2.1. Le quartier : un espace à géométrie variable et aux contours flous

Les définitions de cette notion de quartier sont nombreuses et font appel à des références et des représentations différentes. Le Dictionnaire de géographie 96 explique que « les quartiers sont identifiés par leur position (centraux, périphériques), leur âge, leur aspect, leur ambiance (quartiers centraux, modernes, animés), leur fonction dominante (résidentielle, d’affaire, d’administration) et leurs caractères sociaux (quartiers populaire, ouvrier, aisé) voire l’origine de leur population ». P. GEORGE 97 définit les quartiers comme « d’anciennes unités autonomes, qui se sont distinguées dans l’évolution historique d’une ville par la composition de leur peuplement, ou par leur fonction ancienne ou actuelle ou encore par l’âge de leur construction et de leur insertion dans la ville ». Pour ce géographe, « le quartier est un entité vivante à l’intérieur de la ville (…). Il constitue un milieu de vie, d’activités, de relation. Il est perçu comme un environnement immédiat, plus familier que l’ensemble de la ville et, à plus forte raison que l’agglomération. Structurellement, le quartier se compose d’un ensemble d’îlots, délimités par des rues, qui sont à la fois artères de circulation et réalités fonctionnelles et sociales par la présence des magasins, des cafés et la fréquence des cheminements quotidiens. Il est articulé sur un certain nombre de points forts : carrefours, places qui sont à la fois des plans de repères et des lieux de rencontre »167. Ces définitions expriment amplement la diversité et la complexité des composantes d’un quartier.

Le contenu social, tout comme ses caractéristiques matérielles, sustente le concept de quartier. Lieu de sociabilité, de convivialité, support de relations humaines, d’interaction de voisinage, le quartier est abordé en tant que contenu et contenant. Le quartier, comme la ville, doit être considéré à la fois comme « territoire et population, cadre matériel et unité de vie collective, configuration d’objets physiques et nœuds des relations entre sujets sociaux » 98 . Ces deux réalités à la fois sociale et spatiale du quartier restent indissociables et en font un espace à vivre, un espace vécu. Celui-ci désigne « une catégorie particulière d’être géographique, qui relève de l’espace vécu, d’une communauté d’appartenance et d’une représentation de celle-ci, avec des lieux repères et des lieux centraux » 99 . Cette histoire entretenue avec le territoire fait du quartier un lieu privilégié où la proximité, le quotidien créent des liens d’appartenance et d’appropriation. Il correspond ainsi à « la portion de la ville dans laquelle on se déplace facilement à pied, (…) dans laquelle on n’a pas besoin de se rendre, puisque précisément on y est » 100 . Le quartier constitue ainsi le théâtre des scènes de vie où chacun s’adonne à ses occupations, ses habitudes, son quotidien.

Le concept de quartier apparaît riche de sens. Fait de la juxtaposition d’un cadre et d’un contenu liés entre eux par des réseaux utilitaires, relationnels, affectifs, le quartier a une structure complexe. Si sa définition conceptuelle semble entendue, les points de vue sont beaucoup plus partagés lorsqu’il s’agit de l’appréhender et de le délimiter dans un contexte réel. La conceptualisation du quartier apparaît plus facilement concevable que son application pragmatique. Le quartier recouvre des réalités bien différentes qui se superposent. Idéalement, le quartier en tant qu’environnement immédiat et lieu d’existence est riche de sens et s’imprègne de représentations et de sentiments. Seulement, le quartier ne peut être appréhendé dans sa globalité complexe compte tenu de la nature divergente de ses composantes. Faute de pouvoir appréhender sur le terrain toute l’épaisseur du quartier, il convient de choisir un moyen de l’approcher même si celui-ci reste partiel. Pour ainsi définir un quartier, en démontrer l’existence, l’unité ou la cohérence, il faut connaître les différentes approches possibles qui peuvent servir de « portes d’entrée » à l’analyse spatiale. Sans chercher l’exhaustivité ou l’approfondissement de ces approches, il est nécessaire d’expliquer les plus pertinentes et couramment utilisées pour appréhender et découper le territoire.

Le milieu physique constitue un élément dominant pour différencier l’espace. Les formes du relief et les caractéristiques du milieu tels qu’une colline, une plaine, une rivière, un fleuve permettent d’individualiser des parties de l’espace dont l’unité s’affirme géographiquement. L’espace peut également être délimité par le biais d’une approche historique. Au cours de son évolution, de son expansion, de ses mutations, la ville va se structurer de manière différenciée. Ces empreintes historiques conditionnent, tel un héritage, la constitution urbaine de la ville. Certains quartiers deviennent unanimement perçus comme le berceau historique de la cité et demeurent commodément identifiables. Ces quartiers anciens sont ainsi clairement identifiés par leur « épaisseur historique ».

