2.8.4 Discussion

Dans cette expérience, pour réaliser les mélanges susceptibles de voir émerger le phénomène de masquage, nous n’avons jamais mélangé physiquement les solutions d’acide et d’ester mais avons mis en présence un flacon contenant une solution d’acide avec un flacon contenant une solution d’ester : de fait, les mélanges ont eu lieu en terme de vapeurs émanant des flacons et nous ne pouvons imputer les effets observés à des interactions chimiques (la vitesse des réactions en phase gazeuse étant généralement très faible) mais plutôt à des phénomènes perceptifs de bas niveau (sensoriel) et/ou de haut niveau (cognitif).

Les résultats que nous avons mis en évidence illustrent l’aptitude des sujets non experts à détecter et à discriminer des intensités différentes d’une molécule odorante (dans notre cas, désagréable) et à les ordonner selon leur intensité telle qu’elle est perçue. En effet, pour les deux molécules odorantes testées ─ l’acide butyrique (évoquant le beurre rance) et l’acide caproïque (évoquant la transpiration) ─ les sujets ont classé correctement par ordre croissant les quatre concentrations proposées.

Fig. 43 : Configuration de la molécule d’acide butyrique évoquant un note odorante de beurre rance et de son ester d’éthyle, son masquant, le butyrate d’éthyle) qui évoque une note odorante ananas. L’acide caproïque et son éthyle ester, le caproate d’éthyle, susceptible de masquer l’odeur de l’acide caproïque.

En ce qui concerne les mélanges binaires d’acide et de leur ester d’éthyle, il semble bien que l’ester d’éthyle modifie l’intensité de la note malodorante correspondant à l’acide. Autrement dit, l’ajout d’un ester d’éthyle à une solution de l’acide qui lui correspond provoque une diminution significative de l’intensité perçue de la note odorante de l’acide. Il y a bien un effet masquant en terme « d’intensité perçue ».

D’autre part, l’analyse qualitative menée sur les solutions d’acide et sur les mélanges binaires (acide/ester) a permis de montrer qu’une concentration d’ester d’éthyle égale et/ou 10 fois inférieure à celle de l’acide permet de réduire considérablement la perception de la note nauséabonde de l’acide. L’effet masquant est bien dépendant de la concentration de l’ester éthylique.

L’effet a également des conséquences sur la qualité de l’odorant. Ainsi, comme nous l’avons vu apparaître dans notre étude, lorsqu’une solution de butyrate d’éthyle est couplée à une solution d’acide butyrique, les sujets perçoivent une diminution très significative de la note odorante « beurre rance », induite par l’acide, au profit de l’apparition d’une note odorante « fruitée », induite par le butyrate d’éthyle. De la même manière, pour le second couple testé, l’association de caproate d’éthyle à une solution d’acide caproïque provoquera la diminution, voire la disparition de la note « transpiration » induite par l’acide au profit d’une note odorante « ananas » induite par l’ester.

L’analyse des évaluations relatives au caractère hédonique indique que l’odeur du mélange masquant le plus efficace est perçue comme étant agréable, ce qui confirme la disparition de la note odorante nauséabonde.

Dans son mémoire de thèse, Thomas-Danguin (1997) suggérait qu’une molécule masquante peut agir selon un mécanisme de « contre-action », entraînant une diminution de l’odeur gênante sans toutefois rajouter une nuance odorante supplémentaire ou augmenter l’intensité globale du mélange (Thomas-Danguin, 1997). C’est ce que nous avons observé dans cette expérience : dans tous les cas, l’intensité de la note odorante désagréable est perçue comme moins intense dans les mélanges que lorsqu’elle est flairée seule (hors mélange).

D’un point de vue physiologique, nous pouvons nous interroger sur les causes de ce phénomène.

Selon la littérature, il existe au moins deux types d’adaptation croisée en olfaction : le premier met en jeu des molécules proches d’un point de vue structural (analogies de formes chimiques), c’est ce que nous appelons le « masquage ». Le second intervient lorsque les molécules sont perceptivement proches (analogies des perceptions), il s’agirait ici d’avantage d’un phénomène d’adaptation sensorielle. L’amplitude et le décours temporel d’un masquage entre analogues structuraux différeraient qualitativement d’un masquage mettant en jeu des analogues perceptifs. Selon certains auteurs, les masquages observés ici seraient le fruit de la similarité structurale entre les molécules mises en jeu (Pierce et al., 1993; Pierce et al., 1995; Pierce et al., 1996).

Il est même avancé que le masquage entre analogues structuraux soit un processus périphérique alors que l’adaptation entre analogues perceptifs est un mécanisme central. Cette hypothèse a été renforcée par l’observation d’adaptations croisées entre deux analogues perceptifs stimulant chacun une narine (Köster, 1971). Pourtant, on peut s’attendre à ce que les deux phénomènes concourent ensemble dans le phénomène de masquage olfactif (un effet simultané d’ordre périphérique et central).

A la vue de nos résultats concernant le masquage entre analogue structuraux et au-delà des considérations que nous venons d’aborder nous sommes tentés de faire l’hypothèse que l’efficacité d’un tel phénomène est dûe, en partie au moins, au degré de similarité structurale entre les molécules mises en mélange. Ceci confirme, comme il a été démontré dans de récentes études (Kajiya et al., 2001; Oka et al., 2004), que le système périphérique possède des récepteurs olfactifs multi spécifiques (famille de molécules chimiques) pour lesquelles des molécules de configuration proche entrent en compétition lorsqu’elles sont présentées en mélange. Dans le cadre de cette expérience, cette compétition périphérique s’est conclue par l’émergence d’un masquage perceptif d’une odeur malodorante (d’un acide) par l’odeur agréable véhiculée par l’ester d’éthyle qui lui correspond.