1.2. Le cadre de vie : objet de revendication pour la qualité de vie

Durant le XXème, le phénomène urbain s’amplifie. On passe de la densification des villes centre à la volonté et la nécessité de l’étalement urbain. Le déploiement de la population en direction de la périphérie se calque sur les réseaux d’infrastructure de transport routier. La naissance des banlieues permet de répondre à l’augmentation de la demande de logements. Cette pression démographique va profondément modifier le paysage urbain, son organisation ainsi que ses modes de gestion. Il va falloir penser la ville différemment sans forcément l’associer aux notions de densité, de continuité, de proximité, de centralité ou d’historicité. Ce phénomène des banlieues directement lié au développement des moyens de transports permet de répondre au besoin impératif de loger un nombre croissant de citadins à moindre coût et dans un délai relativement court. Jusqu’au milieu du siècle, la maison individuelle pour des raisons idéologiques reste chère aux français. Qu’elle symbolise un éloignement à la densité urbaine, un retour à la campagne, un espace de vie épanouissant pour la famille ou la réalisation d’un rêve d’acquisition, l’accession à la propriété en pavillon motive bon nombre de foyers. Parallèlement à la satisfaction de cette demande sociale et pour faire face à la conjoncture de l’après-guerre, on constate également la nécessité de répondre à une pression sociale très forte trouvant un palliatif dans la construction de logements collectifs. On voit ainsi se dessiner, en périphérie des villes, une succession de lotissements pavillonnaires et de grands ensembles sans grande organisation ni cohérence.

Suite à ces mutations spatiales, l’extension urbaine s’est faite sous la forme d’un territoire informe, désorganisé, sans grande rationalité et souffrant d’un certain nombre de dysfonctionnements. Ces nouveaux cadres de vie ne parviennent pas à satisfaire les besoins de la vie quotidienne. La pauvreté des services et des équipements publics ainsi que leur difficulté d’accès participent à rendre difficiles les conditions d’existence des citoyens. Les réflexions et le travail d’un groupe d’architectes réunis autour de LE CORBUSIER tentent d’initier un « nouvel urbanisme » capable de satisfaire les besoins des citadins. Cette conception de la satisfaction passe par la standardisation de l’organisation de la vie privée de chacun et par la rationalisation de l’espace urbain.

Dans le début des années trente, l’élaboration de la Charte d’Athènes donne naissance à un courant urbanistique fondé sur le fonctionnalisme. Visant l’optimisation structurelle et la satisfaction généralisée, le groupe d’experts signataire de la charte attribue à l’espace urbain un certain nombre de critères permettant d’organiser rationnellement les espaces et d’uniformiser les cadres de vie. Impliquant une réforme fondamentale des usages, cette charte préconise la spécialisation des espaces. La ville devient un espace fonctionnel découpé en lieux spécifiques et hermétiques. La ville se voit ainsi attribuer quatre fonctions qui sont « habiter, travailler, circuler et cultiver le corps et l’esprit ». Le concept du zonage de l’espace semble être une réponse radicale à l’irrationalité et la désorganisation ambiante. La segmentation territoriale induit une rupture entre les activités ce qui fragmente l’occupation et les pratiques citadines. Cette conception organisationnelle donne à l’urbanisme un rôle nouveau et une autorité particulière. Pour la première fois, on cherche à rationaliser et ordonnancer la vie privée des individus et on pense l’espace familial dans le cadre de la construction de la ville. Pour LE CORBUSIER, « la vie de demain » nécessite la concentration de l’habitat sur une surface très réduite sur laquelle on trouve également les services corollaire à la fonction d’habiter et ce pour garantir tout autour un vaste espace vert utile à l’épanouissement de l’homme.

Dans cette conception d’urbanisme dite « progressiste », chaque geste est prévu, anticipé et mesuré. La cité-jardin verticale suit ainsi un schéma simple aisément reproductible capable d’émanciper l’homme d’une technique maîtrisée et mise à son service. Dans cette conception, habiter, c’est y consacrer le moins de temps possible. Tout rapport affectif et émotionnel avec les espaces du logement et ceux qui l’entourent relève d’un attachement inutile et démodé dont la critique rationnelle permet de se débarrasser. L’espace de vie, qu’il soit individuel, familial ou collectif est pensé, géré et construit dans une démarche urbanistique. La sphère du privé devient alors du ressort de l’aménageur.

