1.2. Proposer l’individu au centre de la construction de la qualité de vie : condition d’une approche renouvelée

L’approche de la qualité de vie requiert, tour à tour, l’évaluation subjective des individus et l’analyse objective des conditions de vie. L’attribution de la « qualité » implique inévitablement la prise en compte de la perception, de l’évaluation et du jugement de l’individu que celui-ci soit un « expert » ou non. La position choisie pour mener à bien cette étude repose fondamentalement sur une méthode de considération de la subjectivité des acteurs. Cette subjectivité permettant de prendre conscience des perceptions et des représentations que les individus ont du monde et d’eux-mêmes, représente un matériel essentiel de la connaissance dont nous ne voulons pas, même en tant que géographe, nous démunir.

Cette initiative scientifique nous éloigne du holisme méthodologique qui a marqué les sciences sociales. Cette théorie dominante selon laquelle l’homme est un tout indivisible qui ne peut être expliqué par ses différentes composantes, a largement influencé les courants de la pensée. G. W. HEGEL affirme ainsi que la logique du holisme repose sur le postulat fondamental qu’au delà des apparences sensibles et partielles, le holisme présuppose que la réalité est constituée des « touts ». Cette perceptive macroscopique ne nie pas la réalité d’agent empirique que peut avoir l’individu mais le holisme méthodologique considère que son comportement et ses dispositions intérieures sont principalement le produit du tout auquel il appartient nécessairement (ethnie, nation, classe social, …).

E. DURKHEIM est l’un des premiers à expliciter les fondements de la méthodologie holiste et à décrier les règles méthodologiques auxquelles doivent se conformer « les sciences sociales dignes de ce nom » 42 . Pour l’auteur, dans la mesure où le tout précède les parties, il s’impose à la logique que la société préexiste aux individus et qu’elle s’impose à eux de l’intérieur comme de l’extérieur à la manière d’un « être collectif transcendant »87. Sans contester l’indiscutable réalité empirique des individus, E. DURKHEIM insiste sur la nature holiste de la société en lui conférant une réalité supérieure capable de déterminer la conscience et les choix des individus. Le rôle de l’individu est alors très limité, il n’a aucune incidence sur la production des faits sociaux, ni sur le changement social. La méthodologie mise en place par E. DURKHEIM reste ainsi « foncièrement axée sur le primat d’un tout social s’imposant aux individus sans dépendre d’eux 87». Bien que l’influence intellectuelle exercée par E. DURKHEIM ait permit d’installer « son interprétation déterministe du holisme en paradigme dominant des sciences sociales 87 », cette orientation a connu quelques inflexions.

P. BOURDIEU préfère en effet parler de la notion « d’habitus ». Proche de la notion d’habitude tout en s’en distinguant, l’habitus correspond aux acquis incarnés très profondément et durablement dans le corps « sous forme de dispositions permanentes » 43 . L’habitus correspond au résultat des conditionnements qui tend à « reproduire la logique objective des conditionnements »88 tout en les modifiant à la marge. Pour reprendre les termes de son fondateur, l’habitus est « une espèce de machine transformatrice qui fait que nous reproduisons les conditions sociales de notre propre production, mais d’une façon relativement imprévisible 88». Cette notion d’habitus s’apparente aux acquis hérités et transmis à l’individu lui servant de base de construction pour ces comportements et ces appréciations. Elle correspond ainsi au « système de dispositions acquises par l’apprentissage implicite ou explicite qui fonctionne comme un système de schèmes générateurs » 44 . Cette notion se réfère à des éléments historiques et s’inscrit donc dans « un mode de pensée génétique 88 ». Ces dispositions durablement intériorisées par l’individu représentent donc un « capital » qui gouverne et structure les pratiques et les représentations. Cette notion définit ainsi les champs du possible de l’individu et cloisonne sa production, sa liberté dans des conditions historiques et sociales prédéfinies. Ces prédispositions n’excluent pas « la production libre de toutes les pensées, toutes les perceptions et toutes les actions inscrites dans les limites inhérentes aux conditions particulières de sa production, et de celles-là seulemen 88 t ».

