1.1. La qualité de vie dans la pensée urbaine, entre hygiénisme et développement durable

La notion de qualité de vie s’inscrit dans la continuité des préoccupations et des revendications déjà amorcées durant le XIXème siècle. Bien que ces deux notions ne soient pas en tous points comparables, la qualité de vie fut au XXème siècle ce que l’hygiénisme fut au XIXème. Pour comprendre l‘engouement et l’appropriation de la qualité de vie, il convient d’expliquer en quoi celle-ci s’inscrit dans le prolongement des préoccupations hygiénistes et en quoi elle s’en éloigne. Cette démarche diachronique permet de voir quels sont les héritages de l’hygiénisme intégrés par la notion de qualité de vie et d’entrevoir le glissement plus récent de la qualité de vie vers la notion de développement durable. Cette relecture rapide de l’histoire en creux et en relief permet de voir comment la qualité de vie s’inscrit dans la continuité du courant hygiéniste. Cette approche permet également de préciser l’évolution des préoccupations et l’élargissement des échelles de réflexion qui ont amené la notion de qualité de vie a se substituer progressivement, dans le langage commun mais surtout politique, à la notion de développement durable.

Dès l’Ancien Régime, le corps médical prend fonction de conseil du pouvoir politique pour réduire la misère et éduquer le peuple grâce à l’aménagement d’un cadre d’existence hygiénique et rationnel. Il s’agit alors de contrôler le milieu de vie, d’enrayer les épidémies, de rationaliser la procréation, de soulager le malheur et de distribuer des secours. Ces missions sont conçues comme des champs d’action du monde médical complémentaires à l’intervention de l’Etat. L’intervention du médecin au sein des actions de l’Etat semble être légitimée par le savoir privilégié qu’il possède sur la vie humaine. Bien que contré par les luttes révolutionnaires, le mouvement hygiéniste prend néanmoins peu à peu sa place dans la sphère politique.

Le terme d’hygiène prend véritablement son essor durant la période post-révolutionnaire. Au cours du XIXème siècle, la conception médicale de l’hygiène centrée sur l’individu tend vers la conception d’une hygiène publique dont la tâche est de prévenir la propagation des épidémies et des maladies contagieuses. Cette dérive aboutie à la fin du siècle à la construction de l’hygiène sociale. L’idéologie s’engage alors vers un hygiénisme social doté de nouvelles ambitions. L’ensemble de la société est alors concernée par une intervention préventive qui s’adresse prioritairement aux foyers de « désordre et de misère ». L’hygiénisme se donne pour tâche de restaurer l’ordre social et moral pour l’avenir de la collectivité. Pour cela, le mouvement hygiéniste revendique sa place aux côtés des sociologues, anthropologues, criminologues et juristes. « La médecine et l’hygiénisme répondent aux questionnements des pouvoirs publics qui eux-mêmes y voient la possibilité de réaliser leur politique. Les finalités médicales ne se confondent pas avec les préoccupations des gestionnaires politiques : elles les rendent applicables en les indexant médicalement » 28 . Il s’agit moins de développer un savoir médical élargi que de démontrer leurs compétences dans les domaines socio-économique et politique.

C’est ainsi qu’à l’aube du XVIIIème siècle, de nombreux aménagements urbains visent à améliorer les conditions d’hygiène du plus grand nombre. Des efforts particuliers sont fait afin de favoriser la circulation des fluides : les maisons sur les ponts sont détruites pour permettre à l’air de circuler, la circulation d’eau est favorisée pour éviter les eaux stagnantes, les hôpitaux sont aménagés avec de grands couloirs centraux ouverts de part et d’autre afin de créer des courants d’air… Cette démarche repose sur une recherche d’hygiène publique. L’aménagement urbain est porté au rang d’art et l’aménagement des villes repose sur des critères d’embellissement urbain.

Dès le début du XIXème siècle, la ville est étudiée de manière descriptive. La statistique sert de base de connaissance pour décrire la situation urbaine et établir des lois de croissance des villes. Les conditions déplorables d’hygiène dans les villes industrielles qui se développent au cours du siècle sont largement dénoncées. L’insalubrité de l’habitat ouvrier, l’absence d’espaces verts dans les quartiers ouvriers sont des éléments de sévères critiques. L’hygiène morale est à son tour considérée. Elle est mise en danger par les phénomènes de ségrégation et la mauvaise qualité des logements ouvriers. L’ensemble de la société industrielle est remise en cause par les progressistes car ils la voient comme étant à l’origine de conséquences néfastes sur l’homme et la ville.

