1.3.1. L’entretien

Qu’il soit semi-directif ou non-directif, l’entretien constitue un instrument de recherche fréquemment utilisé en sciences sociales. J. POUPART 60 l’évoque comme « une porte d’accès aux réalités sociales ». Dans la mesure où l’entretien offre la possibilité au chercheur d’entrer en relation avec autrui, il permet d’explorer en profondeur les perspectives des acteurs. Si elle permet de restituer la richesse des propos, cette prise de contact ne rend pas directement saisissable les réalités sociales mais force au contraire à composer avec les multiples interprétations auxquelles les discours peuvent donner lieu. D’un point de vue épistémologique, l’entretien « est jugé indispensable à la juste appréhension et compréhension des conduites sociales ». Il permet de restituer les perceptions des acteurs et de tenir compte de leurs points de vue pour comprendre et interpréter leurs réalités.

En recherche sociologique, il est largement entendu que le recours à l’entretien, malgré les difficultés et les limites de son usage, reste le meilleur moyen pour saisir le sens que les acteurs donnent au monde qui les entoure, la manière dont ils se le représentent et l’interprètent. Il convient néanmoins de prendre conscience que le matériel d’entretien ne fournit que l’interprétation des acteurs. Cette restitution de leur propre réalité ne doit pas être prise pour la réalité elle-même. Il s’agit d’apprécier l’image des réalités sociales à travers le filtre des acteurs. Cela pose le problème de la représentativité, du choix de l’interviewé et des « niveaux de réalité » appréhendables. Selon les conceptions d’usage, la valeur de l’information recueillie peut changer de nature. Comme l’explique J. POUPART, « selon les perceptives adoptées, ces informations sont considérées soit comme transmises, soit comme reconstruites, soit encore comme issues du point de vue des informateurs ».

La « conception positiviste » considère l’interviewé comme un « informateur clé » capable de transmettre des informations « non seulement sur ses propres pratiques et ses propres façons de penser, mais aussi, dans la mesure où il est considéré comme représentatif de son groupe ou d’une fraction de son groupe, sur les diverses composantes de la société et sur ses divers milieux d’appartenance. Dans cette dernière acception, l’informateur est vu comme un témoin privilégié, un observateur, en quelque sorte, de la société, sur la foi de qui un autre observateur, le chercheur, peut tenter de voir et de reconstituer la réalité »106. Cette perspective attribue la possibilité à l’informateur de « reconstituer la réalité par croisement des angles de vue ». Cela suppose de prendre d’importantes précautions quant au choix des informateurs.

Cette conception est loin de faire l’unanimité au sein des traditions théoriques et épistémologiques de la sociologie. La « conception constructiviste » nuance davantage le crédit alloué à l’informateur. Sans remettre en cause le fait que l’interviewé semble être le mieux placé pour parler de ce qu’il pense, ressent ou fait, la représentativité de son discours doit être relativisée. Cette « conception constructiviste » ne conçoit pas que l’informateur puisse fournir des « informations fiables, ou des informations tout court, sur le fonctionnement passé ou présent d’un groupe, d’une organisation ou d’une société »108. Dans ce cas, l’informateur est davantage envisagé comme un interprète « présentant diverses reconstructions partiales et partielles de la réalité » 61 .

Une troisième perspective préconise enfin d’envisager l’information à travers le point de vue des informateurs, chacun d’entre eux apparaissant comme l’auteur de la réalité. « Les informateurs et, à leur suite, les chercheurs sont vus comme des nouvellistes qui, donnant aux informations l’apparence d’un récit réaliste, créeraient et mettraient en forme la réalité, tout comme dans le cinéma et la littérature »108.

Préconisant une prise de contact avec les acteurs urbains afin d’identifier leur représentation et leur perception de la qualité de vie, il convient de préciser le rôle confié à l’informateur et la valeur attribuée aux discours recueillis. Il semble peu souhaitable, comme le préconise la « conception positiviste », de confier à un acteur unique, la responsabilité d’être « l’informateur clé » devant synthétiser et restituer la diversité et la complexité des représentations en terme de qualité de vie. Dans la mesure où, comme nous l’avons déjà longuement explicité, la notion de qualité de vie s’inscrit dans le tissu complexe des représentations et se nourrit des appréciations subjectives de chacun, il ne semble pas pertinent de prendre comme hypothèse de travail qu’un acteur puisse être représentatif du groupe auquel il appartient. Il convient donc de relativiser la représentativité de l’informateur. Les discours que celui-ci est en mesure de produire doivent être considérés comme des interprétations construites autour des aspirations et des perceptions de chacun. L’informateur restitue une réalité fondée sur un point de vue spécifique ancré dans des systèmes de références, de compétences et de préoccupations propres. Il convient ainsi d’adopter un positionnement plus nuancé permettant de se préserver d’une représentativité jugée trop hasardeuse tout en construisant la connaissance à partir de la diversité des points de vue.

