Nous entendons par poétique labéenne l’esthétique propre à l’auteure des Euvres, en jeu dans chacune de leurs pièces et dans leur ensemble. Il nous faut alors constater tout d’abord que les Euvres construisent un discours sur la poétique qui est métapoétique. Les Euvres proposent un discours sur elles-mêmes. Si Folie joue le rôle facétieux d’élément de décrispation du discours rhétorique, c’est aussi parce qu’elle sert à interroger le lyrisme. La remise en cause du modèle normatif « va de pair avec la remise en question du discours idéaliste, et particulièrement néoplatonicien, et des topoï de la poésie pétrarquiste par Mercure lui-même : avant même que la poétesse ne se saisisse de certains aspects de ce discours et de certains de ces topoï dans ses propres poésies, elle rappelle leur véritable nature : ce sont avant tout des outils d’expression, des matériaux à disposition du poète. Les conventions du discours poétique sont ainsi mises à distance avant d’être réinvesties dans son œuvre par une poétesse qui prend soin de mettre son entreprise sous le signe du rire et de la décrispation… » 1432 . Dans le Débat de Folie et d’Amour, la tension entre revendication de la virtuosité poétique et critique de celle-ci est signifiante. La rhétorique comme le lyrisme sont mis en doute : Folie conteste la maîtrise de l’éloquence à Amour, puis réclame de Jupiter qu’il délègue la parole des deux plaignants à des tiers pour que le jugement soit plus juste. Apollon, dans un lyrisme hyperbolique très ornementé, se servant de la parole prophétique (« je voy » 1433 ), de l’interrogation rhétorique (« Les roues des Enfers soutiennent elles une ame plus detestable que cette cy ? » 1434 ) ou encore du vocatif (« O Parques… » 1435 ), à la manière de Vénus dans le discours II ou d’Amour à la fin du discours I, fait l’éloge du « bien parlant ». Mercure, quant à lui, apporte immédiatement la mise en question critique du discours : « ne vous en veut dire qu’un mot, sans art, sans fard et ornement quelconque » 1436 . Il va plus loin. Reprenant les arguments d’Apollon en faveur du mariage d’amour, Mercure utilise « de façon quasiment bouffonne l’imagerie qui sous-tend le discours idéaliste platonicien » 1437 comme le souligne Daniel Martin. Mercure, par l’utilisation qu’il fait du burlesque et de la satire, dans une fonction humoristique, oppose un réalisme pragmatique à toute forme de lyrisme hyperbolique, et le rire critique de Folie, puissance dynamisante qui conditionne le progrès de la civilisation humaine et se tourne résolument vers l’avenir, à l’immobilisme ou l’immuabilité. Dans la liste des métiers permis par Folie que propose Mercure, « Avocats, Procureurs, Greffiers, Sergens, Juges, Menestriers, Farseurs, Parfumeurs, Brodeurs… » 1438 , la mise en doute des métiers d’éloquence est évidente. La mise sur le même plan des gens de justice, des amuseurs publics et des artisans insiste de nouveau sur le caractère subversif du Débat mais aussi critique vis-à-vis du langage. Réflexion métapoétique servie par un discours satirique, le texte labéen gagne en force en ce qu’il est critique de lui-même : que Mercure se soucie des commerçants, alors qu’il est leur Dieu, comme Apollon des poètes, ce n’est pas choquant ; mais qu’il mette sa prestation d’avocat sur le même plan qu’un amuseur public ou qu’un menteur, c’est plus intéressant. La rhétorique s’apparente à un discours de bonimenteur, ou du moins d’illusion, tout comme les « Tragedies, Comedies » : « Les Bouffons qui courent le monde, en tiennent quelque chose. Qui me pourra dire s’il y ha chose plus fole, que les anciennes fables contenues es Tragedies, Comedies… » 1439 . La poésie d’amour elle-même est remise en cause : « Il vole de joye : il embrasse l’un, puis l’autre : chante vers : compose, fait s’amie la plus belle qui soit au monde, combien que possible soit laide… » 1440 . La mise en question du pétrarquisme est ici très claire, comme par ailleurs dans le premier quatrain du sonnet XXIII :
‘ Las ! que me sert, que si parfaitement’ ‘ Louas jadis et ma tresse doree,’ ‘ Et de mes yeus la beauté comparee’ ‘ A deus soleils… 1441 ’Le topos pétrarquiste mis en cause est le même que celui du discours de Mercure : il ne sert à rien de louer selon des codes sans être sincère ! Labé se sert ici d’interrogations rhétoriques, à partir du second quatrain et dans le premier tercet – insistant ainsi sur l’infidélité et l’inconstance du tu auquel la persona lyrique s’adresse – entraînant nécessairement la complicité et l’adhésion de son lectorat, y compris dans une mise en question du lyrisme pétrarquiste. On retrouve la même ironie mordante dans le sonnet XXI des Euvres, dont les deux quatrains constituent un blason subversif du corps masculin 1442 , composés essentiellement d’interrogations rhétoriques qui placent les lecteurs/trices en relation de complicité avec le je lyrique, dans une forte tension burlesque.
