2.1. La qualité de vie et son système d’acteurs

Il semble inopérant d’isoler les éléments qui composent la qualité de vie en espérant mieux la comprendre. Il apparaît nécessaire, au contraire, de rompre avec les processus d’analyse classique basés sur des démarches séparatistes qui consistent à réduire l’ensemble étudié à ses parties jugées isolément plus appréhendables. Au lieu de s’obstiner à vouloir découper le complexe pour mieux le comprendre, il semble préférable de considérer l’ensemble des éléments mis en cause ainsi que les relations qu’ils entretiennent entre eux. Ce paradigme scientifique est largement développé par les théories systémiques. Comme l’explique L. VON BERTALANFFY 71 , « un tout est plus que la somme de ses parties » dans la mesure où « les caractéristiques constructives ne peuvent s’expliquer à partir des caractéristiques des parties prises isolément ». En rupture avec la science classique qui tente d’isoler pour rendre intelligible, cette théorie s’appuie sur « une étude scientifique des tout et des totalités » structurée autour d’un système complexe d’éléments en interaction. La compréhension du tout s’impose ainsi comme une condition préalable à la compréhension de ses composantes.

C’est à partir de cette réflexion systémique et en s’inspirant de ces principes scientifiques que nous avons voulu aborder la qualité de vie. Davantage envisagée comme une notion d’usage que comme un véritable objet scientifique, la qualité de vie ne peut être contestée dans l’intérêt qu’elle suscite et la pertinence des raisonnements et des résultats qu’elle génère. La qualité de vie ne semble pas être contestable en tant que problématique scientifique, mais la manière dont elle est abordée suscite quelques discrédits. Notre travail de réflexion méthodologique souhaite inscrire la notion de qualité de vie dans une démarche constructiviste s’appuyant sur des principes pertinents et adaptés. Ce paradigme constructiviste est parfaitement résumé dans cette formule de G. BACHELARD 72 :

‘« Et, quoiqu’on en dise, dans la vie scientifique, les problèmes ne se posent pas d’eux-mêmes. C’est précisément ce sens du problème qui donne la marque du véritable esprit scientifique… S’il n’y a pas eu de question, il ne peut y avoir connaissance scientifique. Rien ne va de soi. Rien n’est donné. Tout est construit. »’

Cette approche place la qualité du questionnement au cœur de la réflexion. La manière de s’interroger demeure au moins aussi importante que la solution elle-même et les processus de résolution. La formulation optimale du questionnement induit une parfaite connaissance du problème posé, ce qui permet de se munir des moyens les plus adaptés pour le résoudre. Il convient ainsi de formuler avec pertinence les questionnements qui structurent la notion de qualité de vie : « il faut apprendre à résoudre le problème qui consiste à poser le problème » 73 . La qualité de vie ne peut donc être abordée a priori mais doit être envisagée au sein même du système qu’elle anime. Les questions qui gravitent autour de cette notion, en termes de définition, de perception, de mesure, peuvent trouver réponse dès lors que l’on place la problématique dans le bon champ. Comme le préconise E. FRIEDBERG 74 , la démarche consiste alors à « traduire un problème », en l’occurrence la qualité de vie quotidienne, « en un réseau d’acteurs empiriques concernés directement ou indirectement par le traitement de ce problème ». Il est également important de définir et d’analyser les relations qu’entretiennent les acteurs entre eux « pour comprendre en quoi ce réseau forme un système 119».

Se pose alors la question de l’identification de ce système d’acteurs. Qui peut, en fonction de ce qu’il est, de ce qu’il représente, des actions ou réflexions qu’il mène, être concerné par la qualité de vie ? Quelles sphères d’acteurs faut–il privilégier ? Quels sont les liens qui peuvent exister entre ces différents acteurs ? Tant de questions auxquelles il faut trouver une réponse. La démarche consiste alors à considérer la qualité de vie comme une réflexion particulière qui peut préoccuper un certain nombre d’acteurs et de considérer ceux-ci comme constitutifs d’un système permettant de saisir les perceptions et les définitions de cette notion. Le problème n’est plus alors de chercher les moyens de définir ou de qualifier la qualité de vie mais il s’agit de s’interroger sur la nature de ceux qui peuvent être suffisamment concernés par cette notion pour en rendre compte. Ce transfert de questionnement permet de décharger le chercheur d’une prise de position a priori et au contraire de s’appuyer sur un système de représentations jugé opérant. Il s’agit par conséquent d’envisager le système d’acteur concerné par cette notion de qualité de vie. Ce système parait alors comme un postulat de départ qui permet tout d’abord de n’oublier personne dans la désignation des acteurs et sert surtout de base à la coproduction des critères de qualité de vie. Ce système doit essentiellement servir de référence à la coproduction d’une perception partagée de la qualité de vie.

