L’approche de la sécurité qui vient d’être proposée reste partielle et fragmentaire. Nous sommes parfaitement conscients de l’insuffisance des résultats présentés, des raccourcis plus qu’hâtifs qui ont été effectués voire même de la controverse que peut générer la démarche. Celle-ci nous a néanmoins permis de nous interroger sur cette problématique de la sécurité, semble-t-il fondamentale, et sur les procédés de son évaluation. Certes nous convenons de la faiblesse de cette approche mais il convient surtout d’en discuter les limites. Nous voulons opter pour une démarche analytique constructive qui se serve des carences et des biais des éléments aujourd’hui mobilisés pour mettre l’accent sur les orientations que doivent prendre l’observation et la mesure de la sécurité. Il s’agit en effet de sensibiliser sur la nécessité d’une analyse rénovée et transversale. Ce sont les limites de notre propre travail qui nous éclairent sur les besoins d’une nouvelle approche de sécurité urbaine.
Il convient tout d’abord de porter un regard critique sur les informations utilisées. Certes, la base de données de l’Observatoire de la Délinquance et de la Sécurité permet une localisation très précise des faits délictueux constatés et déclarés par la Police Municipale. Seulement, l’information recueillie reste étroitement liée à l’activité des services de Police Municipale. Il faut noter que l’ensemble du territoire lyonnais n’est pas équitablement couvert par les services de la Police Municipale. Bien que l’Unité Mobile d’Intervention, correspondant à des patrouilles véhiculées, parcoure l’ensemble du territoire communal, les patrouilles locales ont un périmètre d’intervention bien plus limité que celui de la ville de Lyon. Il semble donc évident que les territoires non patrouillés soient caractérisés par une faible densité de délits. Dans ce cas, cette « tranquillité apparente » tient plus au non déploiement des forces policières qu’à une réelle absence d’activité criminelle ou délinquante. Il existe également un lien étroit entre la nature des patrouilles et l’importance des faits constatés. Les patrouilles véhiculées couvrent un espace plus étendu que les patrouilles pédestres mais les secondes, en lien plus directe avec la population et le territoire surveillé, donnent lieu à des interventions plus nombreuses. Nous touchons ici le problème crucial de la conséquence des moyens déployés sur l’estimation même du nombre de délits. Il apparaît assez clairement que plus les forces de police sont nombreuses et activent sur le terrain, plus les faits constatés sont nombreux ; le recensement croissant des faits ne révèle donc pas nécessairement d’une évolution délictueuse réelle ou significative. Nous pouvons alors constater la grande difficulté à manipuler des données concernant la sécurité.
La très grande lacune de l’approche proposée concerne ensuite la représentativité du matériel statistique utilisé. Notre diagnostic se limite ainsi aux données transmises par les services de la Police Municipale. La sécurité du territoire communal est conjointement assurée par les services de la Police Nationale et de la Police Municipale. Seulement, il s’avère que l’activité des services de la Police Municipale ne concerne qu’environ 20% des délits et actes de délinquances globalement constatés et déclarés167 sur la ville de Lyon. L’illustration de la sécurité qui est ainsi proposée n’est qu’une image obsolète de la réalité. Il est bien évident que la représentation d’un phénomène exige le sacrifice d'une partie de l'information mais il est assez peu concevable de faire l’impasse sur l’essentiel des connaissances qui le caractérise. Cette prise en compte très partielle de la sécurité a par ailleurs constitué un axe de travail de la Direction de la Sécurité et de la Délinquance de la Ville de Lyon. La démarche menée par l’Observatoire a ainsi été depuis peu enrichie par la mise à disposition des données issues de la Police Nationale (« Etat 4001 »). Ce transfert a permis de consolider la mission de la ville de Lyon en matière de surveillance des espaces publics. Seulement, cette consolidation ne résout pas à elle seule le problème posé puisque les données transmises par les services de la Police Nationale ne sont pas renseignées avec un degré de précision suffisant. Le champ de l’adresse du délit est ainsi renseigné de manière arbitraire : lorsqu’il s’agit d’un fait localisé comme par exemple un cambriolage, la domiciliation ne présente aucune difficulté, par contre pour des délits plus déambulatoires comme par exemple les vols à la tire ou les vols de véhicule, l’adressage peut être plus flou allant de la désignation d’un angle de rues au simple nom de la rue (sans numéro). Le traitement de cette information laisse donc bon nombre d’incertitudes quant à la localisation précise des lieux de commission de délits sans compter qu’une part, certes peu importante, des données ne peut pas être traitée.