Suite à ces considérations épistémologiques et théoriques, il apparaît nécessaire d’entreprendre une approche plus pragmatique de cette technique d’entretien. Dans notre cas, il s’agit d’entreprendre un entretien d’étude qui ambitionne la généralisation de la connaissance. Pour ce faire, il est nécessaire de choisir le type d’entretien le plus adapté à nos préoccupations et la nature de notre problématique. Les techniques d’interrogation diffèrent selon leur directivité. L’entretien non- directif offre la plus grande liberté à la personne interrogée. À l’inverse, le questionnaire fermé se structure autour de questions ordonnées aux réponses pré-formulées. Entre ces deux extrêmes, les intermédiaires sont nombreux. Pour la technique d’entretien, trois niveaux de directivité et d’ambiguïté sont communément identifiés.

L’entretien non-directif permet de soumettre un thème à l’enquêté qu’il développe à sa guise. Suite à cette proposition qui reste souvent large et ambiguë, l’enquêteur borne son intervention aux relances et aux encouragements sans orienter, ni compléter le discours de l’enquêté. L’ambiguïté conditionne ce mode de questionnement. L’absence d’énoncé précis permet à l’enquêté de développer sa pensée selon son propre cadre de référence.

L’entretien semi-directif s’articule autour de thèmes identifiés sur lesquels l’enquêté souhaite obtenir les réactions de l’enquêteur. La grille ou le schéma d’entretien structure le questionnement mais l’introduction des thèmes et leur ordre sont laissés à l’appréciation de l’enquêté. Seule la consigne de départ reste fixée. En pratique, l’enquêté doit répondre à des thèmes prédéfinis par le schéma mais si un ou plusieurs d’entre eux ne sont pas spontanément abordés, l’enquêteur doit lui proposer de s’exprimer sur ces thèmes. L’ambiguïté est dans ce cas moins déterminante dans la mesure où le schéma d’entretien structure le sujet en lui imposant un cadre de référence. Toutefois, chacun des thèmes de la grille dispose d’une relative ambiguïté. Le champ de l’entretien est donc défini à travers ses catégories mais celles-ci bénéficient d’une non-définition de leurs cadres de référence.

L’entretien directif ou standardisé est très proche du questionnaire structuré par des questions ouvertes. Peu de place est laissée à l’ambiguïté. Qu’il s’agisse du champ ou des catégories elles-mêmes, l’ensemble du cadre de référence est fixé. L’enquêteur se comporte alors de manière classique en posant des questions comme dans le cadre d’un questionnaire. L’enquêté n’a pas d’autre solution que de se situer par rapport à ce cadre et de répondre de façon correcte.

Après avoir identifié les trois types d’entretien, structurés par des cadres de référence différents, la diversité des modes d’utilisation doit à présent être précisée.R. GHIGLIONE et B. MATALON 62 identifient quatre niveaux d'application. L’entretien peut ainsi permettre :

  • de contrôler des connaissances afin de valider partiellement des résultats obtenus par ailleurs ;
  • de vérifier un domaine de recherche dont la structure est déjà connue afin de prendre, par exemple, connaissance d’évolution possible ;
  • d’approfondir un champ de recherche dont les thèmes essentiels sont connus mais qui nécessite un examen plus détaillé ;
  • d’explorer un domaine de recherche méconnu.

Chacun de ces niveaux d’utilisation relève « d’un degré plus au moins grand par rapport à un savoir antérieur »109. Du contrôle qui induit un degré zéro de liberté en assurant la validité du savoir antérieur au mode exploratoire qui ambitionne la construction de la connaissance, il convient d’adapter le type d’entretien aux besoins de la recherche. Les deux auteurs proposent dans leur ouvrage un tableau dans lequel les cases pointées semblent constituer la meilleure adéquation entre un type de recherche et une méthode d’entretien.

