Conclusion

La poétiquede Louise Labé est le reflet de ses lectures, de ses convictions, de son époque, de sa condition sociale, et non d’une ontologie féminine de l’écriture. C’est le titre de poète que l’histoire littéraire donne généralement à Louise Labé – et c’est le plus souvent sous cette dénomination qu’elle est la plus connue. L’édition contemporaine la plus remarquable de ses Euvres, c’est-à-dire celle qui se veut et qui est la plus proche de ce que l’auteure voulait, ne procède-t-elle pas de cette même mouvance intériorisée et inconsciente ? François Rigolot présente en effet le recueil en un sous-titre – Sonnets, Elégies, Débat de Folie et d’Amour – qui est l’inverse exact de l’ordre des éditions originales de 1555 et 1556.Les Euvres sont un ensemble cohérent, composé d’une pièce en prose et de deux autres en vers. Pourquoi Louise Labé n’est-elle donc pas connue comme auteure ? Nous avons voulu montrer ici à quel point la prose labéenne était importante pour l’histoire des lettres françaises. Kenneth Varty a constaté qu’au « cours du vingtième siècle on a souvent publié les élégies et les sonnets de Louise Labé sans le Débat ; on a plus souvent encore publié les sonnets seuls. De 1910 à 1960, on a publié au moins vingt-neuf fois les vers de Louise Labé sans la prose, et seulement 11 fois l’œuvre complète ; et de toutes les éditions de l’œuvre complète, trois ont présenté la prose après les vers » 1505 .Or, le Débat est non seulement la première pièce des Euvres, mais aussi la plus importante proportionnellement en nombre de pages et sans doute la plus intéressante pour notre propos. Elle révèle l’extrême cohérence du volume et constitue le meilleur argument qu’on puisse opposer au postulat de l’existence d’une « écriture féminine ».

Les femmes qui écrivent dans les années qui précèdent la première publication des Euvres, comme celles qui produisent des œuvres prosaïques après 1556, et jusqu’à Mme de La Fayette – considérée comme un « écrivain français » –, sont le plus souvent nommées dans le Robert, « femmes de lettres », dans le cas notamment de Christine de Pisan, ou « reine qui écrivit » pour Marguerite de Navarre. Constat de l’écart existant entre la production féminine et sa perception littéraire et sociale, cette appellation réductrice qui fait de Louise Labé une « poète » ou « poétesse », révèle aussi le peu de cas fait du Débat de Folie et d’Amour, ou bien de son oubli volontaire, et de la vision tronquée que l’on a de l’auteure des Euvres. Labé a donné à sa production un titre significatif et il « faut rappeler que Louise Labé, de son vivant, publia au moins deux fois son œuvre complète, et que, dans chaque cas, la prose précédait les vers » 1506 . Elle considère son recueil comme un tout et nous rappelle, dans son Epistre dédicatoire, que ce tout lui appartient dans sa globalité :  ce mien petit euvre 1507 .

Si on a démontré l’importance capitale de l’implication humaniste dans la lyrique labéenne, c’est-à-dire précisément des pièces versifiées des Euvres, on a vu aussi que le recueil est un ensemble, à l’architecture précise, à l’agencement médité, fonctionnant sur des principes de reprises, d’échos, de symétrie et de parallélismes. Les Euvres dépassent en cela le cadre stricte de la catégorisation en genre et ne peuvent en aucun cas être rangées dans la prose ou dans les vers. De la même manière, la diversité des tons qui y sont utilisés nous incite à ne pas trancher entre le burlesque, le satirique, l’ironique, le dramatique ou le tragique. Il n’est pas étonnant de trouver dans cette écriture très particulière – qui fonctionne sur un apparent désordre, un visible jeu sur les contradictions, voire les oppositions – un ordre profond, une cohérence tenace. Si les formes d’écriture utilisées, prose et vers, sont distinctes, si les styles sont divers, rien ne les oppose réellement cependant. Louise Labé semble vouloir nous les proposer comme complémentaires, voire en hybridation. Fonctionnant sur l’inversion et la subversion des valeurs attendues, sur la proposition d’autres valeurs, la poétique labéenne dépasse toute catégorisation. Choisir de donner à Labé le titre d’auteure, terme plus général qu’écrivaine ou poète, qu’on peut attribuer à toute personne qui compose un ouvrage littéraire quel que soit le genre, c’est déjà en finir avec le postulat d’« écriture féminine » qui considère les œuvres de femmes comme des cris lyriques spontanés ou des productions autobiographiques.