Le XIXème fut le siècle des révolutions industrielles et de l’accélération de l’urbanisation. Ces phénomènes ont nécessité d’importantes adaptations pour optimiser la gestion de la croissance démographique et la multiplication des déplacements. Bien que les moyens ne semblent pas permettre une entière maîtrise de ces mutations, l’organisation municipale tente d’intervenir pour améliorer les conditions de vie de ses concitoyens.Les problèmes urbains n’existent alors qu’en tant que conséquences des problèmes sociaux, économiques et politiques. Dans ce modèle progressiste de la ville, l’espace est ouvert, traversé de verdure. L’image est alors celle d’une ville propre, aérée, verte, avec de l’eau, de l’air et de la lumière pour tous. L’hygiène s’impose alors comme une exigence. L’espace urbain doit également s’organiser selon une logique fonctionnelle distinguant les lieux de travail, des lieux de loisirs, de culture et les zones résidentielles.

Durant la deuxième moitié du XIXème siècle, les villes industrielles restent très denses et voient leurs centres villes se dégrader. Les rues sont très embouteillées et les égouts inexistants. L’état d’insalubrité n’a pas connu, durant cette première partie de siècle, de nette amélioration. C’est pourquoi Louis NAPOLEON BONAPARTE demande au baron HAUSSMANN d’entreprendre la rénovation des villes. Les utopistes de cette première moitié de siècle laissent ainsi la place à un « urbanisme pragmatique ». De nombreuses percées sont entreprises. Le bâti ancien est démoli pour être remplacé par des voies de circulation plus large et du bâti nouveau. De nouveaux équipements voient le jour. Les parcs urbains, les trottoirs, le mobilier urbain sont introduit par HAUSSMANN. Les travaux commencent à Paris pour s’étendre aux villes de province. C’est l’urbanisation par rénovation, dans un souci hygiéniste, qui se répand. Celui-ci prend bien évidemment en considération des préoccupations d’hygiène publique mais aussi de sécurité. Certains voient dans ces rénovations les moyens de contenir l’insécurité sociale en maintenant les populations dans leurs lieux de résidence.

À la fin du XIXème siècle, un fort courant de critiques d’ordre hygiéniste se développe à l’encontre du « nouveau Paris ». Ces opposants dénoncent l’insalubrité des cours fermées des îlots haussmanniens, l’insuffisance de l’ensoleillement et de l’aération de ce bâti compact 29 . Au début du XXème siècle, la réglementation évolue dans le respect du courant hygiéniste. Les urbanistes accordent toujours la même importance aux questions de santé et d’hygiène. Les notions de soleil et de verdure demeurent prépondérantes. Les urbanistes ouvrent ainsi l’espace, laissent pénétrer la lumière et la verdure. Les édifices deviennent isolés les uns des autres. La rue est alors perçue comme le révélateur de l’urbanisme passé. Elle doit donc être abolie au nom de l’hygiène mais aussi parce qu’elle symbolise le désordre. Les constructions se font en hauteur pour permettre une emprise au sol minimale. La verdure, les espaces vides deviennent la véritable structure de la ville. Lorsque LE CORBUSIER évoque les cités-jardins verticales, il écrit que « la ville se transforme petit à petit en un parc ».

Dès l’après-guerre, les partisans de l’hygiène mentale viennent à critiquer cet urbanisme progressiste et fonctionnel. Il est alors démontré que la santé mentale du citadin suppose un certain nombre de caractéristiques tels que le sentiment de sécurité, le choix multiple d’activités, les lieux de distraction… Les urbanistes progressistes n’avaient pas tenu compte de ces éléments qui commencent à être jugés plus importants que les principes d’hygiène et de salubrité jusqu’alors utilisés. Les statistiques psychiatriques et juridiques démontrent ainsi que l’îlot insalubre semble être moins le vivier de l’alcoolisme, de la délinquance et de la criminalité que l’îlot salubre.

L’urbanisme du XIXème et du début du XXème siècle a été fortement influencé par ce courant hygiéniste. Pour les pouvoirs publics, l’hygiénisme s’impose comme une valeur essentielle et nécessaire. Cette notion est largement imprégnée de considérations morales et renvoie à un idéal d’épanouissement. Ce courant a pour objectif principal d’améliorer l’hygiène physique et morale des populations. Les fléaux à combattre sont alors l’alcoolisme et les épidémies. Ce courant met en lumière les relations conflictuelles entre la santé et la ville. Après la lutte contre les épidémies remportées par les vaccins, la poubelle et l’égout, le combat se déplace vers la lutte contre la pollution et les nuisances sonores. La pollution automobile est en effet aujourd’hui considérée comme la première source de pathologie urbaine.

