scène une action ou une réflexion de soi sur soi est à associer avec la pratique de la symétrie et du parallélisme chère à l’auteure. On en trouve plusieurs occurrences dans les pièces poétiques. Dans les vers 23 à 43 de la première élégie, la persona qui s’est définie au préalable comme lyrique (sous l’égide d’Apollon et de Sappho, de la plainte et du chant), utilise à plusieurs reprises des formes réfléchies. L’acmé est atteinte au vers 31 :

‘ Mais ces miens traits ces miens yeux me defirent... 1360

La répétition du moi est évidente, soutenue par les allitérations et le rythme fondé sur un parallélisme (miens traits/miens yeux) au centre du vers en effet de miroir. Aux démonstratifs (ces/ces)s’opposent les possessifs (miens/miens), par couple. Le moi est objet d’une action dont je est le sujet, ou du moins l’une de ses manifestations. Nous sommes dans le cadre d’une forme réfléchie où l’objet et le sujet renvoient à une même personne, sujet et objet tout à la fois de son action. Si on analyse l’ensemble de ces vers, on constate que la forme réfléchie s’inscrit dans une thématique de métamorphose du sujet par l’Amour. La persona l’avoue : l’Amour l’a changée. Elle n’est plus seulement celle qui pleure mais est devenue celle qui chante. Elle a transcendé ce qu’elle a vécu en l’écrivant et peut même proposer son aide aux Dames qui n’ont pas encore eu cette chance :

‘ Et meintenant me suis encor contreinte’ ‘ De rafreschir d’une nouvelle pleinte’ ‘ Mes mauz passez. Dames, qui les lirez’ ‘ De mes regrets avec moy soupirez.’ ‘ Possible, un jour je feray le semblable,’ ‘ Et ayderay votre voix pitoyable... 1361

L’Amour a permis l’écriture, engageant par là une connaissance de soi qui est ouverture aux autres, confrontation à l’altérité : cheminement de la forme réfléchie à la saillie labéenne. L’exercice de la connaissance de soi permet sans aucun doute la libération de l’être et donc sa facilité à aller vers l’autre.

‘ Ainsi Amour de toy t’a estrangee... 1362

L’évocation de la légende de Sémiramis n’est pas forcément une reconnaissance négative des métamorphoses que fait subir Amour : la persona élégiaque met en parallèle sa propre expérience et celle de la reine de Babylone connue par l’intermédiaire de Boccace. De fait, elle se compare avec une légende. Le déguisement, travestissement, est ici ostentatoire. L’aventure de Sémiramis met d’abord en évidence les vertus de la femme guerrière pour ensuite dénoncer l’effroyable crime commis, l’amour incestueux (celui d’une mère pour son fils). C’est la plus coupable des passions qui est ici mise en scène pour susciter une entière réprobation. Si l’on reste dans la comparaison, le changement produit sur la persona élégiaque paraît soudain minime : je n’a fait qu’écrire quand Sémiramis a commis un péché. De plus, Amour est venu arrêter l’ambition belliqueuse de la reine au profit d’une passion aliénante car tournée sur elle-même (son propre fils devenu objet d’un amour coupable), ce qui ne correspond pas à ce que vit la persona élégiaque, seulement amoureuse d’un autre, dans l’interchangeablilité des rôles :

‘ Ainsi Amour prend son plaisir, à faire’ ‘ Que le veuil d’un soit à l’autre contraire.’ ‘ Tel n’ayme point, qu’une Dame aymera :’ ‘ Tel ayme aussi, qui aymé ne sera... 1363

S’il n’y a pas réciprocité, du moins l’Amour blesse à part égale.

A l’estrangement de Sémiramis répond celui de la persona élégiaque dans l’élégie III :

‘ Je n’ay qu’Amour et feu en mon courage,’ ‘ Qui me desguise, et fait autre paroitre,’ ‘ Tant que ne peus moymesme me connoitre.1364