Difficilement dissociable de l’évolution historique, la morphologie urbaine constitue un élément discriminant de l’espace. La forme du bâti, la construction urbaine, les ruptures spatiales dues aux infrastructures de transports, aux grands équipements ou aux zones d’activités sont autant d’éléments qui participent soit à l’homogénéisation, soit au contraire à la différenciation d’unité spatiale. Le quartier peut ainsi se définir par l’harmonie et l’uniformité de sa structure urbaine. La réalité du quartier peut également s’appuyer sur l’existence de ruptures. Les disjonctions telles que les grandes infrastructures de transports opèrent sur le territoire des limites strictes et saillantes qui morcellent la structure d’ensemble. Ces fractures urbaines, par leur rôle d’enclavement, d’isolement, de frontière, induisent une discontinuité territoriale. Ces ruptures radicales produites, par exemple, par les infrastructures routières ou ferroviaires constituent des barrières à la fois spatiale de franchissement et idéologique d’éloignement et d’isolement. La rupture du continuum urbain façonne de part et d’autre des unités différentes et donc des quartiers distincts.

La fonction du tissu urbain peut également permettre de distinguer les territoires. L’espace peut ainsi se caractériser par une spécialisation des activités. Celle-ci engendre une perte de mixité et de complémentarité des fonctions qui marque profondément le territoire. Cette approche fonctionnelle permet de mettre en évidence des espaces spécifiquement homogènes comme les quartiers d’affaires, des quartiers d’habitation, des quartiers industriels, commerçants ou artisanaux.

Le quartier peut aussi faire l’objet d’une approche sociologique. L’étude des caractéristiques de la composante sociale de l’espace s’avère discriminante. Une concentration accrue d’une partie de la population et la recherche volontaire ou non de « l’entre soi » engendrent une spécialisation spatiale qui induit une certaine homogénéité de peuplement. Le regroupement d’une catégorie sociale donne, par exemple, naissance à des quartiers bourgeois ou des quartiers ouvriers. La concentration de minorités raciales ou religieuses génère des territoires spécifiques comme peuvent l’être les quartiers d’Harlem, du Bronx ou de Chinatown. Certaines minorités ethniques constituent ainsi de véritables entités socialement cohérentes. Dans ce cas, l’espace se voit marqué par son contenu social dans la mesure où il est la source de sa construction et de son homogénéité. L’existence même du quartier est alors issue de l’aspect communautaire de la population qui le compose. La géographie sociale des territoires offre ainsi la possibilité d’identifier des zones de cohérence et de cohésion communautaire.

Le quartier constitue enfin une unité géographique pouvant faire l’objet d’une approche subjective dans la mesure où il est capable de mobiliser des phénomènes de cognition, de perception et de représentation. L’objectif est alors, pour la géographie des représentations, d’analyser la manière dont le vécu de l’habitant contribue à façonner ses images mentales et de comprendre comment celles-ci influencent ses pratiques. C’est par « l’analyse des processus cognitifs qui traite des mécanismes d’acquisition, de représentation des objets (…) que peuvent être étudiés les rapports entre espace et représentations mentales » 101 . En saisissant les relations qui se tissent entre l’homme et son territoire, il devient possible de comprendre le sens attribué au « paysage urbain ». Comme l’explique A. S. BAILLY 102 , le paysage est à la fois un environnement naturel, un milieu humain, un territoire vécu par un groupe, un lieu de création à la fois esthétique et symbolique en renouvellement permanent. Ces processus d’usage et d’appropriation, construits autour des perceptions et des représentations, permettent aux habitants d’avoir des « réactions au paysage »170. Les expériences visuelles, auditives, olfactives, tactiles ou kinésiques de chacun permettent une interaction perceptuelle avec le paysage. Le quartier n’existe donc pas « par nature » mais cette approche subjective, permet de comprendre quel en est le sens pour ceux qui l’habitent, le pratiquent et le vivent au quotidien. Pour donner corps à cette réalité subjective, difficilement saisissable, il convient donc de s’appuyer sur les représentations et le lien au territoire. A. S. BAILL170Y a ainsi élaboré une grille sémantique où l’expression d’un groupe permet d’identifier et de définir le quartier. Basée sur l’appréciation des individus et leurs jugements de valeurs, cette démarche donne sens à l’espace du quotidien en tant qu’espace vécu.