Il convient également de préciser que l’ensemble de cette information reste globalement problématique pour apprécier la sécurité des citoyens. En effet, les plaintes recueillies et les faits constatés par les différents services de Police constituent des faits officiels entrant dans les catégories du Code Pénal et ne peuvent à eux seuls représenter la réalité de l’activité criminelle et délictueuse. La sécurité quotidienne n’est pas réductible aux seuls faits constatés enregistrés par les services officiels de la Police Nationale ou Municipale168. Certes, il s’agit des incidents les plus sérieux et les plus avérés mais un nombre indéterminé d’infractions ne sont pas portées à la connaissance des forces de police et certaines victimes renoncent à porter plainte par lassitude ou par crainte des représailles. Par ailleurs, certains faits constitutifs d’infractions, bien que portés à la connaissance des forces de police, ne donnent pas lieu à un procès-verbal. Ces faits infra-pénaux (car non transmis à la justice) sont uniquement inscrits sur les registres de « main courante » et ne figurent pas dans les statistiques. Pour tenter de reconstituer une information plus proche de la réalité, il est nécessaire de trouver des outils d’observation et d’évaluation dépassant le stade traditionnel des statistiques générales portant sur les grandes familles d’infractions.
Pour ce faire, il semble intéressant voire indispensable de combiner les sources. Les mains-courantes ne peuvent pas, au regard de la loi, être prise en compte, mais ces préjudices portant sur des faits non pénalement qualifiés n’en sont pas moins réels. Les incidents qu’elles recensent ont cependant été suffisamment dommageables pour avoir motivé le déplacement de la personne. L’intégration de ces données constituerait un premier pas vers cette nécessaire complémentarité des données. Le recensement et la cartographie des appels au « 17 » seraient un appui supplémentaire. La localisation des appels d’urgence permettrait ainsi de représenter les secteurs où la demande de sécurité est plus ou moins importante. Un certain nombre de sources hétérogènes pourraient également venir alimenter le dispositif : les bailleurs sociaux, les sociétés de transports en commun comme la Société Lyonnaise de Transports en Commun (SLTC), les services publics exposés (Service des Affaires Scolaires, des Sports, de l’Eclairage Public, des Espaces Verts) mais aussi le Centre de supervision urbaine de Lyon qui a en charge le traitement des informations issues des systèmes de vidéosurveillance placés près des espaces publics de la ville, le Service Départemental d’Incendie et de Secours (pour signaler par exemple les feux sur la voie publique et les incendies des véhicules légers) et l’Education Nationale. Les infractions relevant de la circulation routière pourraient éventuellement enrichir ce diagnostic global.
Au-delà de cette recherche d’enrichissement par la pluralité des sources d’information, il convient de reconsidérer le problème actuel de la sécurité urbaine. Les formes de délinquances ont évolué. Si l’insécurité semble aujourd’hui menaçante et provoque une « inquiétude sociale diffuse »169, ce n’est pas uniquement lié aux violences spectaculaires comme les émeutes ou les rodéos, c’est parce que « le crime et la délinquance classique »170 augmentent mais aussi parce que les expressions d’agressivité peu graves en elles-mêmes mais insupportables au quotidien s’installent. Qu’il s’agisse de crachats, d’insultes, de menaces, de propos ou gestes outrageants, de chantage, d’actes gratuits de vandalisme, de tags, d’attitudes irrespectueuses ou inquiétantes, les incivilités « sont non pas tant nouvelles en elles-mêmes que plus nombreuses et moins supportables que par le passé »525. Les actes d’incivilité sont très difficilement qualifiables pénalement mais ils suscitent un très vif sentiment d’insécurité. Celui-ci peut parfois paraître disproportionné aux yeux de l’observateur extérieur mais il est « d’autant plus fortement éprouvé que leurs victimes n’y voient aucun recours et que, en l’absence de régulations sociales ou communautaires, elles ne peuvent pas davantage attendre quoi que ce soit de l’Etat et des institutions ». Transgressions symboliques des normes implicites de la vie en commun, les incivilités sont le symptôme d’une dégradation de l’environnement urbain et du tissu social. S. ROCHE les définit comme des « mises en question de la culture et des valeurs, et simultanément comme des menaces à l’intégrité physique »171. Ces désordres mineurs qui font partie du nouveau répertoire de la violence nourrissent donc considérablement ce sentiment d’insécurité qui procède « d’une image du dérèglement social, de l’affaiblissement des normes, d’un épuisement des modèles disciplinaires que constituaient la famille, l’école ou l’entreprise ». Elles s’inscrivent par conséquent dans le paysage renouvelé des violences dites « urbaines » et bien qu’elles en restent une expression faible et limitée, elles n’en demeurent pas moins bien réelles.
