1.1.3. L’extension des marchés financiers

Historiquement, la grande dépression (1929-1935) et la seconde guerre mondiale (1939-1945) ont sévèrement limité le développement des marchés financiers dans les pays industriels. En effet, à l’issue de ces événements, les marchés domestiques furent cloisonnés et fortement réglementés. La plupart du temps, ils ne comprenaient que quelques compartiments : celui des emprunts à LT émis par l’Etat, quelques grandes entreprises et certaines institutions financières, et celui des actions, émises par les grandes entreprises privées. Les autres compartiments organisés comme le marché monétaire étaient restreints, voire souvent inexistants (comme le marché hypothécaire).

Ce contexte garantissait un rôle important pour l’intermédiation bancaire qui drainait l’essentiel de l’épargne des ménages et finançait une grande partie des besoins des entreprises. A titre d’exemple, en 1950, les banques françaises (AFB, mutualistes et coopératives) drainaient 50,4% des liquidités de l’économie et distribuaient 61,2% des crédits à l’économie (Plihon, 1995, p.132). Durant la même année, les banques commerciales américaines assuraient la collecte de 65,6% des liquidités de l’économie (Checkable deposits and currency, Time and savings deposits) et le financement de 30% de l’endettement intérieur total (Flow of funds Account, FED, 1945-1954, p.50).

Cela étant, à partir des années soixante-dix, cette tendance va progressivement s’inverser sous l’effet des mutations financières. La libéralisation financière va concéder de nouvelles libertés aux opérateurs de marché, encourager l’émergence de nouveaux compartiments et progressivement libérer les mouvements de capitaux. La mondialisation et la globalisation financière vont élargir le champ d’activité de ces opérateurs en leur offrant de nouveaux débouchés et en leur permettant un arbitrage à l’échelle internationale.

Les innovations financières et les NTIC vont créer de nouvelles opportunités de gains et considérablement améliorer l’efficience informationnelle et allocative des marchés financiers, grâce notamment à la modernisation des techniques de cotation, des règles de fonctionnement et des opérations de règlement-livraison.

Eu égard à ces évolutions, une nouvelle répartition entre finance directe et finance intermédiée (traditionnelle) se met en place. La première se développe au détriment de la seconde : on parle depuis de « désintermédiation ». L’engouement pour les marchés de capitaux et les actifs financiers directs se généralise et touche l’ensemble des agents économiques, qu’ils soient à capacité ou à besoin de financement : on parle alors de banalisation des marchés financiers.

Comme nous le verrons plus loin, cette situation va sévèrement se répercuter sur les banques. Des deux côtés de leur bilan, celles-ci voient un nombre croissant de leurs clients émigrer vers les marchés financiers. Mais, c’est surtout du côté de l’actif qu’elles vont enregistrer le plus grand manque à gagner. En effet, nombreuses sont les entreprises qui se désendettent auprès d’elles et substituent progressivement les instruments de marché aux crédits bancaires.

Pour illustrer cette nouvelle donne, il suffit de retracer l’évolution des financements par appel à l’épargne publique sur les deux principaux compartiments financiers, celui des actions et celui des obligations. On note tout d’abord que, depuis le début des années quatre-vingt, ces compartiments ne cessent de gagner en largeur (importante quantité des titres offerts – flottant ), en profondeur (moindre écart entre prix offerts et demandés) et en résilience (rapidité de rééquilibrage des prix). Par ailleurs, la diminution des coûts de transaction et d’information consécutive à l’incorporation des NTIC a sensiblement fait augmenter la rotation des valeurs mobilières sur ces compartiments.

En France, le graphique n°06 permet de constater que le volume total des transactions sur les actions et les obligations a fortement progressé au cours des deux dernières décennies. En effet, la capitalisation boursière globale (actions + obligations) de la place de Paris est passée de 149 milliards à 1884 milliards d’euros de 1982 à 2003. Rapportée au PIB, la capitalisation boursière a fait un énorme bond en passant de 26% à 121% au cours de la même période.

Graphique n°06: Evolution du marché boursier des valeurs françaises relativement au PIB (capitalisation en fin d'année, 1982-2003)
Graphique n°06: Evolution du marché boursier des valeurs françaises relativement au PIB (capitalisation en fin d'année, 1982-2003)

Source : Données extraites des rapports annuels de la Commission des Opérations de Bourse (COB) 1982-2002, et du rapport annuel 2003 de l’Autorité des Marchés Financiers (AMF).