L’énoncé des définitions et des différentes approches de cette notion de quartier permet d’en préciser la complexité, le caractère polymorphe et multidimensionnel, mais la véritable difficulté de cette notion réside dans la recherche d’une délimitation. Cet espace restreint, idéalement défini comme un bassin de vie, une image de référence dotée d’efficacité sur les comportements, un espace d’appropriation, de convivialité, le support d’un système relationnel et social, peut-il contenir et restituer cette richesse conceptuelle dans des limites spatiales opérationnelles ? Il existe bien des découpages car le quartier peut être délimité par des frontières administratives, juridiques, politiques ou subjectives mais sont-elles le reflet de cette « imagerie urbanistique » 103  ?

Rendu nécessaire par la gestion politique et administrative, le quartier peut être le résultat d’un découpage démographique réglementaire. Le plus institutionnel est opéré par l'Institut national de la statistique et des études économiques (INSEE). Ce service recenseur et producteur d’informations statistiques procède à un découpage territorial de plus en plus fin où les unités spatiales s’emboîtent sans omission, ni recouvrement. L’exemple le plus marquant de cette division hiérarchique demeure celle de la grande commune française. Lorsque le poids de la population est suffisamment important pour le permettre, la commune est divisée en arrondissements. Chaque arrondissement est subdivisé en quartiers répondant au nom d’IRIS, eux-mêmes composés de la plus petite unité statistique recensée qu’est l’îlot. Le découpage territorial mis en place par cet institut national correspond à la délimitation d’entités statistiques. Elles ne correspondent qu’à des unités de mesure démographique. Ces unités de récolement statistique répondent au rôle de dénombrement quantitatif qui lui est conféré sans correspondre aux définitions et aux approches conceptuelles de la notion de quartier. Même si celles-ci tendent de plus en plus à être intégrées au processus de délimitation, la contrainte statistique impose donc ce découpage spécifique au détriment des réalités spatiales et sociales de cette notion de quartier.

La délimitation de l’espace urbain peut être impulsée par l’intervention et l’action opérationnelle. L’action publique nécessite l’identification des dysfonctionnements et leur localisation dans l’espace. Il devient alors impératif de délimiter un secteur singulier d’action correspondant à un périmètre prioritaire qui fera l’objet d’interventions particulières et de crédits spécifiques. C’est par exemple de cas des périmètres des quartiers en contrat de ville, des quartiers de réhabilitation bénéficiant des Opérations Programmées de l’Amélioration de l’Habitat (O.P.A.H.) ou les Zones de Protection du Patrimoine Architectural et Urbain et des Paysages (Z.P.P.A.U.P.). Ces procédures d’incitation, d’accompagnement ou de réglementation identifient des espaces dont l’homogénéité est liée à une seule composante ou problématique et opèrent, à leur tour, un découpage spécifique qui semble peu correspondre à l’épaisseur supposée du quartier.

L’espace peut également faire l’objet d’un découpage subjectif produit par ceux qui côtoient, pratiquent et vivent l’espace quotidiennement. Le rapport à l’espace n’a rien de neutre, ni d’objectif. L’homme-habitant s’approprie son environnement précisément parce qu’il s’agit de son espace de vie, le lieu de son quotidien. Il entretient avec cette entité restreinte des rapports privilégiés qui vont doter le quartier d’un sens particulier. Celui-ci s’impose alors, pour chacun, en tant que territoire immédiat pratiqué et symbolique. Ces liens affectifs tissés progressivement entre les hommes et les lieux donnent corps à la notion d’espace vécu qui « englobe simultanément l’espace de vie et l’espace représenté » 104 . Cette construction à la fois symbolique et imaginaire permet à chacun d’identifier des limites subjectives et immatérielles de l’espace. C’est en suivant cette démarche d’identification des lieux fréquentés, des itinéraires que l’individu va pouvoir se situer par rapport à l’espace, reconnaissant ce qui fait partie de son quotidien et ce qui en est exclu. Cette délimitation, loin d’être universelle et univoque, symbolise néanmoins les limites du territoire familier qui peuvent se construire dans l’esprit de l’habitant et lui permettre de clore son espace de vie teinté d’une certaine intimité.

Au regard des différents découpages qui peuvent s’opérer sur le terrain, nous sommes forcés de constater que la délimitation du quartier s’éloigne souvent de la connaissance axiomatique de la notion. Ses caractéristiques complexes, ses composantes multiples, la diversité du sens donné à ce territoire sont autant d’éléments qui connaissent une certaine incompatibilité à se côtoyer dans un même espace. Il semble exister une inadéquation entre un découpage effectif et la complémentarité des éléments qui théoriquement façonnent un quartier. Cette notion de quartier et surtout sa délimitation semble davantage nourrir « l’imagerie urbanistique » 105 que des réflexions pragmatiques et opérationnelles capables d’exister sur le terrain. Comme l’explique Y. CHALAS, la notion de quartier sustente « l’imagerie »172 car elle fonctionne comme d’autres « illusions tenaces 172» qui « continuent d’animer la démarche urbanistique et de la légitimer 172 ».