L’exemple de la reine de Babylone vient conforter la supériorité affichée de la persona élégiaque, en dépit de son apparente humilité car l’estrangement à soi-même a permis un renversement des valeurs de la hiérarchie sociale (comparaison avec une reine virile soudainement amollie et aveu de supériorité par la vertu) et l’affirmation de l’importance de l’écriture, forme de dépassement de l’aliénation. On retrouve la même chose dans l’Epistre lorsque l’auteure incite les femmes à « passer ou egaler les hommes » en science et vertu 1365 . Si « entre les hommes Amour cause une connoissance de soymesme » 1366 , selon Apollon, c’est l’écriture et le savoir qui procurent aux femmes une gloire inaliénable et qu’elles ne doivent qu’à elles-mêmes. En effet, Apollon poursuit son raisonnement ainsi : « Brief, le plus grand plaisir qui soit apres amour, c’est d’en parler (…) Et qui me fait attribuer la poësie à Amour (…) c’est qu’incontinent que les hommes commencent d’aymer, ils escrivent vers » 1367 . C’est exactement ce que viendront illustrer les trois élégies. Remise en cause des valeurs traditionnelles, l’exemple de Sémiramis, qui allie la vaillance masculine à l’habileté féminine, est une représentation du mythe de l’androgyne qui se solde une fois encore par l’échec car entre dans un processus fantasmatique. Elle est celle qui :

‘ Mais seulement languis en une couche… 1368

dans un sonnet de pur fantasme. De la même manière, l’androgynie est un mensonge et échoue car il entraîne le narcissisme. Il n’est pas étonnant que le fantasme s’exprime le plus directement dans les vers labéens. La prose du Débat, une fois de plus, vient expliquer ce passage de la lyrique labéenne par la forme réfléchie. Dès le discours I, la connaissance de soi et de l’autre est en jeu. Si Folie se connaît et connaît l’autre, Amour est un ignorant de lui-même et donc de l’autre. Lors de sa rencontre avec Folie, il avoue son ignorance : « Qui est cette fole qui me pousse si rudement ? » 1369 et ce à quoi Folie réplique immédiatement : « Tu montres bien ton indiscrecion, de prendre en mal ce que je t’ay fait par jeu : et te mesconnois bien toymesme… » 1370 .La querelle a donc trouvé son sujet : il s’agit bien pour Folie de faire advenir Amour, de le changer, de le faire reconnaître en pleine connaissance de lui-même. L’échange verbal actif du premier discours est la première étape : Amour doit se reconnaître ignorant et Folie sera le principe de cette reconnaissance. La première erreur du jeune dieu est de croire l’autre ignorant et de se croire savant : « et toy femme inconnue, oses tu te faire plus grande que moy ? ta jeunesse, ton sexe, ta façon de faire te dementent assez ; mais plus ton ignorance, qui ne te permet de connoitre le grand degré que je tiens » 1371 . Amour méprise Folie parce qu’il ne la connaît pas mais aussi parce qu’elle est une femme (« femme inconnue », « sexe »). Son discours le trahit : il reconnaît qu’il ne sait pas qui est cette femme quand elle sait qui il est (« Tu es Amour, fils de Venus »). La grande tirade épique qui suit montre d’autant plus son ignorance qui frôle la bêtise : « Je n’ay que faire de chariots, soudars, hommes darmes et grande troupe de gens : sans lesquelles les hommes ne trionferoient la bas, estant d’eus si peu de chose, qu’un seul (quelque fort qu’il soit et puissant) est bien empesché alencontre de deus. Mais je n’ay autres armes, conseil, municion, ayde, que moymesme » 1372 . Le ton sérieux sur lequel est proférée cette affirmation quelque peu contradictoire incite au rire. Son impatience enfantine devant l’habilité rhétorique de Folie dénote son manque de connaissance. Amour ne sait pas, il croit : « Je pensoy estre seul d’entre les Dieus qui me rendisse invisible à eus mesme… » 1373 . Par conséquent, Amour, qui se croit voyant, doit être aveuglé pour espérer devenir clairvoyant : c’est Folie alors qui fait Amour (« estimes ceus que tu ne connois estre, possible, plus grans que toy »), lui tire les yeux, lui bande et lui met des esles.Le parallèle doit être fait entre l’Epistre où les hommes sont présentés comme des présomptueux (« ils ont pretendu estre toujours superieurs quasi en tout » 1374 ) et la fin de ce discours I : « si tu usses esté plus modeste, encore que je te fusse inconnue : cette faute ne te fust avenue ». Par l’ignorance, l’humanité engendre la faute et le mal, et c’est donc la connaissance et le savoir, passant par une connaissance de soi, pour toutes et tous, qui peuvent permettre son progrès, son changement, sa renaissance.