Ce que rejette résolument le texte labéen, c’est la clandestinité du discours amoureux comme son ressassement, sa soumission à une censure ou à un code dominant. Le plaisir d’amour se conjugue au plaisir d’en parler : « Le plus grand plaisir qui soit apres amour, c’est d’en parler » 1443 . Mais ce plaisir ne peut s’obtenir que si le discours est public. Se cacher et vivre discrettement, comme il est écrit au sonnet XVIII, c’est vivre mal. La saillie permet le plaisir de l’activité littéraire. Nous retrouvons là les termes de l’Epistre qui évoque le « contentement » donné par la littérature en adéquation avec une publication de l’écrit. Le néoplatonisme et le pétrarquisme sont habilement revisités par Labé. La littérature permet de s’émanciper, de se libérer de soi après s’être connu, afin que l’amour soit permis par l’égalité, la réciprocité, la dualité et l’échange 1444 . Le discours labéen est clair : tout n’est que fable convenue dans le néoplatonisme et le pétrarquisme, et cette remise en question se projette sur l’ensemble des Elégies et du canzoniere, avec les échos que nous y avons vus. Dépasser le ressassement pétrarquiste semble être le mot d’ordre labéen. La prose commente la poésie, la poésie illustre la prose, et les Euvres sont, dans leur ensemble, un commentaire métapoétique d’elles-mêmes. C’est ce que l’on constate dans l’Epistre davantage qu’ailleurs, discours de l’auteure sur son œuvre, et qui nous présente un véritable manifeste poétique.
L’Epistre, en effet, commente l’ensemble des Euvres. Le texte sacrifie aux topoï de la captatio benevolentiae mais sert aussi à programmer la lecture qui sera faite du recueil. Si Clémence de Bourges est une figure lyonnaise apparemment assez connue qu’on retrouve dans un poème de Taillemont, Melpocarite de quelques demoiselles, figurant dans son recueil La Tricarite, publié en 1556, présentée comme la dixième muse, amie d’Apollon, et si cette identification relève du topos, il nous faut relever la similitude avec Louise Labé, elle-même désignée comme la dixième muse dans le sonnet IX des Escriz, attribué par la devise qui le signe à l’un des membres de la famille Vauzelles : A D. Louïze, des Muses ou premiere ou dizième couronnant la troupe. Dixième muse est aussi le titre donné à Sappho. Clémence de Bourges devait être poète, ce que suggère par ailleurs l’Epistre et l’on peut considérer le texte liminaire des Euvres comme une sorte de Lettre(s) à un jeune poète 1445 renaissante. Bien que d’un niveau social nettement supérieur à l’auteure des Euvres, Clémence de Bourges est sans cesse rappelée à sa condition de disciple, d’initiée, Labé faisant figure de mentor dans la pratique de la littérature, une pratique que son Epistre théorise avec brio. Le point de vue est subversif : la pratique littéraire est un moyen de promotion sociale, Mercure nous le dit ensuite de façon burlesque dans sa mise sur le même plan, inhérente à sa divinité, des métiers du commerce et de l’éloquence judiciaire 1446 . L’auteure inverse le rapport social en se fondant sur sa maturité littéraire et remet en question les hiérarchies figées, en dépit des postures de modestie et d’humilité nécessaires à un discours liminaire codé. Toute l’Epistre est ainsi bâtie dans une tension entre hardiesse et humilité, surtout au regard de la cohérence de l’ensemble des Euvres.