Définir ce que peut être le postulat d’une « lyrique féminine »  et expliquer quelle est son origine était le préalable nécessaire à une nouvelle approche de la critique labéenne et de l’étude des Euvres. La « lyrique féminine » exclut nécessairement la prose et le Débat de Folie et d’Amour – pourtant représentant quantitativement 60 pages de l’édition Rigolot contre 30 pages pour le canzoniere –, a été en grande partie ignoré par la critique « féminine ». La prose labéenneest mise à l’écart car il ne correspond ni formellement ni thématiquement au postulat d’« écriture féminine ». Son existence et sa place dans le recueil labéen attestent déjà de la fragilité de l’hypothèse critique essentialiste. Dans la perception « féminine » ontologique des Euvres, le Débat n’a pas de place. Dans notre définition de la poétique labéenne, alternative proposée à l’« écriture féminine », il est un pivot, point central de la réflexion. Le postulat d’ « écriture féminine » est donc caduque, fondé sur des idéologies et des contre-valeurs, se caractérisant par une écriture adhérant ou refusant, de façon absolue et sans nuance – non pas sous l’effet de la domination sociale ou par résistance à cette domination – mais par un penchant naturel, aux modèles attendus de la « féminité » dans l’ordre du monde. Que recouvre cette idée de « féminin » dans l’écriture ? S’il s’agit de l’expression de la « nature » différente des femmes dans la littérature, exprimée par des particularités stylistiques et thématiques, on peut affirmer que les traits littéraires et linguistiques de l’expression de la « féminité » ne sont guère perceptibles, visibles, dans les Euvres. Si l’un des constituants tenaces et principaux du « féminin » est le silence, qu’il soit paulinien ou gréco-latin, celles qui écrivent sont-elles celles qui ont renoncé à se taire et sont donc en-dehors de la « féminité » ? La confusion porte sans doute sur l’adjectif : si les Euvres sont une certaine écriture du « féminin », c’est qu’elles sont une écriture certaine du féminisme, en tant que mouvement humaniste prenant en considération l’émancipation des femmes. Labé parle aux femmes, en faveur des femmes, et notamment des auteures. A la suite de Du Moulin dans sa préface des Rymes de Pernette Du Guillet, Labé les incite à l’écriture, mais ne développe pas, théoriquement, une écriture qui soit particulière, « naturellement », à son sexe. Au contraire, Louise Labé s’oppose à l’idée d’un féminin ontologique et affirme que la femme est un homme comme les autres, notamment dans son Débat de Folie et d’Amour, où Mercure vient terminer sa longue description des femmes folles d’amour par une phrase qui résume bien l’universalisme humaniste de la poétique labéenne : « ne sont ce tous signe d’un homme aliené de son bon entendement ? » 1508 .