L’hygiénisme s’inscrit également dans une idéologie ancienne d’hostilité à la grande ville. L’histoire révèle en effet une longue idéologie anti-urbaine qui repose sur une croyance désuète : la ville est néfaste pour l’homme et la société. Bien que les raisons justifiant cette croyance aient évolué au fil du temps, elles ont toujours occupé le discours sur la ville. On évoque tour à tour la maladie, la dégradation des conditions de vie, la détérioration des cadres de vie, le mal de vivre en ville, la préservation des paysages ou la survie de la planète… L’image néfaste de la ville par rapport à la campagne est intégrée par l’hygiénisme et se retrouve dans le rôle corrupteur qu’exerce le mouvement de l’hygiénisme social. Le contrôle social doit ainsi faire face à la débauche et contrer les mouvements d’émancipation et révolutionnaires. Les pathologies urbaines particulièrement imputées à la concentration urbaine, ont facilité l’intégration urbaine de la population en promulguant des normes comportementales précises 30 .

La qualité de vie s’inscrit également dans des logiques de préservation, de maintien et d’amélioration des conditions matérielles de la vie en se préoccupant largement de la qualité, de la fonctionnalité et de l’agrément des cadres de vie. La notion de qualité de vie s’inscrit également dans une démarche de préservation psychologie et morale des habitants dans la mesure où elle se propose de considérer la satisfaction, le bien-être voire le bonheur des urbains. Il semble ainsi que la recherche d’une meilleure qualité de vie passe par celle d’un meilleur cadre de vie, d’un meilleur environnement physique et de meilleures conditions d’existence en milieu urbain.

Dès la fin de la deuxième guerre mondiale apparaissent de profondes mutations des aspirations et des exigences citadines. La forte croissance économique des pays industrialisés, se traduisant par l’augmentation du produit national brut, a une répercussion directe sur le pouvoir d’achat des ménages. On assiste à une élévation généralisée du niveau de vie qui bénéficie à l’ensemble des catégories socioprofessionnelles réduisant ainsi les disparités sociales et harmonisant les conditions de vie. Cette conjoncture favorable des « trente glorieuses » va radicalement modifier les modes de vie et de penser de chacun. Grâce à de nouvelles disponibilités financières, les ménages entrent dans l’ère de la consommation de masse et investissent fortement dans les biens ménagers durables. À peine sortis d’une économie marquée par de sévères restrictions, les foyers vont profiter de la multiplication et de la diversification des biens de consommation et de l’entrée en scène de l’électroménager pour équiper leur intérieur. On entre dans l’ère du confort. Celui-ci s’installe dans chaque logement devenu un espace de vie privé où le quotidien a trouvé une sorte de commodité fonctionnelle. Le confort naît également de l’affranchissement généralisé des contraintes du froid, de l’obscurité, de la saleté, de la promiscuité. Il est à mettre en relation avec des phénomènes nouveaux tels que le fait de disposer d’un « chez-soi » agréable et d’un temps de loisirs beaucoup plus important. Il est aujourd’hui inséparable des notions de détente, de calme, d’équilibre nerveux et mental, de sentiment de sécurité,…. Le confort apaise la société de ses contraintes, facilite les usages, la rendant ainsi plus disponible pour des activités moins serviles. Grâce à l’amélioration des conditions matérielles de l’existence rendue possible par l’élévation du niveau de vie, les mentalités ont été modifiées et les attentes de ménages se sont davantage reportées sur l’exigence de conditions de vie toujours meilleures. On passe ainsi d’un système quantitatif à une prise en compte croissante de la qualité, qualité de son intérieur, de son quotidien, de l’espace avoisinant, qualité de la vie en générale. Comme l’explique A. BAILLY 31 « plutôt que de vouloir un "plus" quantitatif, la société a préféré un "mieux" qualitatif ».

En considérant ce glissement vers des préoccupations qualitatives, on s’aperçoit qu’il existe tout d’abord une recherche de qualité individuelle, pour soi, qui trouve satisfaction dans l’accomplissement des besoins matériels. On assiste ensuite à une prise de conscience plus globale. À l’amélioration de la qualité de la vie, on associe des enjeux liés à la protection de l’environnement. La considération pour le milieu naturel et ses éventuelles dégradations font l’objet d’une véritable demande sociale. Le terme d’environnement, aujourd’hui adopté par la sphère politique, s’est d’abord imposé par un phénomène d’exigence individuelle et collective. La société se préoccupe des torts causés aux éléments naturels et prend conscience des effets nuisibles que ceux-ci occasionnent. Le terme de nuisance s’emploie ainsi pour nommer de manière subjective et négative ce qui est ressenti comme une agression.