À la généralisation de cette approche « rationalisante » 32 se greffe la nécessité économique et sociale conjoncturelle de satisfaire une demande de logements aussi urgente qu’abondante. C’est pourquoi on assiste entre 1950 et 1970 à une véritable prolifération de l’habitat collectif de grande envergure. Le contexte historique joue un rôle primordial dans le choix de cette manière de construire. La priorité de l’époque est de proposer un toit à chacun sans jamais porter une grande attention ni à la qualité des espaces constructibles, ni à leur accessibilité par rapport au reste de la ville, ni à la qualité architecturale du bâti. L’accent est davantage porté sur le moindre coût des projets de construction et la rapidité des délais d’achèvement. Il ne faut cependant pas omettre que ces grands ensembles ont pu offrir, pour la première fois, à une grande part des classes moyennes, un certain confort intérieur qui aujourd’hui semble avoir toujours été. Ce n’est que dans les années soixante que la salle de bain, l’eau chaude permanente, les toilettes intérieures et le chauffage central collectif tendent à devenir des acquis. Ces logements ont permis au plus grand nombre de lutter contre l’insalubrité et de connaître des commodités sanitaires. Seulement ces avantages n’ont pas été suffisants pour éviter, voire limiter, les sentiments de malaise et « le mal de vivre » qui commencent à être ressenti par les habitants de ces territoires.

Les cadres de vie urbainsont ainsi cristallisé les préoccupations pour la qualité de vie. Du vivre au « bien-vivre », le cadre de vie devient le support d’aspirations et d’exigences nouvelles et collectives. Les graves difficultés que rencontrent un grand nombre de villes et de banlieues, marquées par la paupérisation liée à la crise économique, sont aggravées par les mauvaises conditions de vie quotidienne engendrées par l'urbanisation massive des années soixante. Les zones d’habitation les plus récemment construites font l’objet d’importantes contestations. Ayant fait les frais d’une urbanisation trop rapide et peu précautionneuse, ces espaces semblent souffrir de profonds dysfonctionnements.

Ces cadres de vie apparaissent dégradés, standardisés, monofonctionnels, non intégrés au reste de la ville, constitués de formes architecturales dénuées de richesse et de sens et surtout inadaptées aux besoins des habitants qui ont largement évolués. Ressentis davantage comme une contrainte que comme des lieux agréables d’épanouissement et de sociabilité, ces territoires sont le berceau d’une mobilisation collective visant l’amélioration des espaces existants. On tente de faire entendre et comprendre les multiples effets du sacrifice de la qualité au profit de la rapidité et de la quantité. L’évolution de la perception des nuisances urbaines permet de comprendre les mouvements en faveur d’une amélioration des conditions de vie. La ville est devenue le bassin d’insatisfaction, de frustration et de contestation. Son image s’est vue ternie par le mal de vivre qui se généralise. Les sentiments d’insécurité, d’isolement, d’éloignement, les pollutions, les diverses nuisances semblent être plus sévèrement ressentis et les phénomènes d’extension des banlieues et de l’habitat social n’ont fait qu’amplifier ce sentiment de « mal-être ».

Ces quartiers limitent les sentiments d’identité et d’insertion, « l’environnement y est tellement dévalorisé, qu’il est à son tour dévalorisant pour ses habitants » 33 . Cette préoccupation grandissante pour la qualité du cadre de vie et cette sensibilité généralisée « aux conditions matérielles de la quotidienneté » 34 ainsi que la nature des caractéristiques des bassins de vie ne laissent pas indifférente la sphère politique qui ne tarde pas à considérer voire à s’inspirer des revendications des français pour orienter ses discours et programmes. L’appropriation politique de la qualité de vie engendre une véritable institutionnalisation de la notion qu’il semble important de retracer.

Notes
32.

F. CHOAY, 1996, La règle et le modèle. Sur la théorie de l’architecture et de l’urbanisme. Paris, Nouvelle édition revue et corrigée, Editions du Seuil, 378 pages.

33.

TOBELEM-ZANIN C., 1995, La qualité de vie dans les villes françaises. Rouen, Publication de l’Université de Rouen, N°208, 288 pages.

34.

DAGNAUD M., 1977, Le mythe de la qualité de vie et la politique urbaine en France. Enquête sur l’idéologie urbaine de l’élite technocratique et politique (1945-1975). Paris, Mouton, 326 pages.