L’échange verbal construit la connaissance. Véritable exercice de maïeutique, le discours IV est un dialogue entre Jupiter et Amour où le dieu suprême incite le jeune blessé à réfléchir sur lui-même et réciproquement. Si Jupiter est l’initiateur, et fait évoluer Amour dans la connaissance qu’il a de lui-même, Amour en fait de même. S’il avoue finalement qu’il est nécessaire de changer, d’évoluer, pour se « faire amiable », il place aussi Jupiter devant ses erreurs et sont incapacité, malgré toutes ses transformations, à se faire aimer. Il faut donc se connaître puis cesser de tourner en soi (sur sa quenouille) pour aller vers l’autre : de la réflexion sur soi à la saillie vers l’autre. Au bout de ce changement se trouve la récompense du « contentement » : « au lieu d’un simple plaisir, en recevras un double. Car autant y ha il de plaisir à estre baisé et aymé, que de baiser et aymer » 1375 . A la fin de ce quatrième discours, étape vers la connaissance, Amour a appris à Jupiter, mais aussi grâce à lui, grâce à l’entretien, grâce à l’échange, la nécessité de la réciprocité. La connaissance s’est enrichie par le dialogue et de la dualité : l’amour est conçu comme une expérience liant deux individus.

On peut considérer alors que Folie joue un rôle véritablement émancipateur pour Amour, car elle le fait sortir de son narcissisme pour enfin accéder à l’altérité. La relation qu’il entretient avec sa mère, Vénus, est – au contraire de celle qu’il a avec Folie, basée sur la querelle et le débat – pour le moins aliénante. Il lui obéit et tous deux sont confondus, l’un étant l’autre, par Jupiter, à la fin du discours III. Il ne s’adresse qu’à la déesse : « Choisi quel autre tu voudras pour parler pour vous » 1376 . Folie s’oppose à Vénus comme le dynamique au statique : dans son discours, plus rapide, rythmé et prompt que celui de Vénus, caricatural du lyrisme hyperbolique ; dans ses déplacements, notamment au discours I. Si Folie a l’air de saisir et de comprendre très vite, Vénus fait preuve de lenteur (il lui faut trois questions avant de comprendre ce qui est arrivé à son fils). Amour lui signifie d’ailleurs cette lenteur d’action : « A tard se feront ces defenses, il les failloit faire avant que je fusse aveugle : maintenant ne me serviront gueres ! » 1377 . Vénus a failli dans son rôle d’éducatrice alors que Folie a initié Amour à la connaissance de soi. Rénovation des conceptions traditionnelles de l’amour, le Débat met en scène une entité nouvelle, Folie – qui vient d’entrer au Panthéon grâce à Erasme qui en fait la fille de Jeunesse dans l’Eloge de la folie 1378 –,qui permet d’aboutir à une philosophie incluant un principe féminin : cela permet à l’auteure d’instaurer une distance critique vis-à-vis des théories qui précèdent, moins pragmatiques et politiques que la sienne (fantasme de l’androgyne ou du lyrisme pétrarquiste et néoplatonicien). Il y a progression entre le discours d’Apollon et l’ « amour que lon porte en general à son semblable » 1379 et celui de Mercure qui nécessite d’abord que l’on se connaisse soi-même (« maints autres que journellement voyons s’abuser tellement qu’ils ne se connoissent eus mesmes » 1380 ) puis que l’on soit prêt à changer pour plaire à l’autre (« Donq, pour se faire aymer, il faut estre aymable » 1381 ). L’amour est une « ligue » entre un « toy » et un « moy », qui ne peut se construire que dans l’égalité et la réciprocité.

Folie permet à Amour de s’extérioriser : la symétrie entre les deux personnages, leur mise sur le même plan par l’ambiguïté de la sentence prononcée par Jupiter, l’utilisation de la conjonction de coordination dans le titre (et ses trois variantes), leur dialogue du discours I, l’échange entre Jupiter et Amour au discours IV, tout contribue à faire du dialogue l’outil principal de la connaissance de soi et de l’accès à l’autre. Ce mouvement d’extériorisation est illustré au mieux par la saillie labéenne. C’est le personnage de Folie qui permet la saillie, tout comme celui d’Amour amenait l’estrangement. Folie, personnage féminin, constitue aussi une revanche féministe sur les hommes qui invisibilisent les femmes quand Amour se trouve joué par la faculté qu’a Folie de se rendre invisible dans le discours I : Folie se fait invisible tellement que Mercure ne la peut assener 1382 . Elle est aussi celle qui parle quand on a condamné les femmes au silence.