Le discours labéen est féministe, sans aucun doute, mais aussi humaniste puisque, s’adressant aux femmes, Labé s’adresse à l’ensemble de ses lecteurs, donc, potentiellement, à toute la société. Elle le fait en des endroits stratégiques de sa production : préface, élégies, dernier sonnet. L’invitation à écrire faite aux femmes se double d’une invitation à l’émancipation féminine : écrire fait exister. La métaphore de la quenouille équivaut à une véritable sortie du gynécée, à une parution en public des femmes. Le recours à Sappho s’inscrit dans la même perspective. Labé se cherche des modèles qui ne soient pas exclusivement masculins. Elle veut elle-même servir d’exemple aux « dames lionnoises », les poussant à écrire tout autant qu’à aimer, dans la première élégie et le dernier sonnet de ses Euvres, en prenant modèle sur sa propre production. Les vers 41 à 56 de la première élégie associent le je lyrique au féminin qui s’y exprime avec les Dames, celles qu’a fait Cupidon inflamer 1509 . Comme dans l’Epistre Dédicatoire, les « célébrations de l’amour et du plaisir d’écrire sont associées à un encouragement adressé aux femmes pour qu’elles s’ouvrent à la culture et s’adonnent aux activités littéraires » 1510 . Les femmes doivent estimer Amour, et se rendre amoureuses 1511 . La position donnée à ces deux pièces dans l’économie du recueil prouve l’importance de ce qu’elles disent. Le je féminin incite une collectivité féminine à lire ce qui a été écrit par cette persona d’auteure qui s’adresse à elles en signant du nom de Louïze Labé, Lionnoize, en tant que modèle écrit qu’il faut suivre dans une plainte lyrique commune. Puisque toutes les femmes souffrent d’amour, l’une d’entre elles, qui a écrit et aimé, affiche à plusieurs reprises dans son œuvre et en des points stratégiques une double posture de modèle et d’égale, jouant par là des clichés mêmes de la « féminité » : se présentant comme modèle et s’affichant comme l’égale devant l’amour de celles qu’elle veut guider, Labé observe l’attitude modeste, timide et craintive qui sied aux femmes. Les Euvres nécessitent une double lecture.

Formellement et thématiquement, les Euvres ne peuvent être considérées comme une production « féminine » mais bien féministe, dans les tons et les discours choisis par Labé, de son Epistre au vingt-quatrième sonnet de son canzoniere. Thématiquement, son œuvre n’est pas spécifiquement « féminine » : elle reprend les discours renaissants, les topiques catullienne, ovidienne, pétrarquienne. Elle ne s’en démarque que par son inscription dans un propos engagé en faveur du droit des femmes, en réponse à la querelle autour de leur éducation. C’est pourquoi sont convoquées Sappho, Sémiramis, Bradamante, Marphise… modèles d’un discours féministe militant pour l’émancipation des femmes, au sein de la société, par l’accès au savoir, par la recherche de l’égalité sociale et politique avec les hommes. Formellement, les arguments du postulat de l’« écriture féminine » ne sont guère concluants dans le cas des Euvres. Les caractéristiques généralement attribuées aux écrits « féminins » n’existent pas ou peu dans la production labéenne, et semblent même contestés, voire mis à distance par l’auteure. Le mélange hybride des genres s’oppose même à ce postulat, Labé faisant volontairement des Euvres une production poétique, et non seulement versifiée mais aussi prosaïque. Si l’on trouve trois genres distincts dans les Euvres, ce que souligne d’ailleurs le paratexte – titres et sous-titres, ruptures graphiques, organisation du texte –, si la varietas stylistique utilisée par Labé qui n’hésite pas à mêler le discours argumentatif de l’éloquence judiciaire, le lyrisme élégiaque et pétrarquiste, le nom donné à l’ensemble insiste sur l’extrême cohérence d’un tout composé de parties diverses. On ne peut distinguer d’ailleurs de véritable cloisonnement entre Débat, Elégies et Sonnets, puisque, comme l’ont montré de nombreux critiques, notamment Varty, Lecercle, Charpentier, et surtout Daniel Martin, l’agencement des Euvres est un tissage fait d’échos, de symétries, de parallèles qui font circuler le lecteur dans un labyrinthe textuel où à l’impression de se perdre se substitue la sensation d’une cohérence infinie. Le caractère original de cette poétique est renforcé par l’ajout de l’Epistre dédicatoire et des Escriz, qui servent de revendications féministe pour l’une et auctoriale pour l’autre.