Pour ce faire, il s’agit de définir précisément le schéma dans lequel peut se construire et s’organiser la qualité de vie. Sans pour autant étendre l’analyse à l’ensemble des champs possibles, il convient d’envisager les contextes adaptés à cette problématique à la fois géographique et urbaine et de cibler des domaines où la qualité de vie peut avoir un sens. Cette démarche doit permettre d’identifier les différentes sphères d’acteurs qui revendiquent, exigent, produisent, ou réfléchissent en faveur de la « qualité urbaine ». Chacun est alors considéré dans son cadre organisationnel propre avec des positions, des perceptions, des comportements particuliers. Cette caractérisation permet de considérer, ce que la sociologie des organisations a appelé, la « rationalité limitée » des acteurs. Cette relativisation de la rationalité permet de comprendre le contexte de chacun. La notion de rationalité limitée permet de s’imprégner de ce qu’est et représente l’acteur. La rationalité limitée « est toujours le produit conjoint (…) d’un effet de position (elle dépend de la position qu’un décideur ou un acteur occupe dans un contexte d’action donné et qui conditionne son accès aux informations pertinentes) et d’un effet de disposition (elle dépend des dispositions mentales, cognitives, affectives de ce même décideur qui sont toujours, en partie, préformées par une socialisation passée) »119. Bien que notre étude n’ait pas pour but d’analyser les décisions et les actions des acteurs, il s’agit de comprendre les logiques de chacun afin de saisir au mieux leurs perceptions et représentations de la qualité de vie.

Il est nécessaire de préciser que nous sommes partis de l’analyse des systèmes d’acteurs de décision pour construire la dimension cognitive du système de représentation dont nous avons besoin. La démarche a volontairement été faite de séparer l’action de la dimension cognitive. Cette dimension décisionnelle du système d’acteurs sert néanmoins de fondement à l’approche plurielle du système de représentations et de constructions subjectives relatives à la qualité de vie.

Il convient alors de s’interroger sur les différents groupes d’acteurs pouvant être sensibilisés à cette notion de qualité de vie et en faire usage directement ou indirectement. Qu’il s’agisse de propagande, de programme ou d’orientation politique, de recherche scientifique, d’objet d’étude, de revendication ou d’aménagement, il convient d’identifier l’ensemble des acteurs concernés. Il a été exclu dés le départ, de se limiter à la perception des usagers pour approcher cette notion car seule la diversité des approches permet d’en restituer toute la complexité. Il est apparu plus pertinent de considérer la qualité de vie dans un système d’acteurs plus vaste. Ce choix méthodologique permet de comprendre comment la qualité de vie se construit pour les habitants qui vivent la ville au quotidien mais également à travers ceux qui produisent le territoire, gèrent, aménagent, policent, en pensant générer de la qualité de vie. Des sphères d’usage de cette qualité de vie sont alors définissables. Cette démarche permet de resituer la notion de qualité de vie dans un système de réflexion-décision-production-usage traduisible en un système d’acteurs empiriques. Sept groupes d’acteurs ont ainsi été identifiés. Ils se répartissent en deux sphères : la sphère des professionnels et celle des habitants. La figure II.1., présentée ci-après, schématise les deux sphères d’usage de la qualité de vie et identifie les différents groupes d’acteurs qui les constituent.

Figure II.1. Les sphères d’usage de la qualité de vie urbaine et son système d’acteurs
Figure II.1. Les sphères d’usage de la qualité de vie urbaine et son système d’acteurs

Les acteurs politiques sont constitués des dirigeants locaux à savoir les maires d’arrondissement ou leurs représentants comme les adjoints ou les directeurs de cabinet. Les acteurs de la maîtrise d’ouvrage publique qui pilotent et financent les projets urbains sont intégrés au travers des chefs de service des collectivités territoriales, à savoir dans notre cas, les services du Grand Lyon et de la Ville de Lyon. Les autres acteurs opérationnels, en charge de l’aménagement, de la production et de la gestion de l’espace urbain, se répartissent entre les promoteurs, les aménageurs qu’ils soient publics ou privés et les administrateurs de biens. Derrière la terminologie des « acteurs techniques et des experts », nous avons regroupé les corps de métier mettant en pratique, sur le territoire, des connaissances techniques et des facultés de diagnostic et d’évaluation spécifiques. Il s’agit d’architectes, d’urbanistes et de paysagistes. Les acteurs scientifiques correspondent à ceux qui ont fait de l’espace urbain et de ses composantes un sujet de recherche. Les géographes, les urbanistes, les sociologues étudient ainsi la ville comme une source scientifique de connaissances. Les acteurs associatifs constituent un groupe « tampon » entre la sphère professionnelle et les habitants. Ces acteurs sont les représentants d’unions volontaires pour défendre ou militer en faveur de causes particulières. Ce sont les porte-paroles de pratiques ou d’usages spécifiques autour desquelles s’organise la mobilisation. La sphère des habitants se structure enfin autour de ceux qui occupent et habitent ce territoire, il s’agit de ceux qui le vivent et en font usage quotidiennement. Ce système d’acteurs n’est qu’une représentation contextuelle adaptée à une problématique urbaine de qualité de vie quotidienne. L’identification de ces acteurs n’a donc rien d’immuable mais participe à la phase de construction de l’objet de recherche.

