Les opérations sur « produits dérivés », dites aussi engagements sur instruments financiers à terme, représentent l’un des indicateurs majeurs de la progression des activités de marché dans les banques contemporaines. Elles s’inscrivent dans un contexte de baisse structurelle des produits classiques d’intermédiation (crédits et dépôts) et procurent aux banques des sources nouvelles de rentabilité.
Les produits dérivés tirent leur nom du fait que leur prix dépend de celui d’un autre actif, dit actif sous-jacent tels que les actions, les obligations, les Bons du Trésor, les indices boursiers, les taux d’intérêt, les taux de change, les matières premières, l’or, etc. Leur utilité économique découle du fait qu’ils permettent de se couvrir contre une variation adverse ou de profiter d’une variation anticipée du cours des actifs sous-jacents, auxquels ils sont adossés. Le plus souvent, leurs utilisateurs visent à neutraliser la volatilité du prix de certains actifs financiers.
En France, les opérations sur produits dérivés sont définies par la loi n°96-597 du 2 juillet 1996 portant la modernisation des activités financières. D’après cette loi, les instruments financiers à terme regroupent :
Selon la norme IAS 39 (International Accounting Standards-IAS) relative aux instruments financiers (§10) : « Un dérivé est un instrument financier :
Deux grands marchés permettent d’échanger ces produits : les marchés organisés (réglementés) et les marchés de gré à gré (Over The Counter-OTC). Les premiers (MATIF et MONEP en France, CBOT et CME aux Etats-Unis 68 ) sont des marchés très liquides traitant de façon anonyme des produits standardisés via une chambre de compensation (clearing house) qui sécurise les transactions (mécanismes de marge de garantie, de marge minimale et d’appel de marge 69 ). Les seconds, moins liquides, offrent des produits personnalisés (sur mesure) via l’intervention principalement de banques en tant que teneurs de marché ou en tant que simples intermédiaires mettant en contact les contractants.
Il faut signaler que les encours négociés sur les marchés de gré à gré dépassent de loin ceux négociés sur les marchés organisés, comme l’illustre le graphique n°41, ci-dessous, qui retrace l’évolution des opérations sur instruments financiers réalisées par les établissements de crédit en France.
On remarque que l’encours des opérations traitées sur les marchés de gré à gré s’élevait en 2003 à 24024 milliards d’euros, soit plus de deux fois l’encours des opérations réalisées sur les marchés organisés, qui totalisait 11889 milliards d’euros. Cela atteste de l’importance prise par les activités sur instruments financiers au sein des banques contemporaines qui sont les principales intervenantes sur le marché de gré à gré (rôle de market maker vu précédemment).
Source : Commission Bancaire, Rapport annuel, 2003, p.65.
En outre, cela montre la place maîtresse qu’occupent aujourd’hui les salles de marché bancaires en tant que centres de profits en pleine expansion.
Les transactions bancaires sur produits dérivés portent sur les trois grandes familles d’instruments financiers classiques: les swaps, les options et les forwards (ou futures). Un exposé exhaustif de ces instruments serait trop ambitieux étant donné leur complexité (de nouveaux produits hybrides sont continuellement conçus, à l’image des « swaptions », association d’un swap et d’une option). Notre propos se limitera donc à une présentation très sommaire à travers l’encadré qui suit.
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1/ Un « swap » est un contrat d’échange (de transformation) de deux séries de flux financiers ayant chacune des caractéristiques différentes. Dans le domaine des changes, cela correspond à l’achat et la vente simultanée d’une devise pour des montants équivalents. Dans le domaine des taux d’intérêt, cela correspond à l’échange des paiements d’intérêt de deux dettes généralement libellées dans la même monnaie, l’une étant à taux variable, l’autre à taux fixe. 2/ Une « option » est un contrat qui donne, d’un part, à l’acheteur, le droit mais non l’obligation d’acheter (de vendre) pendant une période donnée, une quantité déterminée d’un actif sous-jacent spécifique, à un prix fixé d’avance (prix d’exercice) et, d’autre part, au vendeur, l’obligation d’accorder ce droit au détenteur de l’option. Le coût de ce droit correspond à la prime de l’option. Il existe deux types d’option, le Call (option d’achat) et le Put (option de vente). Un Call donne le droit –mais pas l’obligation– à son acquéreur d’acheter le sous-jacent au prix fixé à l’avance. Un Put donne le droit –mais pas l’obligation– à son acquéreur de vendre le sous-jacent au prix fixé d’avance. On distingue également les options dites « à l’américaine » qui peuvent être exercées tout au long de leurs durées de vie, des options « à l’européenne » qui ne peuvent être exercées qu’à leurs échéances. Il faut signaler que l’acheteur d’une option ne peut pas perdre plus que la prime d’achat versée, contrairement au vendeur dont le risque est théoriquement illimité. 3/ Un « forward » (ou futures *) est un contrat à terme permettant de négocier, aujourd’hui, la vente ou l’achat dans le futur d’un actif sous-jacent, dans un délai et à un prix déterminés. Le prix de cet instrument va dépendre de l’évolution du prix au comptant de l’actif sous-jacent sur lequel il porte. Le contrat donne lieu à deux engagements fermes : celui de livrer à échéance l’actif sous-jacent pour le vendeur et celui de prendre livraison pour l’acheteur. 