Après avoir observé la qualité positive de l’estrangement comme renouvellement de soi, il convient d’interroger la saillie comme processus poétique particulier aux Euvres. La première saillie est celle de Folie qui choisit Mercure comme représentant, intercesseur de son bon droit devant l’assemblée des dieux. En effet, Folie montre beaucoup de lucidité à choisir un défenseur masculin, ayant compris le doute porté sur la parole féminine : « je te suplie qu’il y ait quelcun des Dieus qui parle pour moy (…) à fin que la qualité des personnes ne soit plus tot consideree, que la verité du fait » 1383 . Elle choisit le dieu de l’éloquence pour la représenter car il est celui qui lui correspond le mieux. A quatre reprises, Mercure semble pénétré littéralement par Folie, s’adressant à Amour à la première personne, comme s’il était confondu avec celle qu’il est chargé de défendre. Doit-on penser que le Débat fut au préalable écrit comme un dialogue simple entre Amour et Folie, sans que Mercure et Apollon n’y aient tenu de rôle ? Auquel cas, ces brouillages énonciatifs seraient dus à des coquilles oubliées par l’auteure et son imprimeur. Nous penchons plutôt en faveur d’une confusion voulue. Le fait que cela se produise trois fois + une (« pour faire trouver mauvais que par moy seule il ait reçu quelque infortune » 1384  : l’agrammaticalité portant sur le genre à l’écrit n’est pas audible, donc de moindre importance) nous y incite, ainsi que l’intentionnalité générale donnée aux agrammaticalités dans les Euvres, par exemple sur le genre du mot amour. De plus, aucune agrammaticalité pronominale du même genre ne vient brouiller le discours d’Apollon. Nous lisons, comme François Rigolot, ces anomalies pronominales comme « la résistance qu’oppose Folie à son effacement total devant l’avocat qu’elle s’est choisie » 1385 . Elles « prouvent que le renoncement à la parole n’est qu’apparent et ne doit pas, en tout cas, se confondre avec une démission » 1386 . Folie se permet quelques saillies dans le discours de Mercure, pour s’adresser à Amour directement et sans médiation : pour reprendre son premier argument du discours I (« quand tu calomnies le bon vouloir que je t’ay porté, et interpretes à mal ce que je t’ay fait pour bien » 1387 ), pour réaffirmer la nécessaire interdépendance identitaire entre elle et Amour (« Reconnois donq, ingrat Amour, quel tu es, et de combien de biens je te suis cause » 1388 ), enfin pour réaffirmer la paix entre eux, pour instaurer une réconciliation des contraires reconnue devant tous (« Demeure donq en paix, Amour : et ne vien rompre l’ancienne ligue qui est entre toy et moy » 1389 ). Ces agrammaticalités-saillies arrivent toujours à point, en forme de conclusion des grands mouvements du discours rhétorique de Mercure. Il s’agit pour Labé de réintroduire la présence verbale dérangeante de Folie pour faire advenir le nouvel ordre du monde qu’elle souhaite dans sa perspective féministe. Sa poétique est alors très subversive. Nous devons conclure à un enchevêtrement de voix, sorte de dialogisme dans le dialogue, contradiction des discours dominants et de l’univocité.

Dans le sonnet de la saillie, le sonnet XVIII, est utilisé ce que Françoise Charpentier a appelé un « énoncé passerelle »,

‘ Permets m’Amour penser quelque folie… 1390

c’est-à-dire une proposition déjà utilisée dans le Débat à la fin de la plaidoirie d’Apollon (« penser quelque folie »). A cette folie est associée la saillie :

‘ Toujours suis mal, vivant discrettement,’ ‘ Et ne puis me donner contentement,’ ‘ Si hors de moy ne fay quelque saillie.1391

Le constat est évident : le contentement, l’aise du second quatrain du même sonnet, la jouissance, le plaisir érotique même, ne sont possible que par cette saillie qui fait sortir de soi pour mieux aller vers l’autre, sauvant ainsi de l’aliénation :

‘ Que si je veus de toy estre delivre,’ ‘ Il me convient hors de moymesme vivre…1392

La réciprocité et l’échange ont été permis par la saillie, saillie que Folie a provoquée (les deux termes sont à la rime dans le sonnet XVIII) : « Le plaisir que donne Amour est caché et secret : celui de Folie se communique à tout le monde » 1393 . Il s’agit bien d’être reconnu publiquement, de ne plus « vivre discrettement » : Folie est émancipatrice, libératrice, et participe donc de l’entreprise féministe de Louise Labé.