Pour poursuivre l’étude, nous avons porté un regard pragmatique sur ce système d’acteurs. C’est, en effet, à partir de cette répartition actorielle que doivent se réfléchir les modes d’échantillonnage nécessaires à notre recherche. Les deux sphères qui structurent ce système, ne semblent pas devoir bénéficier d’une approche et d’un traitement identiques. Pour les professionnels, il s’agit de prendre connaissance du point de vue des représentants de chacun des groupes. L’acteur professionnel doit ainsi nous renseigner sur sa propre façon de penser la qualité de vie en fonction de son milieu professionnel d’appartenance. Il ne s’agit cependant pas de lui conférer le rôle d’observateur de son propre milieu. Chacun doit s’exprimer en fonction de sa propre position, sans se faire le garant des représentations du groupe professionnel auquel il appartient. L’objectif n’est pas d’individualiser les perceptions de chacun des six groupes mais plutôt de se servir de ces six angles d’approche pour tendre vers une connaissance des systèmes de valeurs des professionnels. La spécificité de chacun doit permettre de renforcer, compléter, approfondir notre connaissance de la qualité de vie urbaine. La sphère des habitants inspire une démarche différente. Pour s’imprégner des représentations et des perceptions citadines, une approche quantitative, capable de conférer à la connaissance acquise un caractère général ou au moins mesurable, est nécessaire. Ces deux sphères induisent donc des approches différentes pour lesquelles il convient de trouver des modalités d’échantillonnage et des types d’échantillons adaptés. La figure II.2. propose une classification intéressante capable de clarifier des logiques de construction de l’échantillon en fonction des données recherchées.

Figure II.2. Deux grands types de données, différentes modalités d’échantillonnage et différents types d’échantillons
Figure II.2. Deux grands types de données, différentes modalités d’échantillonnage et différents types d’échantillons

Source : Alvavo P. PIRES, La recherche qualitative–Enjeux épistémologiques et méthodologiques, 1997.

Comme l’explique Alvavo P. PIRES 75 , « on doit réfléchir sur le statut des données pour parler de l’échantillon et non parler de l’échantillon pour réfléchir sur le statut des données ». Avant de déterminer les différentes modalités d’échantillonnage, il faut établir « une distinction stratégique » entre l’échantillon qualitatif et l’échantillon quantitatif. Dans notre étude, la perception des acteurs professionnels est davantage à envisager dans une logique qualitative d’approche des spécificités alors que l’appréciation de la perception des habitants nécessite une logique quantitative pour consolider l’avancement des connaissances. Il convient à présent, de définir précisément les logiques d’approches, les modalités d’échantillonnage, les types d’échantillon et de questionnement mis en oeuvre.

Notes
71.

VON BERTALANFFY L., 1993, Théorie générale des systèmes. Paris, Fayard, 350 pages.

72.

BACHELARD G., 1993. La formation de l’esprit scientifique : contribution à une psychanalyse de la connaissance. Paris, Edition J. Vrin, Collection Bibliothèques des textes philosophiques, 256 pages.

73.

Le MOIGNE J.-L., 1990, La modélisation des systèmes complexes. Paris, Dunod, 178 pages.

74.

FRIEDBERG E., 1997, Le pouvoir et la règle. Dynamiques de l’action organisée. Paris, Editions du Seuil, Points Essais, 423 pages.

75.

DESLAURIERS J-P., GROULX L-H., LAPERRIERE A., MAYER R., PIRES A., POUPART J., Groupe de recherche interdisciplinaire sur les méthodes qualitatives, 1997, La recherche qualitative. Enjeux épistémologiques et méthodologiques. Montréal, Gaëtan Morin Editeur, 405 pages.