Labé déprécie son ouvrage et ne semble a priori ne lui accorder qu’un rôle incitatif (comment échapper à la critique sinon en lui volant ses armes ?). Cependant, l’auteure y propose une théorisation de la pratique littéraire en général et de la sienne en particulier. On peut donc considérer ce texte comme l’expression de la poétique labéenne. Au-delà de l’émulation qui sert à l’ensemble de l’humanité (puisque les hommes voyant les femmes triompher en littérature voudront leur être égaux ou supérieurs et par conséquent se dépasseront encore) 1447 , les femmes doivent briguer : « cet honneur que les lettres et sciences ont acoutumé porter aus personnes qui les suyvent ». L’honneur et la gloire ne sont cependant rien par rapport au plaisir que donne « l’estude des lettres », car elle laisse un contentement de soy, qui nous demeure plus longuement » 1448 . Le mot « contentement », on l’a vu, est un mot fort qui traduit l’aise, le plaisir, la jouissance. Les Euvres ont bien une dimension métapoétique d’analyse d’elles-mêmes. Ecrire, c’est vivre deux fois sa vie, la revivre, en changer si nécessaire : « quand il avient que mettons par escrit nos concepcions […] Lors nous redouble notre aise : car nous retrouvons le plaisir passé qu’avons ù… » 1449 . Si le souvenir du passé est une « ombre qui nous abuse et nous trompe », et nous retrouvons les accents pathétiques du sonnet IX, l’écriture (« biens qui proviennent d’écrire ») est un moyen de retrouver le plaisir vécu : « le jugement que font nos secondes concepcions des premieres, nous rend un singulier contentement » 1450 . Les figures d’Orphée comme d’Ulysse peuvent être prises comme des projections symboliques de cette réflexion sur le pouvoir de la littérature, manière de revivre ce qui fut vécu : la descente aux Enfers des deux héros mythologiques, puis leur sortie, peuvent être perçues comme une métaphore du pouvoir littéraire. Orphée est celui qui vécut deux fois. Evoqué au sonnet X, Orphée est mis en scène dans le Débat de Folie et d’Amour : comme celui qui symbolise la poésie comme transcendance de la souffrance d’Amour, dans le discours de Mercure ; et comme un héros civilisateur, bienfaiteur de l’humanité parce qu’il unit Amour et Poésie, dans celui d’Apollon. Le texte « recourt par quatre fois à la légende d’Orphée dans des contextes variés » 1451 nous dit Rigolot. Orphée, selon Apollon, est un héros civilisateur qui a su « destourner les hommes barbares de leur accoutumée cruauté » 1452 . Par « barbare cruauté », on doit comprendre « langage sot et rude » 1453 auquel s’oppose la faculté civilisatrice de la poésie et de l’éloquence, pouvoir du « bien parlant », puisqu’Apollon reprend plus loin : « C’estoit la douceur de sa Musique que lon dit avoir adouci les Loups, Tigres, Lions » 1454 . L’humanisme labéen passe donc par le lyrisme pour éviter que les humains deviennent des « Loups garous », Lycaons « Mysanthropes » et « exemptez d’Amour » 1455 , l’association Orphée-Louise Labé étant permise par l’évocation de « Lion », désignant l’animal charmé par la lyre d’Orphée mais implicitement la ville de l’auteure. Et ce n’est pas pour sa gloire ni même son « envie de gloire » qui a fait agir ainsi le premier poète, mais « l’amour qu’il portoit en general aus hommes » qui « le faisoit travailler à les conduire à meilleure vie » 1456 : on retrouve les termes de l’Epistre qui expliquent que ce n’est pas seulement pour leur gloire personnelle que les femmes doivent écrire mais pour susciter une saine émulation dans l’ensemble de l’humanité. La comparaison est non seulement subversive mais surprenante. Orphée n’est que très rarement considéré comme civilisateur de l’humanité et son association avec Prométhée 1457 , personnage qu’on retrouve au tout début des Dialogues des Dieux de Lucien, met d’autant plus en évidence cette singularité du Débat. Orphée est un agent civilisateur de l’humanité, un « chantre de la conciliation », figure emblématique qui associe poésie et politique (« les faire assembler en compagnies politiques » 1458 ). La politique peut être défendue par une poétique, et ce sont de nouveau des échos de l’Epistre que l’on retrouve ici : il ne faut pas se cacher mais « proufiter en publiq ». Tant que l’on se cache, que l’on vit discrettement l’Amour, mais aussi la Poésie, même si l’étape semble être nécessaire, on ne peut ni être heureux, ni servir à l’ensemble de l’humanité. La modernité d’une telle perception du mythe orphique est surprenante : l’Orphée mercurien est la première étape, nécessaire à la littérature, d’un processus dont le but, l’Orphée apollinien, est clairement humaniste et politique. La lyre est humaniste et le discours poétique est politique, et réciproquement, car la force des Euvres de Louise Labé réside sans doute dans leur inclassabilité (due à l’hétérogénéité harmonieuse et cohérente de la diversité des genres utilisés) dans leur nouveauté et, osons le mot, dans leur modernité. A une époque où les genres littéraires ne sont pas vraiment encore théorisés et distingués, Louise Labé, auteure pionnière, fait voler en éclat toute volonté de catégorisation, même si elle classe ses pièces par genre littéraire.