L’incertitude de ces limites urbaines constitue donc à l’heure actuelle une base fondamentale de réflexion que les recherches intra-urbaines doivent approfondir. La question posée, et qui doit impérativement trouver une réponse, est celle de la lisibilité des territoires :

‘« les différents espaces autrefois répertoriés par les urbanistes, les sociologues ou les politiques – région, agglomération, bassin de vie, ville, campagne, banlieue, commune, quartier – ont des limites qui se brouillent de plus en plus. Les critères de la bonne représentation en matière de territoire urbain ne sont plus ceux de la forme aux contours nets et au centre de gravité bien affirmé. Au contraire, (…) la forme aux contours flous et au centre introuvable est devenue une réalité fondamentale de l’évolution urbaine. Il nous faut aujourd’hui apprendre à raisonner avec des horizons incertains, non seulement sur le plan temporel de l’avenir ou de la durée des choses et des événements, mais également sur le plan spatial, celui de nos faits et gestes quotidiens d’habitants des villes » 106 . ’

Les territoires d’analyse ou d’interventions urbaines ne sont plus clairement définis mais semblent répondre à des organisations où les systèmes de lieux et de liens servent à construire des identités multiples. L’espace ne doit plus être envisagé à travers des entités prédéfinies mais correspond à l’analyse de territoires complémentaires, dont la géographie peut être variable, s’inscrivant dans des temporalités et des exigences différentes. Pour mener à bien ces réflexions intra-urbaines, il convient de ne pas réduire la perception de l’espace à une vision unilatérale mais il devient nécessaire d’intégrer d’éventuels changements de configurations territoriales, la diversité des temporalités, la dissolution des besoins et l’évolution des modes de vie. La territorialisation de notre étude doit intégrer la variabilité et la complémentarité des échelles.

La problématique de la qualité de vie quotidienne ne peut être contenue dans des projections territoriales étroites et réductrices. Pour mener à bien cette évaluation, nous avons refusé l’utilisation d’une délimitation prédéfinie. L’usage de découpages politiques, administratifs ou subjectifs préétablis tels que les quartiers INSEE n’a pas été retenu. Cet abandon consenti implique une recherche de solutions satisfaisantes et adaptées, capables de restituer la complexité des pratiques urbaines, la variabilité et l’imbrication des échelles intra-urbaines pouvant donner corps à la notion de qualité de vie quotidienne. Pour ce faire, l’avancement de la connaissance et la maturation des réflexions ont permis de mettre en place un cheminement scientifique sur lequel il convient de revenir.

Notes
96.

BAUD P., BOUGEAT S., BRAS C., 1995, Dictionnaire de géographie. Paris, Hatier, 432 pages.

97.

GEORGE P., 1970, Les méthodes de la géographie. Paris, Presses Universitaires de France, 128 pages.

98.

GRAFMEYER Y., 1994, Sociologie urbaine. Paris, Nathan Université, 127 pages.

99.

BRUNET R., FERRAS R., THERY H., 1993, Les mots de la géographie : dictionnaire critique. Montpellier, RECLUS, Collection Dynamiques du territoire, 3ème édition, 518 pages.

100.

PEREC G., 1994, Espèces d’espaces. Paris, Galilée, 125 pages.

101.

BAILLY A. S., 1984, Les concepts de la géographie humaine. Paris, Masson, 204 pages.

102.

BAILLY A. S., 1986, Représentations spatiales et dynamiques urbaines et régionales. Montréal, Editions Régionales Européennes, 172 pages.

103.

CHALAS Y., COUIC M-C., DUARTE P., TORGUE H., 1997, La ville éMergente. Urbanité et périphérie. Connaissance et reconnaissance des territoires contemporains. Paris, Plan construction et architecture, 194 pages.

104.

ANDRE Y., BAILLY A. S., CLARY M., FERRAS R., GUERIN J-P., 1990, Modèles graphiques et représentations spatiales. Paris, Anthropos, 217 pages.

105.

CHALAS Y., DUBOIS-TAINE G., 1997, La ville éMergente. Saint-Etienne, Editions de l’Aude, 285 pages.

106.

CHALAS Y., DUBOIS-TAINE G., 1997, La ville éMergente. Saint-Etienne, Editions de l’Aude, 285 pages