Nous avons montré qu’il existe à Lyon, dans la première moitié du XVIème siècle, un vif intérêt autour du statut de la condition féminine : de nombreux ouvrages de femmes, ou supposés tels, sont publiés, notamment chez Jean de Tournes ; des auteurs s’engagent en faveur de l’émulation intellectuelle entre les sexes, et de l’accès à l’égalité, du moins sociale, des hommes et des femmes ; des traités d’éducation ou au contraire des pamphlets misogynes sont produits à cette époque, peut être davantage qu’à une autre. Notre travail a insisté sur les nouvelles lectures des Euvres proposées par cette recontextualisation. Elles s’inscrivent dans une polémique, peut-être plus particulièrement lyonnaise, autour des femmes et du mariage. C’est ce que nous disent les diverses œuvres – que nous adjoignons dans nos annexes – comme La louenge des femmes. Les Euvres interviennent dans ce débat autour de la nature des femmes et de leur éducation, préalable nécessaire à la création. Elles viennent très directement répondre aux textes violemment misogynes qui s’opposent à l’émancipation des femmes par le savoir, et le « dialogue poétique » entre Louise Labé et Magny n’est plus seulement esthétique ou badin. C’est à un exemple probant de la guerre des sexes que nous avons affaire. Il s’agit de ne plus en minimiser la portée idéologique. Comme il paraît y avoir un travail de réponse de Labé à Magny, il semble qu’il y ait véritablement un enchaînement entre : les XXI epistres d’Ovide dans la traduction française donnée par Octovien de Saint-Gelais, les Dames de renom (traduction en françias du De claris mulieribus de Boccace), les Rymes de Du Guillet, La louenge des femmes, et les Euvres. On trouve de nombreuses passerelles entre ces textes, à une époque où la « querelle des amyes » fait rage. D’ailleurs, cette question va rester le sujet de nombreuses œuvres, de défense ou au contraire d’accusation des femmes, jusqu’à la fin du XVIème siècle et même au début du XVIIème. On se demande même dans quelle mesure Molière peut y avoir puisé des arguments pour ses Femmes savantes ou son Ecole des femmes. Le dialogue qui s’est ouvert entre 1550 et 1556 est un dialogue humaniste, un débat sur les droits des femmes, que Labé sert par l’ensemble de sa poétique. Herméneutiquement, notre travail s’est efforcé d’apporter de nouvelles pistes de lecture des Euvres de Louise Labé, en tout cas une nouvelle façon d’aborder cette production toujours surprenante, qui soit en lien avec la question de leur évident féminisme. De plus, nous avons montré à quel point certaines influences, encore ignorées, étaient pourtant déterminantes pour la compréhension des Euvres. C’est le cas notamment de leur discrète et pourtant flagrante reprise des Epistres ovidiennes, ou de l’influence notable des Dames de renom de Boccace dans l’ensemble du corpus étudié. Louise Labé ne se sert pas dans les élégies et les sonnets de la topique proprement pétrarquiste. D’une part, parce qu’elle ne se présente pas simplement comme une poète, mais bien, en vertu de la place qu’elle donne à sa prose, comme une auteure. D’autre part, c’est le sensualisme ovidien, et donc sapphique, qu’elle revendique très clairement en se servant comme source de la traduction d’Octovien de Saint-Gelais. Elle dépasse, déjà en 1555, le ficinisme encore utilisé par nombre de ses contemporains en revalorisant l’érotisme sensuel comme préalable à toute expérience spirituelle.

