2.5 Effets portant sur la qualité de l’odeur d’un mélange binaire

Pour illustrer un mélange homogène, ce que les parfumeurs appellent un "accord", citons un exemple d'accord caractéristique qui nous est apporté par Chastrette: "Un mélange convenable, c'est à dire dans la proportion de 9/2 environ, de salicylate de benzyle, décrit comme doux, floral et légèrement balsamique, et d'eugénol, décrit comme ayant l'odeur de clou de girofle, donne un accord rappelant l'œillet" (Chastrette, 1995).

Selon cet énoncé, on remarque qu’un accord, mélange donc homogène, n'est réalisé que pour des proportions spécifiques de chacun des composants, ici 9 volumes de salicylate de benzyle pour 2 volumes d'eugénol. Si ces proportions ne sont pas respectées, l'accord ne se "forme" pas et les odeurs de ses deux composants sont susceptibles d'être perçues, mélange donc hétérogène. Ainsi différents mélanges de deux odorants peuvent être perçus comme homogènes ou hétérogènes selon les proportions respectives des odorants.

Quelques nuances à cette distinction entre mélanges à perception homogène et mélanges à perception hétérogène ont été apportées par Fritjers (Frijters, 1987). Il rejette tout d'abord la nécessité de l'apparition d'une odeur différente de celles des composants du mélange dans la définition d'un mélange homogène. Ainsi, pour l’auteur, le mélange d'un composant avec lui-même est défini comme mélange homogène, l'odeur d’un tel mélange n'étant pas plus complexe que celle de ces composants. Il remarque ensuite qu'un seul et même composé odorant peut présenter plusieurs facettes, évoquant plusieurs perceptions distinctes, correspondant à des objets distincts. Mis en mélange, certaines caractéristiques d’une telle odeur peuvent subsister et d'autres disparaître. Par exemple, un mélange bien proportionné de caproate d’éthyle (fruité) et de furanéole (pyrogéné), peut conduire à une odeur d’ananas, avec une disparition de la note cuite induite par le furanéole au profit de sa facette caramélisée.

Néanmoins, il n’est pas si évident de faire la distinction entre un mélange homogène et un mélange hétérogène. Le sujet humain envisage un mélange odorant de manière holistique plutôt que comme une agrégation de notes odorantes pouvant être discernées. La difficulté commune à ségréger et à décrypter les traits individuels qui compose un mélange odorant explique cette incapacité.

Les travaux de Laing et collaborateurs sur la perception de mélanges complexes illustrent assez bien le fait qu’un mélange ne garde pas toutes les propriétés qualitatives de ses constituants : lorsque le mélange comprend plus de 4 composants, les odeurs propres de certains composants ne sont plus perceptibles alors que d'autres le sont encore. Nous remarquons que les protocoles expérimentaux utilisés par Laing et collaborateurs ne permettent toutefois pas de déterminer si des odeurs différentes de celles des composantes (donc d’accord, selon la conception que nous avons avancée) sont perçues dans les mélanges (Laing & Francis, 1989; Laing & Glemarec, 1992; Laing & Livermore, 1992; Laing, 1994; Livermore & Laing, 1996, 1998; Wise & Cain, 2000).

D’autre part, Mac Rae et al. (1992) ont étudié des mélanges binaires constitués de composés qualitativement différents (fruité épicé, fruité vert, feuillage, cire…). Les sujets devaient effectuer un tri des différents mélanges en les regroupant par ressemblance qualitative ; dans les cas étudiés, ils ont observé que la qualité de l’odeur des mélanges est toujours « intermédiaire » entre celle des deux composés, sans jamais correspondre exactement à l’odeur propre d’un des composés odorants et sans apparition d’une nouvelle odeur (absente des composés pris individuellement).

On doit noter que Moskowitz et Barbe (1977) ainsi que Laing et Wilcox (1983) n’ont jamais observé la formation d’une nouvelle note odorante dans les mélanges binaires qu’ils ont étudiés. Mais cette constatation est peut-être à critiquer puisque les sujets ne disposaient, pour caractériser les mélanges, que des termes décrivant les différentes notes des composés purs qui avaient servi à réaliser les mélanges binaires !

En fait, la modification qualitative résultant d’un mélange de substances odorantes gène les modélisateurs ou les psychophysiciens : elle leur retire apparemment simplement le droit de présenter des additions, vectorielles ou non… on ajoute toujours mal les choux et les chèvres, et surtout si une telle addition donne des oranges ! Cette difficulté, conceptuelle, s’oppose aussi à la progression de nos avancées dans ce domaine d’étude. La conception, répandue et discutable, sinon fausse, selon laquelle la perception olfactive serait holistique, contribue aussi à obscurcir nos investigations. Par ailleurs et peut-être par dessus tout, la science, royaume du quantifiable, a toujours une certaine réticence à discuter de la qualité. Pourtant il nous paraît impensable que l’étude d’une sensorialité n’aborde pas ce qui constitue son suprême intérêt ! Avec notre maître, Gilles Sicard, nous avons secoué ces couvertures opaques.