Cette forte progression est due, d’une part, à l’apport de nouvelles valeurs et, d’autre part, à une importante progression des cours. Toutefois, on note sur le même graphique que la capitalisation du marché des actions est en baisse significative par rapport à 2000, année où elle a surpassé pour la première fois le PIB, en atteignant un chiffre record de 1541 milliards d’euros. Il faut préciser que ce recul est essentiellement dû à la mauvaise conjoncture économique nationale et internationale, qui s’est répercutée sur les résultats des grandes entreprises, ainsi qu’à l’éclatement de la bulle spéculative qui caractérisait les valeurs de la nouvelle économie. Cela étant, on remarque que le marché des actions reste dynamique et surpasse depuis 1998 celui des obligations. Le marché obligataire poursuit néanmoins sa croissance régulière et soutenue, passant d’une capitalisation de 119 milliards à 809 milliards d’euros entre 1982 et 2003.

Si l’on s’intéresse maintenant au cas des Etats-Unis, où l’économie est traditionnellement orientée vers les marchés financiers, le graphique n°07 permet de constater l’étendue du recours aux financements désintermédiés. En effet, le marché des actions qui est le plus important au monde en termes de capitalisation boursière est passé de 143 milliards à 15498 milliards de dollars de 1950 à 2003, soit de 48% à 138% du PIB au cours de la même période.

Graphique n°07: Evolution du marché boursier des valeurs américaines relativement au PIB (capitalisation en fin d'année, 1950-2003)
Graphique n°07: Evolution du marché boursier des valeurs américaines relativement au PIB (capitalisation en fin d'année, 1950-2003)

Source : Flow and Funds Accounts of the United States, Z1, 1945-2003, Federal Reserve System, ( http://www.federalreserve.gov/releases/Z1/Current/data.htm ).

Malgré l’importante correction que ce marché a subie, à partir de l’année 2000, sa capitalisation reste supérieure au PIB, ce qui atteste des sommes colossales qui y sont levées. Pour sa part, la capitalisation du marché obligataire progresse de manière régulière, passant de 41 milliards à 6840 milliards de dollars de 1950 à 2003, soit en termes de PIB, de 14% à 61%.

Depuis quelques années, on note que de profonds mouvements de correction caractérisent les marchés boursiers français et américain. Plusieurs facteurs sont à l’origine de cette situation, parmi lesquels : la détérioration de l’environnement conjoncturel, l’incertitude sur les perspectives économiques, l’aggravation des tensions géopolitiques dans plusieurs régions du monde et enfin, les doutes entourant la fiabilité des comptes publiés par les firmes cotées. Cette situation s’est d’ailleurs traduite par la sous-performance des principaux indices boursiers français et américains en 2002 (-33,7% pour le CAC 40, -16,8% pour le Dow Jones et –31,5% pour le NASDAQ).

Toutefois, le retour de la croissance américaine, en fin d’année 2003, après la fin du conflit irakien, devrait progressivement dissiper ce climat morose et exercer un effet d’entraînement sur le reste du monde (en 2003, on note la bonne performance des indices boursiers : +16,12% pour le CAC 40, +25,3% pour le Dow Jones et +49,58% pour le NASDAQ).

De façon plus générale, on peut prendre conscience du recours plus prononcé aux marchés financiers en calculant le taux de mobiliérisation des financements au sein des économies française et américaine 50 . Celui-ci mesure le poids des financements par émissions de valeurs mobilières dans le total des financements obtenus dans l’économie.

Le tableau n°07 retrace l’évolution du taux de mobiliérisation en France. On remarque que celui-ci a enregistré une progression constante et soutenue au cours de la dernière décennie, passant de 41,1% à 59,1% entre 1992 et 2001.