Ce concept d’habitus définit l’action de l’individu à travers son aptitude à agir, à se mouvoir et à s’orienter en fonction sa position dans « l’espace social ». Cet « agent social » préféré par P. BOURDIEU à la notion d’acteur social, agit, perçoit et pense selon « la logique du champ et de la situation dans lesquels il est impliqué ». Grâce à ce système de dispositions acquises qui fonctionne comme « des automatismes », l’habitus participe au conditionnement puisqu’elle génère et explique les phénomènes de reproduction : l’individu tend ainsi à reproduire en chaque moment de son existence « le système des conditions objectives dont il est le produit ».

Ces logiques d’analyse du social qui soutiennent la thèse d’un déterminisme guidant les comportements individuels à partir des logiques d’un système social supra-référentiel utilisent un paradigme inadapté à la conduite de notre étude. Le positionnement à la fois conceptuel et méthodologique des travaux proposés impose une autre interprétation des phénomènes sociaux. Il s’agit alors de comprendre et d’interpréter les phénomènes sociaux non pas en termes « d’êtres collectifs » antérieurs aux individus mais au contraire de replacer l’individu au centre de la compréhension du social. Les comportements et les représentations individuels sont alors considérés comme des données empiriques premières permettant de rendre intelligible le social. Nous sommes donc loin du holisme et du déterminisme social pour nous rapprocher au contraire du paradigme individualiste.

Ce positionnement à la fois conceptuel et méthodologique exige le refus d’une analyse globale des touts pour recentrer le débat sur l’individu et son système de représentation et d’appréciation du réel. L’approche choisie accorde à l’individu un libre arbitre, une capacité propre à la pensée, au jugement et à l’action qui doit servir de base de connaissance, d’analyse et de réflexion. Cette position repose ainsi sur « l’individualisme méthodologique ».

Il devient nécessaire d’inverser les processus d’analyse : « l’explication du macro par le micro est préférable à celle du macro par le macro » 45 . L’individualisme méthodologique déplace ainsi le cadre d’analyse pour l’orienter vers les pensées, les représentations et les actions individuelles : c’est au niveau de l’individu que se situent les forces organisatrices composant d’éventuels « touts ». L’individu devient la véritable « unité sociologique de base » 46 . Comme l’explique K. POPPER, l’individualisme méthodologique est « la doctrine tout à fait inattaquable selon laquelle nous devons réduire tous les phénomènes collectifs aux actions, interactions, buts, espoirs et pensées des individus » 47 . Ce paradigme individualiste correspond donc à un fondamental bouleversement des processus de compréhension et d’analyse du monde social et transforme par là même les modes de faire et de penser.

R. BOUDON énonce « que pour expliquer un phénomène social quelconque – que celui-ci relève de la démographie, de la science politique, de la sociologie ou de toute autre science sociale particulière -, il est indispensable de reconstruire les motivations des individus concernés par le phénomène en question et d’appréhender ce phénomène comme le résultat de l’agrégation des comportements individuels dictés par ces motivations »90. Ce positionnement idéologique fait de l’individu le principe d’analyse et de compréhension du monde social. Par ses qualités, ses perceptions, ses croyances, ses objectifs, ses actions, l’individu permet de saisir ce qui le dépasse, la société. Les commentaires d’E. HALEVY formalisent parfaitement les principes fondateurs de l’individualisme méthodologique :

‘« Nous voulons considérer une science sociale, définie comme une science des représentations, des passions et des institutions collectives : mais comment pouvions-nous proposer une explication de ces phénomènes qui ne repose sur l’hypothèse individualiste (…). Voulons-nous que la science sociale soit véritablement explicative ? Il faudra donc admettre de deux choses l’une. Ou bien la représentation collective, dès sa première apparition, a été commune à plusieurs individus : il reste alors à expliquer comment, chez chacun de ces individus pris isolément, cette représentation s’est formée. Ou bien la représentation collective a d’abord été une représentation individuelle, avant de se propager à une pluralité d’individus et devenir collective : expliquer, en ce cas, la représentation collective, c’est dire comment elle s’est communiquée d’individu à individu. (…) Dans tous les cas, les radicaux philosophiques avaient raison lorsqu’ils voyaient dans l’individu le principe d’explication des sciences sociales » 48 .’