Ce sentiment d’insécurité est particulièrement difficile à appréhender. Certaines enquêtes de terrain fondées sur des protocoles d’observation in situ permettent de recenser dans un milieu donné des indices d’incivilité (boîtes aux lettres fracturées, vitres brisées, tags, …). La mesure peut ensuite s’effectuer à l’aide de sondages d’opinion. L’enquête dite de victimisation est ainsi un moyen d’estimer cette criminalité non révélée mais elle demeure peu pratiquée du fait de son coût. Ces enquêtes consistent à demander à un échantillon représentatif de la population de quelles agressions il a été victime. Elles ont été imaginées pour obtenir un chiffrage qui ne soit pas lié à l’activité des services de police.
La mise en relation de la criminalité constatée et de l’ampleur des personnes déclarant ne pas se sentir en sécurité semble bien mettre en évidence un décalage entre les faits de délinquance et leur perception, entre l’expérience et l’appréhension de la victimisation, entre la violence effective et la peur de la violence. L’erreur consisterait alors à dissocier les deux registres et à se servir des statistiques pour affirmer le caractère irrationnel du sentiment d’insécurité. Pour S. ROCHE172, il existe au contraire un lien étroit entre les phénomènes perceptuels et la réalité délictueuse : « en fait, incivilité, sentiment d’insécurité et violence sont liés. Plus d’incivilité, c’est plus de sentiment d’insécurité, plus de défiance à l’égard des institutions et, à terme, plus de délinquance ». M. WIEVIORKA fait le même constat. Les liens entre la sécurité et les représentations que nous en avons, bien qu’ils ne soient pas automatiques, semblent néanmoins ne faire aucun doute. La question qui reste posée est celle du passage de l’une à l’autre. Il est ainsi nécessaire de croiser les regards sur cette problématique pour tendre de l’élucider : « entre la violence observée, et quantifiée, et la violence perçue, entre l’insécurité et le sentiment d’insécurité, il n’y a plus qu’à rechercher d’éventuelles corrélations »173 .
La sécurité reste donc un système complexe où la réalité des faits délictueux et le sentiment d’insécurité bien qu’opposés dans leur construction participent tout autant à sa production. Comme l’explique M. WIEVIORKA, « il n’est réaliste ni d’opposer radicalement l’objectif et le subjectif – ou, si l’on préfère, l’universel et le relatif – ni de choisir l’un plutôt que l’autre, ou l’un contre l’autre. Il en va ici de tout fait social : il faut bien admettre que la violence (…) peut être l’objet d’une définition qui tend à l’objectivité, mais il faut en même temps reconnaître que ce que nous tenons pour réel est le produit de processus, individuels et collectifs, à travers lesquels nous catégorisons, sélectionnons, hiérarchisons, entendons ou ignorons ce qui constitue la réalité »526.
Au vue de ces constations, notre travail n’est donc qu’une goutte de connaissance dans un océan d’incertitude mais nous avons jugé nécessaire de faire part des observations qui sont venues nourrir ce développement. Certes, elles mettent en lumière les profondes lacunes de notre approche mais elles permettent également d’approfondir l’analyse sur la sécurité et surtout de porter un regard plus précis sur cette problématique. Malgré ce bilan, nous maintenons la proposition qui a été faite initialement de finaliser la démarche en présentant les cartographies réalisées. Cependant, compte tenu de l’image partielle et erronée qui est produite, le thème de la sécurité sera évincé des expérimentations faites au niveau des croisements de données et des analyses multicritère de la qualité de vie quotidienne qui seront développées dans la cinquième partie du document.
Information fournie oralement par J-P. VIALAY, Directeur de la Direction de la Sécurité et de la Prévention, lors du groupe de travail « Sécurité urbaine et insertion sociale » dans le cadre du réseau EUROCITES qui a eu lieu le 29 septembre 2004 à l’Hôtel de Ville de Lyon.
Selon J-P. VIALAY, le fichier des dépôts de plaintes de la Police Nationale fourni par l’« Etat 4001 » ne représente approximativement qu’un tiers de la réalité des faits en matière de sécurité.
ERBES J-M., Grand Lyon, Mission Prospective et Stratégie d’agglomération, 1999, « Violence et sécurité ». Les cahiers Millénaire 3. N°15, 81 pages.
WIEVIORKA M., 1999, Violence en France. Paris, Presses Editions du Seuil, 344 pages.
ROCHE S., 1993, Le sentiment d’insécurité. Paris, Presses Universitaires de France, 320 pages.
Compte-rendu d’entretien avec S. ROCHE, Grand Lyon, Mission Prospective et Stratégie d’agglomération, 1999, « Violence et sécurité ». Les cahiers Millénaire 3. N°15, 81 pages.
WIEVIORKA M., 1999, Violence en France. Paris, Presses Editions du Seuil, 344 pages.