Tableau n° 07 : Evolution du taux de mobiliérisation des financements en France (1992-2001)
Année 1992 1993 1994 1995 1996 1997 1998 1999 2000 2001
Financements par
titres (A*)
694,9 768,2 861,6 917 1011,3 1084,7 1190,6 1322 1512,3 1620,6
Financements par crédits (B) 990,3 987,9 974,2 996,5 974,4 995,3 1000,3 1050,0 1100,2 1122,7
Total des financements dans l’économie
(C = A+B)
1685,2 1756,1 1835,9 1913,5 1985,7 2080 2190,9 2372,0 2612,5 2743,2
Taux de mobiliérisation (A/C) 41,2% 43,7% 46,9% 47,9% 50,9% 52,1% 54,3% 55,7% 57,9% 59,1%
Encours en milliards d’euros, Taux en pourcentage
*A = Titres de dettes + Actions et assimilées.

Source : Conseil National du Crédit et du Titre (CNCT), Rapports annuels.

Aux Etats-Unis, le taux de mobiliérisation qui était en baisse sur la période 1945-1980 correspondant à l’age d’or de l’intermédiation bancaire, fait un retour en force depuis le début des années quatre-vingt. En effet, comme l’indique le tableau n° 08 ci-dessous, ce taux est passé de 57,8% à 73,8% de 1980 à 2003.

Tableau n° 08 : Evolution du taux de mobiliérisation des financements aux Etats-Unis (1980-2003)
Année 1980 1982 1984 1986 1988 1990 1992 1994 1996 1998 2000 2001 2002 2003
Financements par titres (A*) 3635,9 4335,4 5511 8130 9803,2 11562,6 15159,1 17913,9 24282,8 32955,4 37926,7 36533,5 33972,8 40299,8
Financements par
crédits (B**)
2654 3083 3855,5 4788,4 5635,8 6343,5 6461 7071,6 8119,3 9628,8 11524,2 12321,4 13236,7 14312,2
Total des financements dans l’économie (C = A + B) 6289,9 7418,4 9366,5 12918,4 15439,0 17906,1 21620,1 24985,5 32402,1 42584,2 49450,9 48854,9 47209,5 54612
Taux de
mobiliérisation (A/C)
57,8% 58,4% 58,8% 62,9% 63,5% 64,6% 70,1% 71,7% 74,9% 77,4% 76,7% 74,8% 72% 73,8%
Encours en milliards de dollars, Taux en pourcentage
* A = Open market papers + U.S government securities + Municipal securities + Corporate and foreign bonds + corporate securities + others securities.
** B = Total des crédits distribués par les intermédiaires financiers.

Source : Données extraites des Flow and Funds Accounts of the United States, Z1, 1980-2003, Federal Reserve System, ( http://www.federalreserve.gov/releases/Z1/Current/data.htm ).

Parmi les principaux facteurs qui expliquent l’extension des marchés financiers et le recul de l’intermédiation bancaire traditionnelle, on peut citer le changement des comportements financiers des agents économiques non financiers, élément qui fera l’objet du prochain paragraphe.

Notes
50.

Comme le soulignement Capelle-Blancard et Couppey-Soubeyran (2003, p.70), les effets de valorisation boursière des actions introduisent un biais dans l’estimation du taux de mobilièrisation (et d’intermédiation). En effet, la capitalisation boursière des actions cache deux tendances distinctes : l’augmentation des émissions d’actions (nouvelles introductions en bourse, augmentation de capital), et le renchérissement des actions plus anciennes. Or, seule la première correspond à une logique de financement externe des entreprises. Aussi, lorsque le taux de mobilièrisation (d’intermédiation) est calculé à partir des encours et non des flux, comme c’est le cas ici, il est impossible de distinguer, au niveau de la capitalisation boursière, ce qui relève d’un effet « prix » et ce qui relève d’un effet « volume » puisque les actions sont enregistrées à leur valeur de marché. Aussi, l’augmentation de la capitalisation boursière peut traduire une simple hausse du prix des actions, sans qu’il s’agisse pour autant d’un accroissement de volume des actions. Pour remédier à ce biais d’estimation, Capelle-Blancard et Couppey-Soubeyran rapportent la valeur de fin de période des actions à leur valeur de début de période, à quantité constante. En ce qui nous concerne ici, le CNCT corrige ce même biais d’estimation en cumulant les flux à partir des encours d’une année de base, retenant comme année de référence 1945. Les tendances obtenues par les auteurs sont similaires à celles du CNCT. S’agissant de la capitalisation boursière aux Etats-Unis, le biais n’est malheureusement pas corrigé.