Cette méthode individualiste explique les phénomènes sociaux comme résultant des stratégies d’acteurs et des aspirations de sujets qui ne peuvent être que des individus vivants et pensants : « seul l’individu est doté d’un esprit. Seul l’individu éprouve, sent, perçoit. Seul l’individu peut adopter des valeurs et faire des choix. Seul l’individu peut agir ». C’est en ces termes qu’apparaît « le principe primordial de l’individualisme méthodologique ». 49 En cela, l’individu est érigé au rang d’acteur en parfaite rupture avec la considération holiste d’un agent passif, support conditionné et manipulé par des structures sociales indépendantes. R. BOUDON dénonce la « conception hypersocialisée de l’homme » mise en place par l’holisme dans laquelle « l’acteur social est souvent conçu comme une pâte molle sur laquelle viendraient s’inscrire les données de son environnement, lesquelles lui dicteraient ensuite son comportement dans telle ou telle situation » et se comporte « comme une marionnette dont les ficelles seraient tirées par les structures »91.

Imposer l’individu en acteur revient à respecter le sujet doué de raison et de conscience qu’il est. Il s'agit de dépasser la vision du comportement programmé pour juger l'individu capable d'interpréter, de juger et d'agir en fonction de ses désirs et de ses objectifs personnels. Cette démarche confère à l’individu une marge d’autonomie, une rationalité limitée et une intentionnalité propre. Il est cependant nécessaire de ne pas considérer l'individu hors de son contexte social. Il ne s’agit pas de considérer l’individu dans un « vide social » mais il convient au contraire de tenir compte dans l’explication des phénomènes sociaux des rapports de l’individu aux structures et aux contraintes sociales. Comme l’explique R. BOUDON, le sujet de l’action individuelle demeure un acteur social, inséré dans un contexte culturel et collectif dont il a naturellement intégré certaines normes. Les structures de ce contexte se présentent à lui sous formes de contraintes constituant un cadre qui limite ses marges de manœuvre. L’individualisme méthodologique admet que les actions individuelles ne soient pas intégralement libres et indépendantes des contraintes sociales : « il est rare de pouvoir agir à sa fantaisie ». 50

Cette situation ne le transforme pas pour autant en produit car le fait de ne pas pouvoir agir à sa guise ne signifie pas pour autant que l’individu soit déterminé. Les structures sociales ne déterminent pas, à elles seules, l’action de l’individu. Ces structures sociales, bien qu’elles ne soient pas « suffisantes à déterminer le réel », délimitent cependant « le monde du possible » 51 . Elles constituent en effet des informations indispensables à intégrer à l’analyse des phénomènes sociaux afin de rendre compte des comportements de l’acteur qui ne peut certainement pas être doté d’un libre arbitre absolu. R. BOUDON indique ainsi que dans l’individualisme bien compris, les « comportements individuels ne sont évidemment pas le fait d’individus désincarnés, de calculateurs abstraits, mais, au contraire, d’individus situés socialement, autrement dit d’individus appartenant notamment à une famille, mais aussi à d’autres groupes sociaux, et disposant de ressources non seulement économiques, mais culturelles » 52 . R. BOUDON insiste donc sur la nécessité de considérer l’acteur en fonction à la fois de sa position sociale et ses dispositions propres desquelles il puise ses représentations et ses conduites. C’est à travers cette double approche que se construit la dimension rationnelle de l’acteur social.