Tableau II.1. Adéquation entre type de recherche et méthode d’entretien
Entretiens
Recherche
Non-directif Semi-directif Directif
Contrôle    
Vérification  
Approfondissement  
Exploration    

Source : R.GHIGLIONE et B. MATALON, Les enquêtes sociologiques – Théories et pratique, 1992.

Cette structure simple de l’information permet de problématiser l’utilisation des méthodes d’entretien. En fonction des exigences de la recherche et de l’existence préalable ou non de connaissances antérieures, le choix de la méthode de questionnement doit être guidé par les objectifs des différents types d’entretiens.

Dans notre cas, la qualité de vie est une notion qui se caractérise à la fois par la diversité des savoirs et l’absence d’acquis consensuels. Bien que les connaissances existent, elles sont estimées inopérantes pour combler cet écart conscient « entre ce que nous savons, jugé insatisfaisant, et ce que nous désirons savoir, jugé désirable » 63 . Notre démarche s’impose donc comme un approfondissement de la connaissance susceptible de fournir des précisions, produire des compléments et des acceptations justifiées en terme de qualité de vie. L’entretien semi-directif qui intervient « à mi-chemin entre une connaissance complète et antérieure de la situation par le chercheur, ce qui renvoie à l’entretien directif (…) et une absence de connaissance qui renvoie à l’entretien non-directif » 64 semble être le moyen le plus adéquat pour répondre à notre problématique. Par cette méthode, les sujets sont invités à s’exprimer sur une question générale. Cette transmission de connaissance s’effectue dans les termes de l’enquêté et son cadre propre de référence. Mais, comme l’explique R. GHIGLIONE et B. MATALON, si l’enquêté « n’aborde pas spontanément un des sous-thèmes que l’enquêteur connaît, celui-ci pose une nouvelle question (…) afin que le sujet puisse produire un discours sur cette partie du cadre de référence du chercheur »111. En utilisant l’entretien semi-directif, le chercheur dispose ainsi d’un cadre de référence qui façonne les cheminements nécessaires à l’avancée de sa connaissance mais ne l’utilise que si le sujet fournie des réponses partielles à son questionnement. Cet outil d’approfondissement offre donc tous les atouts nécessaires à la construction de notre objet de recherche.

L’entretien participe ainsi à l’introduction d’informations nouvelles pouvant être déterminantes pour la compréhension de l’objet de recherche. Il convient néanmoins de considérer l’apport de connaissances que peut produire le questionnaire. L’entretien, en approfondissant un nombre limité de cas, favorise l’approche intensive des phénomènes. Il paraît cependant intéressant de donner une extension plus grande à l’enquête et de vérifier statistiquement à quel point les informations et les hypothèses préalablement constituées peuvent être généralisées. C’est pourquoi il nous semble nécessaire d’introduire également dans notre démarche de construction de l’objet de recherche, une procédure d’enquête par questionnaire.

Notes
60.

DESLAURIERS J-P., GROULX L-H., LAPERRIERE A., MAYER R., PIRES A., POUPART J., Groupe de recherche interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives, 1997, La recherche qualitative. Enjeux épistémologiques et méthodologiques. Montréal, Gaëtan Morin Editeur, 405 pages.

61.

DESLAURIERS J-P., GROULX L-H., LAPERRIERE A., MAYER R., PIRES A., POUPART J., Groupe de recherche interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives, 1997, La recherche qualitative. Enjeux épistémologiques et méthodologiques. Montréal, Gaëtan Morin Editeur, 405 pages.

62.

GHIGLIONE R., MATALON B.,1992, Les enquêtes sociologiques – Théories et pratique. Paris, Armand Colin Editeur, quatrième édition, troisième tirage, 301 pages.

63.

CHEVRIER J., 1993, La spécification de la problématique dans La recherche qualitative, cité dans « La recherche qualitative. Enjeux épistémologiques et méthodologiques ». Montréal, Gaëtan Morin Editeur, 405 pages.

64.

GHIGLIONE R., MATALON B., 1992, Les enquêtes sociologiques – Théories et pratique. Paris, Armand Colin Editeur, quatrième édition, troisième tirage, 301 pages.