Orphée est évoqué à deux reprises dans le discours d’Apollon tout comme Ulysse revient par deux fois dans les Euvres : vivre et re-vivre. Vivre deux fois sa vie permet de faire revenir un je adulte sur son passé, topos pétrarquiste qui prend une dimension proustienne et réflexive dans les Euvres, notamment dans les Elégies. Le jeu sur les temps (passé-présent) est très important dès la première élégie qui compare un tems d’hier, au vers 1, et un temps présent, au vers 9, qui se caractérise par une impuissance à dire, dépassée par l’accès à la poésie :
‘ Mais meintenant que sa fureur divine… 1459 ’L’utilisation de phrases négatives, des vers 1 à 8, se transforme, se change, s’estrange, en affirmation puissante du pouvoir de l’écriture d’aujourd’hui pour transcender la souffrance d’hier :
‘ Chanter me fait… 1460 ’Le chant est permis par la résurgence du piteus souvenir. La troisième élégie revient sur cette même mise en évidence de l’écriture comme prise de pouvoir sur le souvenir d’un temps vécu. Ecrire, c’est transcender l’amour souffrant comme le disent le Débat 1461 et l’ensemble des Elégies. Le sonnet XXIV peut alors servir de conclusion, de constat : avoir écrit l’amour l’a évacué et la persona lyrique peut de nouveau s’exprimer au passé :
‘ Ne reprenez, Dames, si j’ay aimé… 1462 ’L’Epistre revendique le droit à la création pour les femmes mais aussi la conscience aiguë qu’a l’auteure de sa propre poétique. Labé ne se présente pas comme poète mais comme celle qui « met ses concepcions par escrit ». La littérature est évoquée de façon métapoétique dans le Débat, dans le discours d’Apollon qui évoque la « Musique » : « Luts, Lyres, Citres, Doucines, Violons, Espinettes, Flutes, Cornets : chantent tous le jours diverses chansons : et viendront à inventer madrigalles, sonnets, pavanes, passemeses, gaillardes […] serenades, aubades… » 1463 , puis le théâtre : « Comedies, Tragedies, Jeux, montres, Masques, Moresques… ». Cette liste paraît surprenante, comme celle qui met sur le même plan « Apulee, quelque filozofe qu’il fust » et Orphee, Musee, Homere, Line, Alcee, Saphon » ou plus loin « Platon, Ovide Virgile, Homere » 1464 : la philosophie se trouve « accolée » à la poésie. Mercure reprendra les mêmes arguments, les mêmes associations 1465 . La place donnée à Orphée est importante car le personnage mythologique permet la réflexion métapoétique, c’est-à-dire permet à Labé d’exprimer la réflexion que constitue les Euvres dans leur ensemble sur l’écriture elle-même. Il nous faut observer de quelle manière le mélange des genres, voire leur indistinction, fonde la poétique labéenne.
Daniel MARTIN, Louise Labé, op. cit., p. 111.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 65.
Ibid., p. 67.
Ibid., p. 80.
Ibid., p. 82.
Daniel MARTIN, Louise Labé, op. cit., p. 120.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 88.
Ibid., p. 90.
Ibid., p. 95.
Ibid., p. 134.
Ibid., pp. 132-133.
Ibid., p. 76.
Voir l’Epistre mais aussi ibid., p. 100 : « Plusieurs femmes, pour plaire à leurs Poëtes amis, ont changé leurs paniers et coutures, en plumes et livres ».
Rainer Maria RILKE, Lettres à un jeune poète, Les Cahiers Rouges, Paris, Grasset, 1937.
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 88.
Ibid., p. 42.
Ibid., pour les trois citations.
Ibid., pp. 42-43.
Ibid., p. 43.
François RIGOLOT, Louise Labé ou la Renaissance au féminin, op. cit., p. 249
Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 68-69
Ibid., p. 73.
Ibid., p. 69.
Ibid., p. 72.
Ibid., p. 69.
Ibid.
Ibid.
Ibid., p. 107.
Ibid.
Ibid., pp 76, 95 ou 100. Notons dans le discours de Mercure l’inversion du discours : d’abord les hommes écrivent pour les femmes puis les femmes écrivent pour les hommes.
Ibid., pp. 134-135 : l’ensemble du sonnet est à relire.
Ibid., p. 76.
Ibid., p. 76-77.
Ibid., p. 88 à 90.