Chapitre 4. DISCRIMINATION DES ODEURS & POTENTIELS EVOQUES OLFACTIFS

4.1 Introduction

Nous l’avons vu jusqu’ici, pour étudier en détail la perception des mélanges odorants par le sujet humain, on peut poser des questions plus ou moins ciblées sur la nature de l’odeur perçue. Cette procédure nous a permis de mieux comprendre les effets d’interaction entre les composés odorants des mélanges. Cependant, ces investigations ne clarifient pas les mécanismes et les origines des interactions. Ceci est en particulier dû à l’importante variabilité des réponses individuelles que reçoivent les questions sur la perception olfactive.

Nous savons que l’intensité d’une odeur perçue est corrélée à la concentration de la molécule dans le solvant et que cette intensité influence les jugements psychophysiques tels que l’évaluation de la familiarité, de l’hédonicité…) que le sujet en donne (Cain & Johnson, 1978; Laing et al., 1984; Gross-Isseroff & Lancet, 1988; Thomas-Danguin, 1997). D’autre part, il a été montré que pour certaines molécules, la qualité de l’odeur peut être changée, modulée, par la concentration du stimulus: un exemple marquant, l’indole (2,3-benzopyrrole) a une odeur « fécale / animale » à forte concentration alors qu’il évoque le jasmin , donc une odeur florale lorsqu’il est dilué (Gross-Isseroff & Lancet, 1988).

D’un point de vue qualitatif, les mélanges odorants peuvent être perçus de manière totalement différente selon les sujets. Scientifiquement, ces différences nous apparaissent comme des variations nous empêchant de comprendre les processus mis en jeu. Ces contraintes prennent leur origine tant dans la dimension culturelle, dont les contours se dessinent principalement en langue, c'est-à-dire lors de la caractérisation de ce que l’on perçoit ; mais, elles peuvent aussi concerner des dimensions beaucoup plus individuelles, et peu partagées à travers une population. Il s’agit de dimensions telles que la familiarité de l’odeur, sensibles à une expérience vécue, sa valence hédonique (c’est à dire son caractère agréable, ou désagréable, également culturellement dépendant mais aussi variant selon l’état interne du sujet). Une autre appréciation, dans le cas d’odeur alimentaire, la comestibilité de la source (ou objet source) à laquelle l’odeur fait référence admet aussi les mêmes sources d’influence.

A la lumière de plusieurs études scientifiques, nous savons que les stimuli olfactifs peuvent moduler nos comportements sans que l’on prenne conscience de leur présence dans l’environnement. En se basant sur cette idée, plusieurs auteurs ont proposé que de nombreux paramètres physiologiques réagissent à la stimulation olfactive, parfois même de manière non consciente (Bensafi et al., 2002; Barkat et al., 2003). Ainsi, l’enregistrement de ces changements physiologiques pourrait mettre en évidence des corrélats cognitivo-comportementaux dans la perception olfactive. Certains dépendent du système neurovégétatif (réactions réflexes) et sont objectivés au niveau périphérique, comme la conductance de la peau des mains (Barkat et al., 2003), d’autres sont plus centraux et administrés par le système nerveux central et peuvent être mis en évidence, par exemple, à l’aide d’enregistrements électroencéphalographiques (Wang et al., 2002).

En effet, le cerveau est composé d’une quantité considérable d’éléments séparés, des milliers de cellules nerveuses dont certains groupes de neurones agissent ensemble. Un signal électrophysiologique gloabl, résultant de ces phénomènes collectifs peut être enregistré à l’aide d’électrodes cutanées placées sur le scalp. Cet enregistrement peut donner une estimation utile de l’activité simultanée de populations de neurones.

Des changements globaux de potentiels évoqués par des stimuli discontinus, généralement des stimuli sensoriels (visuels, sonores ou olfactifs) sont logiquement appelés potentiels évoqués. Dans ce cadre, nous enregistrons des potentiels évoqués olfactifs en réponse à des stimuli odorants. Typiquement, dans l’étude expérimentale de ce phénomène, on moyenne une série de potentiels évoqués pour obtenir une estimation fiable de l’activité cérébrale provoquée par un stimulus. Ces potentiels évoqués présentent des caractéristiques particulières telles que la forme des ondes et leur latence qui reflètent le type de stimulus, l’état du sujet et le site d’enregistrement.

Dans les années 1960, les premiers enregistrements de potentiels évoqués olfactifs sont publiés (Finkenzeller, 1966; Allison & Goff, 1967). Depuis, de nombreuses équipes de recherche ont étudié les mécanismes cérébraux sous-tendant à la perception olfactive (Lorig, 2000) et on maîtrise de plus en plus les contraintes originelles de cette méthode d’enregistrement (Kobal & Hummel, 1988; Lorig, 1989; Evans et al., 1995; Thesen & Murphy, 2002). Le principal problème réside dans le choix de l’odorant et dans le flux d’air odorisé qui est transmis au sujet. En effet, en sélectionnant des stimuli appropriés à des concentrations précises et en contrôlant la vitesse de l’air vecteur, on s’affranchit d’un problème de taille, celui du « parasitage » de l’enregistrement par l’activité du nerf trijumeau. Ainsi, en respectant quelques règles simples et maintenant reconnues, nous sommes en mesure de n’enregistrer que l’activité périphérique du cerveau humain en réaction aux odeurs (Evans et al., 1995) et par la même de tenter de corréler ces réponses à des aptitudes et des performances (perceptives et cognitives).

Dans un premier temps, nous rappellerons quelques résultats expérimentaux obtenus par différentes équipes de recherche, qui ont permis de mettre en évidence un effet des odeurs sur la cognition directement quantifiable en électroencéphalographie. Puis, par le biais d’autres résultats remarquables, nous détaillerons plus précisément les principales caractéristiques des potentiels évoqués olfactifs. Enfin, nous présenterons l’expérience que nous avons menée en collaboration avec le Pr. Tyler Lorig au cours de l’année 2003 au ‘Cognitive Neuroscience Laboratory’ à l’Université Washington & Lee, (Lexington, VA – USA). Il s’agissait d’utiliser une procédure mixte (psychophysique et imagerie cérébrale en potentiels évoqués olfactifs) pour étudier l’effet de la sensibilisation perceptive des odeurs sur l’aptitude des sujets humains à détecter une différence qualitative dans un mélange binaire.