L’étude de la qualité de vie ne peut, à notre sens, que s’inscrire dans une démarche de construction de la connaissance basée sur l’individu. Il convient de prendre en considération l’individu dans la démarche constructive et explicative de la qualité de vie. Face à la complexité, la diversité, la pluridisciplinarité de ce concept de qualité de vie, l’individualisme méthodologique permet, en considérant les représentations et les perceptions individuelles, de donner sens à ce concept « fourre-tout ». Il convient alors de faire confiance à l’individu en le plaçant au rang de digne source de connaissance pour construire notre démarche de travail. Ce parti pris à la fois intellectuel et méthodologique peut surprendre dans le cadre d’une démarche géographique communément plus emprunt à l’analyse des phénomènes spatiaux qu’au maniement du matériel social. Bien que cette recherche d’évaluation de la qualité de vie intra-urbaine vise à proposer une analyse territorialisée de la qualité de vie, à travers notamment l’étude de ses disparités spatiales, il n’en est pas moins nécessaire de la construire à partir de l’acteur social, du sujet, de l’individu.

Comme l’évoque « La sociologie de l’expérience » 53 de F. DUBET, s’intéresser à la qualité de vie implique de « partir de la subjectivité » des acteurs. La conscience qu’ont les acteurs du monde et d’eux-mêmes s’impose comme un matériel incontournable pour l’appréciation de la qualité de vie. Cette sociologie de l’expérience se base sur les représentations, les sentiments, les émotions et les conduites individuels. Cette « sociologie de la subjectivité » permet de recueillir les paroles d’acteurs leur donnant ainsi la possibilité d’exprimer leur vécu, leur représentation et leur perception à la fois de l’environnement qui les entoure et des liens qu’ils entretiennent avec autrui. C’est cette réalité subjective que notre étude se propose de saisir pour donner corps à la notion de qualité de vie. Cependant, cette connaissance n’est que le support de l’approche objective de la qualité de vie. Il convient ensuite d’entreprendre la transformation des représentations subjectives en critères objectifs d’évaluation de la qualité de vie.

Notes
42.

LAURENT A., 1994, L’individualisme méthodologique. Que sais-je ?, Paris, Presses Universitaires de France, 127 pages.

43.

ACCARDO A., CORCUFF Philippe, 1989, La sociologie de Bourdieu. 2ème édition, Bordeaux, Editions Le Mascaret, 247 pages.

44.

BOURDIEU P., 1984, Questions de sociologie. Paris, Les Editions de Minuit, 277 pages.

45.

ELSTER J., 1989, Karl Marx : une interprétation analytique. Paris, Presses Universitaires de France, 747 pages.

46.

28 WEBER M., 1992, Essais sur la théorie de la science. Texte traduit et présenté par Julien FREUND, Paris, Presses Pocket, 478 pages.

47.

LAURENT A., 1994, L’individualisme méthodologique. Que sais-je ?, Paris, Presses Universitaires de France, 127 pages.

48.

LAURENT A., 1994, L’individualisme méthodologique. Que sais-je ?, Paris, Presses Universitaires de France, 127 pages.

49.

ROTHBARD M. cité par LAURENT A., 1994, L’individualisme méthodologique. Que sais-je ?, Paris, Presses Universitaires de France, 127 pages.

50.

BOUDON R., BOURRICAUD F., 1986, Dictionnaire critique de la sociologie. Paris, 2ème édition, Presses Universitaires de France, 714, pages.

51.

ASSOGBA Y., 1999, La sociologie de Raymond Boudon. Essai de synthèse et applications de l’individualisme méthodologique. Paris, Les Presses de l’Université Laval, 321 pages

52.

LAURENT A., 1994, L’individualisme méthodologique. Que sais-je ?, Paris, Presses Universitaires de France, 127 pages.

53.

DUBET F., 1994, Sociologie de l’expérience. Paris, Editions du Seuil, 272 pages.