L’accès à l’égalité et à la réciprocité dans la réconciliation des contraires est consécutive de l’intervention de Folie aux côtés d’Amour dans la poétique labéenne. La connaissance de soi puis la saillie hors de soi permettent la prise en compte de l’altérité. La fusion androgyne aliénante est plusieurs fois mise en doute dans le texte labéen, considérée comme une fantasmatique première étape dans la construction de soi et du rapport à l’autre. Apollon est le dieu de la poésie, et non pas de l’éloquence : on peut donc considérer qu’il est le représentant des vers dans la prose. Son lyrisme, souvent hyperbolique, est complété du pragmatisme mercurien, ce qui donne une poétique, dans le sens de création personnelle, souvent contradictoire. L’écriture labéenne joue de différentes sources, dont certaines semblent peu avouables, comme s’il s’agissait de relire Platon à la lumière de Lucien, source humaniste très présente dans les Euvres.

Contrainte d’imposer sa poétique propre par l’intermédiaire de codes masculins, Louise Labé a fait le choix de la polyphonie en opposition avec l’univocité doxique, et notamment dans les sonnets où se superposent plusieurs voix, où s’exprime un certain dialogisme, dans le sens bakhtinien du terme, à savoir une voix exprimant plusieurs discours s’évaluant les uns les autres. C’est pourquoi, dans une perspective de contradiction des discours dominants, satire et ironie se mêlent au lyrisme, comme la prose à la poésie et réciproquement. Cette écriture de contradiction est tendue vers une poétique de réconciliation, en quête d’équilibre, sans exclusion, moderne et plaisante. La poétique labéenne est fondée sur la convergence de l’esthétique et de l’éthique, au service d’un projet politique, celui d’une communauté humaine mixte, éclectique et harmonieuse.

Notes
1350.

Ibid., pp. 94-95

1351.

Ibid., p. 121.

1352.

Ibid., p. 113.

1353.

Paolo BUDINI, « Le sonnet italien de Louise Labé », article paru pour la première fois dans Francofonia 20, Primavera, 1991, pp. 47-59, et repris depuis dans Louise Labé 2005, op. cit., p. 152.

1354.

François LECERCLE, « L’erreur d’Ulysse », op. cit., p. 171.

1355.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op.cit, p. 121.

1356.

Paolo BUDINI, « Le sonnet italien de Louise Labé », art. cit., p. 152.

1357.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op.cit, p. 121.

1358.

François LECERCLE, « L’erreur d’Ulysse », art. cit., p. 176.

1359.

Ibid., p. 180.

1360.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 108.

1361.

Ibid.

1362.

Ibid., p. 109.

1363.

Ibid., p. 110.

1364.

Ibid., p. 117.

1365.

Ibid., p. 41.

1366.

Ibid., p. 74.

1367.

Ibid., p. 76.

1368.

Ibid., p. 109.

1369.

Ibid., p. 49.

1370.

Ibid.

1371.

Ibid., p. 50.

1372.

Ibid., p. 51.

1373.

Ibid., p. 52.

1374.

Ibid., p. 42.

1375.

Ibid., p. 64.

1376.

Ibid., p. 61.

1377.

Ibid., p. 57.

1378.

ERASME, Eloge de la folie, op. cit., p. 20 (chap. VII).

1379.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 69.

1380.

Ibid., p. 98.

1381.

Ibid., p. 99.

1382.

Ibid., p. 52.

1383.

Ibid., p. 60.

1384.

Ibid., p. 88.

1385.

François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 209.

1386.

Ibid.

1387.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op.cit, p. 84.

1388.

Ibid., p. 98.

1389.

Ibid., p. 102.

1390.

Ibid., p. 131.

1391.

Ibid.

1392.

Ibid.

1393.

Ibid., p. 89.