Cette volonté de dépassement des traditions renaissantes en vue d’une émancipation créatrice est renforcée par une mise à distance constante du sérieux : comme Erasme ou Rabelais, et avant eux Lucien, Labé semble se méfier de ceux qui ne rient jamais. Elle cherche d’ailleurs souvent la complicité de son lecteur dans l’humour. Le rire et l’autocritique sont les meilleures défenses contre toute tentative critique. Le texte labéen fait habilement converger comique, ludique et critique. L’influence lucianique sur les Euvres a été méconnue, et il nécessaire de la réaffirmer. A la suite d’Erasme ou de Rabelais, Labé fait de nombreuses fois référence à Lucien dans sa production, ses Dialogues des dieux, bien sûr, mais aussi Timon ou le Misanthrope 1512 , ou encore Prométhée ou la Caucase 1513 . L’influence de Lucien sur les Euvres a bien évidemment dû être perçu par les contemporains de Labé : est-ce ce qui lui vaut attaques puis silences ? Notre étude a montré qu’il existe de nombreux points de contact entre l’œuvre de Lucien et celle de Labé. Un autre exemple, en plus de ceux déjà donnés, de cette accointance des deux auteur-e--s concerne la critique des dieux. Le Débat, on l’a vu, est une satire burlesque du Panthéon olympien. Par l’intermédiaire de Folie et d’Amour, les dieux et déesses sont plus d’une fois placé-e-s dans une situation comique, voire risible, tout comme certains héros (Ulysse notamment). Cette situation est due la plupart du temps à leur méconnaissance (pour Amour, pour Vénus) mais aussi à leur incapacité à se faire humain. Nous trouvons là, dans l’ensemble du Débat, une référence directe à la philosophie lucianique telle qu’elle est exposée dans Prométhée ou le Caucase 1514 . Le personnage de Prométhée, comme celui d’Orphée, est considéré comme un civilisateur alors qu’il a avant tout osé défier les dieux, notamment dans le discours d’Apolon 1515 . C’est cependant grâce à ce genre de défi, qui remet en question l’idée de hiérarchie (sociale et sexuelle), que les humains sont ce qu’ils sont, des êtres civilisés et en progrès : « Mais il fallait, diras-tu peut-être, faire des hommes avec une autre forme, et non pas à notre ressemblance. Hé ! quel autre modèle pouvais-je me proposer que celui qui me paraissait le plus beau ? Devais-je faire l’homme un être sans raison, une brute sauvage et grossière ? Et comment les hommes auraient-ils fait des sacrifices aux dieux, comment nous auraient-ils rendu les autres hommages, s’ils n’eussent pas été tels qu’ils sont ? » 1516 . Notre étude a montré l’importance de Lucien comme source des Euvres, ce qui pourrait en partie expliquer la mise au ban qu’a subi l’œuvre de Labé après 1556, la fréquentation de Lucien et de ceux qui l’avaient lu et apprécié devenant plus que gênante. Quoi qu’il en soit, si l’auteure des Euvres se sert de cette source tout autant que de celles d’Ovide ou de Boccace, c’est pour revendiquer l’importance de l’humanisme dans son œuvre et plus simplement de l’humain en général. Sa prose comme ses vers en témoignent.

A la multiplicité des sources, dont certaines sont plus importantes que d’autres, s’ajoute l’hétérogénéité des tons utilisés dans l’ensemble du volume des Euvres. La multiplicité tonale et énonciative, permise par les différentes personae utilisées dans les Euvres qui empêche tout cloisonnement mais aussi toute immuabilité du discours, incite une fois de plus à lire le volume comme une revendication humaniste. Les barrières paraissent révocables, le franchissement des frontières est possible. Le texte labéen, comme l’a montré Daniel Martin, est tissé, suturé, agencé. Il l’est dans un dessein à la fois esthétique et éthique : Amour et Folie, puisque l’un n’ira jamais sans l’autre, sont « le lien qui entretient et lie tout ensemble », comme le dit Apollon dans le Débat au tout début de son plaidoyer.

