Chapitre 1. Caractérisation des odeurs et catégorisation

1.1 Introduction et cadre théorique

La catégorisation peut se définir comme l’action de classer des éléments par catégorie, de les regrouper suivant un certain nombre de critères établis (Rosch, 1978). Par exemple, un des critères consiste à classer des objets sur la base de leur ressemblance. Ainsi, deux objets partageant un certain nombre de similitudes seront rassemblés dans la même catégorie tandis que deux objets ne partageant pas ou peu de similitude(s) devront être classés dans deux catégories distinctes. On peut distinguer les catégorisations basées sur les propriétés physiques (objectives, donc invariantes) des objets  qui s’opposent à celles fondées sur l’observation de ces mêmes traits physiques, tels qu’ils sont perçus par le sujet (perceptives, donc subjectives). C’est vers ce dernier type de catégorisation que nous orientons notre attention dans ce chapitre.

Une des questions récurrentes dans les études relatives à la catégorisation perceptive est donc la suivante : Les catégories perceptives peuvent elles être considérées comme invariantes (innées) et donc partagées par la totalité des êtres humains ou bien existe t-il des facteurs subjectifs, individuels ou culturels (extrinsèques) qui guident la formation de catégories perceptives et cognitives ?

Malgré l’hypothèse d’un universalisme perceptif postulé par « Basic Color Terms » (Berlin & Kay, 1969), de nombreuses études ont déjà montré la variabilité qui entre en jeu dans la construction de catégories perceptives visuelles (Saunders & Van Brakel, 1997; Davidoff, 2001) ou sonores (McAdams, 1994).

Par ailleurs, après l’abandon des frontières marquant les limites des jugements catégoriels (Wittgenstein, 1953) et « Principles of Categorization » (Rosch, 1978), nous savons que par souci d’économie du coût cognitif, le sujet humain regroupe les objets de son environnement qui se ressemblent en se référant à un élément prototypique. Ainsi, en mémoire, les catégories se réduiraient à un seul de leurs éléments, le plus typique et représentatif pour une classe donnée. La seule tâche qu’il faille alors accomplir est d’extraire les traits qu’un nouvel élément a en commun avec le prototype d’une classe pour savoir dans quelle catégorie il peut être effectivement « rangé ». Cette hypothèse a été profondément explorée pour les objets visuels par exemple, mais n’a pas vraiment de substance dans le domaine olfactif.

Quels sont précisément les facteurs qui influenceraient la catégorisation ? Plus précisément encore, quels sont les processus cognitifs impliqués dans la catégorisation ?

Quelques études relatives à la modalité visuelle ou encore auditive ont mis en évidence certains critères décisifs en catégorisation.

Dans la modalité visuelle, les couleurs, par exemple, pourraient être considérées comme des stimuli « autonomes », perceptivement universels (Saunders & Van Brakel, 1997). On sait décrire les couleurs à l’aide de trois attributs indépendants : une teinte, un éclat et une saturation. Il serait donc possible de caractériser les couleurs en se basant sur une théorie « physique», sorte d’invariant universel. Mais une revue de la littérature nous montre que l’état actuel des recherches ne permet pas de retrouver une telle règle universelle régissant la caractérisation des couleurs dans l’espèce humaine et démontre qu’il existe un large répertoire lexical (au travers des langues du monde) pour décrire ces différents stimuli colorés. Il est vrai que la modalité visuelle se trouve hautement exprimée en langue et alimente depuis peu le débat sur la détermination des formes linguistiques en sciences cognitives.

En ce qui concerne la modalité auditive, on a montré que lors de la catégorisation de sons purs, plusieurs facteurs sont impliqués dans la formation des regroupements réalisés par des sujets humains. Nombre d’entre eux ont des représentations physiques telles que la structure harmonique, la durée, la hauteur ou encore le ton du son. Mais les paramètres pragmatiques primordiaux qui influencent la catégorisation des sons restent d’abord hédoniques, directement attachés à la valence émotionnelle induite par le stimulus sonore (Björk, 1985) et apparaissent systématiquement dans les analyses unidimensionnelles réalisées sur les catégories perceptives créées (Guski, 1997).

Comme il existe des catégories sonores ou visuelles, il n’y a pas d’emblée de questionnement sur l’existence de catégories olfactives. Nous reconnaissons une odeur de fruit ou de fleur, de pin, d’eucalyptus ou de menthe et nous sommes capables de regrouper dans des catégories distinctes les odeurs animales et les odeurs florales. Pour mieux comprendre comment nous parvenons à construire ce type de catégories et de quelle manière nous leur donnons une représentation linguistique, les sciences cognitives se tournent vers la psychologie afin de déterminer les processus mis en jeu dans la perception des ressemblances qualitatives et de leur traduction en langue.

Pourtant, les approches neurophysiologiques, loin d’être naïves, ont montré que dans la modalité olfactive, il est entendu qu’un même récepteur moléculaire peut servir d’entrée à des signaux moléculaires appartenant à plusieurs catégories olfactives différentes (Holley et al., 1974; Sicard, 1985). Un constat primordial s’imposa selon lequel les récepteurs détectent plusieurs espèces moléculaires différentes, alors qu’une même molécule active plusieurs types différents de récepteurs. Nous entrons de plain-pied dans l’activité classificatoire, comme si avait lieu à ce niveau d’organisation, une extraction de traits, dont certains probablement partagés, et il apparaît possible de classer les stimuli chimiques selon une technique qui mime celle que réalisent les cellules réceptrices en répondant sélectivement à certaine d’entre elles (Sicard & Holley, 1984).

Par ailleurs, les chimistes tentent directement de relier la structure moléculaire à l’odeur d’un composé (Amoore, 1963; Beets, 1982; Doré et al., 1984), en extrayant grâce à leur science, des points communs entre les molécules odorantes appartenant aux mêmes groupes perceptifs, avec des succès de plus en plus évidents, mais partiels (Eminet & Chastrette, 1983; Chastrette et al., 1993). Partiels dans la mesure où les règles ainsi révélées ne sont valables que pour des fragments très limités de l’espace olfactif et dont la dispersion est loin de recouvrir l’ensemble de cet espace.

Toute l’odeur n’est à l’évidence pas explicable par ces seuls points de vue. Nous n’oublierons plus que l’odeur est une perception, qu’elle représente une intersection entre les signaux de l’environnement et les constructions cognitives du monde intérieur.

Par exemple, il ne semble pas scientifiquement acceptable d’imaginer qu’il existe des récepteurs aux bonnes odeurs qui s’opposeraient à des récepteurs aux mauvaises odeurs et nous pensons comme beaucoup d’auteurs que la représentation cognitive des odeurs inclut de nombreuses dimensions qu’il nous reste à qualifier plus précisément.

C’est ainsi que, en effet, les premières études sur la classification des odeurs, qui remontent à Platon (-427 -347 av. J.C.), montraient déjà que la principale partition des odeurs est organisée selon leur caractère agréable ou désagréable, distinguant les « bonnes » odeurs des « mauvaises » (Schiffman, 1974). Cette dimension hédonique de l’odeur constitue la première dimension explicative de l’organisation cognitive des odeurs et comme l’explique Berglund et al. (Berglund et al., 1973), les espaces de similitudes entre odeurs seraient tellement différents d’un individu à l’autre que la seule dimension commune serait hédonique. Par le fait, cette organisation basique se retrouverait dans la majorité des études relatives à la catégorisation olfactive. Sa dépendance et donc sa variabilité vis à vis de l’environnement culturel, ou même de l’état interne des sujets, est patente.