Peu à peu la qualité de la vie devient une notion populaire prégnant le langage commun. Tous les supports d’information (sondages, articles de presse, reportages télévisés et émissions radiophoniques) sont utilisés pour communiquer sur cette prise de conscience massive et viennent illustrer les changements d’aspiration des français. La population tend à considérer de nouvelles priorités pour l’amélioration de la qualité de vie telles que la pureté de l’eau, de l’air, la propreté des rues et des espaces collectifs, la proximité d’espaces verts et récréatifs, l’accessibilité au lieu de travail, aux services, aux loisirs, ainsi que la diminution des nuisances sonores. Dans les années soixante dix, les problèmes de la vie urbaine sont principalement liés à la circulation, au stationnement automobile, au confort du logement. La lutte contre le bruit et contre la pollution apparaît aujourd’hui comme des préoccupations majeures. L’amélioration de la sécurité des citadins occupe une place déterminante dans les préoccupations quotidiennes de chacun. D’une façon générale, ces aspirations nouvelles, qu’elles concernent la préservation de l’environnement ou l’amélioration des cadres de vie, sont unanimement populaires. Cette double prise de conscience est généralisée à l’ensemble des catégories sociales et symbolise des préoccupations touchant la société dans sa quasi globalité.

Dans la continuité de l’évolution de ces préoccupations, un glissement progressif des usages devient visible. Reprenant à leur compte tous les maux de la ville, les revendications environnementales deviennent plus importantes et donnent naissance aux préoccupations écologiques puis à la notion de développement durable. À travers ce concept, l’ensemble des dysfonctionnements sociaux et environnementaux de la ville sont « montrés du doigt ». Le développement durable s’inscrit dans la dichotomie qui oppose la campagne naturelle à la ville destructrice. La dimension sociale du discours sur le développement durable met principalement en lumière l’opposition entre une ville centralisatrice des activités économiques et les inégalités sociales inhérentes au développement urbain.

Le développement durable opère un changement radical d’échelle de réflexion et de revendication. Le conflit entre l’individu et la ville cristallisé par l’hygiénisme ou la recherche de la qualité de vie se déplace vers le conflit entre l’individu et la planète. Ce changement d’échelle implique un déplacement profond des centres de préoccupation. Le développement durable propose ainsi une approche systémique. La lutte ne se limite plus aux dégâts que cause la ville sur l’homme mais intègre les effets néfastes de la ville en termes d’activités, de comportements, de fonctionnements urbains, sur la planète toute entière. Nous pouvons cependant observer une certaine continuité vis-à-vis de l’évolution de la société au cours du siècle dernier. Avec l’industrialisation et l’explosion urbaine qui l’a accompagnée, l’objectif a été d’asseoir le mode sociétal correspondant. L’enjeu était d’intégrer l’individu au système. En évoquant des raisons sanitaires, l’idéologie hygiéniste a permis au pouvoir politique d’opérer cette intégration. La qualité de vie a légitimé la mobilisation pour une meilleure intégration des citadins à leurs cadres de vie alors que la problématique à laquelle le développement durable tente d’apporter une réponse est maintenant celle de l’intégration dans un système plus global, celui de la planète. Il s’agit ainsi de considérer la ville-productrice, source d’externalités négatives en termes sociaux et environnementaux, au sein d’un système global et planétaire. L’enjeu est alors l’avenir de l’homme et de la planète : en rationalisant notre maîtrise, il devient possible de faire évoluer conjointement et de manière positive l’homme et son environnement pour lui-même et les générations futures.

De l’hygiénisme au développement durable, en passant par la qualité de vie, l’enjeu reste identique : pointer du doigt les effets néfastes de la société dans la mesure où ils opèrent une rupture qualitative avec les enjeux environnementaux et sociaux. Bien que les maux et les aspirations évoluent, les processus d’appropriation, de revendication et de généralisation des usages demeurent les mêmes. Ces préoccupations sociétales qui reflètent la réalité du vécu et des représentations des habitants ne sont pas sans écho dans la sphère politique et servent au contraire d’idéologie fédératrice justifiant l’action publique.

Notes
28.

SIMONNOT A.-L., 1999, Hygiénisme et eugénisme au 20ème siècle à travers la psychiatrie française. Paris, Seli Arslan, 173 pages.

29.

F. CHOAY, 1965, L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie. Paris, Editions du Seuil, 447 pages.

30.

F. CHOAY, 1965, L’urbanisme, utopies et réalités. Une anthologie. Paris, Editions du Seuil, 447 pages.

31.

BAILLY A.S., 1986, Représentations spatiales et dynamiques urbaines et régionales. Montréal, Editions Régionales Européennes, 172 pages.