La poétique des Euvres fonctionne sur un principe d’unification mais non pas de fusion, la proposition androgyne étant mise à distance. Il n’y a pas de hiérarchie dans les Euvres, ni entre les genres, ni entre les sexes, ni entre Amour et Folie, comme il n’existe pas de lecture linéaire possible qui déterminerait, selon l’ordre donné à chaque pièce de l’ensemble, une importance d’un genre sur l’autre, d’un sexe sur l’autre. Notre travail a montré cette contestation hiérarchique et catégorielle. Il n’y a donc pas à proprement parler de « progression », mais une harmonisation dans la diversité, une recherche de l’égalité qui soit reconnaissance de la bigarrure. Ce n’est d’ailleurs pas la binarité qui est au cœur des Euvres, mais la trinité, principe mathématique de parallélisme symétrique. Nous avons mis en évidence l’importance de ce chiffre 3 dans les Euvres. L’agencement apparemment désordonné des Euvres, qui se révèle, comme tout labyrinthe, un lieu structuré fait pour égarer, est paradoxalement la clef d’une plus grande lisibilité, donc d’une plus grande efficacité littéraire. Habilement architecturées, les œuvres labéennes sont cependant en quête de simplicité, simplicité que tout lecteur moderne reconnaît. Inventives et ludiques, mêlant prose poétique – périodes mélodiques du Débat – et poésie narrative – fiction des Elégies, mise en scène narrativisée des Sonnets – les Euvres de Louise Labé touchent, déconcertent, fascinent. Dans leur refus de l’élimination de la diversité au profit d’une norme imposée, dans la pluralité de leurs styles, genres, tons, formes, elles servent le dessein humaniste de leur auteure qui remet en question le trajet platonicien d’épuration du sensible à l’intelligible, du terrestre au divin, par une poétique qui considère le corps comme premier lieu de l’expérience érotique, et qui va jusqu’à faire des humains des dieux, voire se moque des dieux qui ne savent être humains.

Louise Labé, Lyonnaise, a su mieux que quiconque en 1555 rapprocher tissage et écriture, texte et pièce de soierie : coudre ensemble des pièces différentes ne signifie pas faire disparaître la diversité mais au contraire créer une nouvelle forme de poétique, fondée sur la bigarrure. La poétique labéenne est coexistence de multiples différences. Dans le dialogisme, la polyphonie, la contradiction, le recours à l’ironie, la poétique labéenne, fait converger éthique et esthétique. La lyre de Louise Labé est humaniste et sa prose mélodique. Le poète devient philosophe et le philosophe se fait poète, valorisant la communicabilité mais aussi le changement et la métamorphose, contre l’immuabilité morbide des catégorisations. Le social et le textuel sont en miroir l’un de l’autre, le poétique imprégné de politique, et réciproquement. Les Euvres sont ambitieuses, dans leur disparate et leur mouvement, leur mixité tant esthétique que sociale, critiques d’un ordre hiérarchique immuable, celui qui catégorise voire hiérarchise les genres, grammaticaux, littéraires ou sexuels, mais c’est une ambition réussie.

Bref, au-delà du culte de l’écriture, la quête labéenne d’une poétique du dous stile et de la simplicité, est au service d’un culte de la vie, de la jouissance, du plaisir, du contentement, bref, de l’amour, sans quoi l’on ne peut vivre.

Notes
1505.

Kenneth VARTY, « Quelques aspects poétiques de la prose de Louise Labé », art. cit., p. 966.

1506.

Ibid., p. 966.

1507.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 43.

1508.

Ibid., p. 98.

1509.

Ibid., p. 108.

1510.

Daniel MARTIN, Signe(s) d’Amante, op. cit., p. 24.

1511.

Louise LABÉ, Œuvres Complètes , op.cit, p. 134.

1512.

LUCIEN, Œuvres complètes, op. cit., pp. 30-50.

1513.

Ibid., pp. 55 à 62.

1514.

Ibid., p. 61 : « Mais ce qui me dépite le plus, c’est que, me reprochant d’avoir fait des hommes, et plus encore des femmes, vous ne vous faites pas faute de les aimer, de descendre sur la terre, tantôt changés en taureaux, tantôt en satyres, ou en cygnes… ». La citation renvoie à la fin du discours IV du Débat labéen, Œuvres complètes, op. cit., p. 64.

1515.

Louise LABÉ, Œuvres complètes, op. cit., p. 69.

1516.

Ibid.