4/ Nous ne pouvons passer en revue les opérations bancaires sur instruments financiers dérivés, sans évoquer le cas particulier des « dérivés de crédit ». Ces instruments permettent de transférer les risques et les revenus relatifs à un crédit (ou une créance représentée par un titre comme une obligation) sans transférer l’actif sous-jacent lui-même 70 . Toutes choses égales par ailleurs, ils permettent aux banques de diversifier leurs portefeuilles de créances, sans toutefois sortir de leur créneau de clientèle habituel (**). Parmi les dérivés de crédit, on peut citer : les credit swaps, credit options, credit default swaps, credit linked notes, etc.(***). (*) Les futures sont des contrats standardisés négociés sur des marchés organisés à la différence des forwards qui sont généralement des contrats personnalisés négociés hors-bourse, sur les marchés de gré à gré. Les clauses d’un contrat forward sont fixées entre l’acheteur et le vendeur, alors que les bourses définissent les clauses des contrats de futures. (*) Par exemple, deux banques, l’une spécialisée dans le crédit à la consommation, l’autre dans le crédit aux entreprises, peuvent acquérir chacune une part des revenus liés au portefeuille de l’autre. Chacune diversifie alors ses risques, en bénéficiant de plus du savoir-faire de sa contrepartie dans son domaine de compétence. (***) Il faut signaler que les dérivés de crédit s’ouvrent à la titrisation. On parle alors de titrisation « synthétique ». Par exemple : des CDO (Collateralized Debt Obligations, voir le paragraphe 2.2.2) adossés, non plus à un portefeuille de créances bancaires, mais à des credit default swaps (ces derniers permettent à un opérateur dit acheteur de protection, de se protéger contre le risque d’une dégradation de la qualité de son portefeuille de créances suite à un défaut de paiement, faillite, dégradation de notation, etc.). |
Ces dernières années, le marché mondial des dérivés de crédit a connu une croissance très rapide. D’après les données de la British Bankers Association, il devrait atteindre un encours notionnel global d’environ 4,8 billions de dollars en 2004. Au regard du graphique n°42, on constate que les banques sont les principaux acteurs de ce marché, en qualité de vendeurs de risques/acheteurs de protection d’abord (51% en 2002) et, dans une moindre mesure, en tant qu’acheteurs de risques/vendeurs de protection (38% en 2002).
Source : British Bankers’ Association, Credit Derivatives Survey, 2003.
Malgré les turbulences boursières qui caractérisent la sphère financière internationale depuis le début des années quatre-vingt dix, on note que les activités bancaires liées aux instruments dérivés poursuivent leur essor à un rythme constant. Comment expliquer cela ?
Un argument qui revient souvent dans la littérature est le développement de services de gestion des risques. En effet, la forte volatilité des référentiels de marché comme les taux d’intérêt, les taux de change, les indices boursiers et autres, a conduit les agents économiques a demandé des services de gestion des risques. Les banques ont répondu en développant des nouvelles activités, dont celles liées aux produits financiers dérivés (Greenbaume et Thakor, 1995, p.319 ; Allen et Santomero, 1998, p.1474). Ainsi, entre 1992 et 2003, l’encours notionnel des produits dérivés traités par les banques françaises est passé de 20532,5 milliards d’euros, soit un peu plus d’une fois et demi le bilan total, à 33300 milliards d’euros, soit environ dix fois le bilan total, comme le montre le graphique n°43. Cette évolution correspond à un taux de croissance annuel moyen de +4,5%.
Source : Données extraites des rapports annuels de la Commission Bancaire 1992-2003.
Aux Etats-Unis, les opérations bancaires sur produits dérivés ont connu une évolution très proche de celle enregistrée dans les banques françaises, comme l’illustre le graphique n°44, ci-après. On note que l’encours notionnel des engagements sur instruments financiers est passé de 8764,9 milliards de dollars en 1992, soit deux fois et demi le bilan total, à 71354,9 milliards de dollars en 2003, soit neuf fois et demi le bilan total. Entre 1992 et 2003, la taux de croissance annuel moyen des engagements sur instruments dérivés a été de +21%.
Source : Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), Statistics on Banking, ( http://www2.fdic.gov/SDI/SOB/ ).
L’analyse des instruments financiers à terme en fonction des actifs sous-jacents souligne la prédominance des opérations sur instruments de taux d’intérêt aussi bien dans les banques françaises qu’américaines, comme le montre le graphique n°45 qui suit.
Source : Commission Bancaire, Rapport annuel, 2003, p.47.
Source : Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC), Statistics on Banking, 2004 (
http://www2.fdic.gov/SDI/SOB/pdf/sobcom.pdf
).
En 2003, les contrats sur taux d’intérêt négociés par les établissements de crédit français et les banques américaines représentaient respectivement 92% (32886,6 milliards d’euros) et 87% (61856,2 milliards de dollars) de l’ensemble de leurs contrats sur produits dérivés négociés. Au cours de la même année, les contrats portant sur les cours de change représentaient 2% (863 milliards d’euros) des opérations sur produits dérivés traitées par les établissements de crédit français, et 10% (7454,8 milliards de dollars) de celles traitées par les banques américaines. Enfin, les opérations sur autres instruments (dérivés de crédit, matières premières, actions, indices, etc.) représentaient 6% (2217,4 milliards d’euros) du total des produits dérivés traité par les établissements de crédit français et 3% (2043,9 milliards de dollars) du total des produits dérivés traité par les banques américaines.
Sur le plan comptable, les produits dérives sont recensés et inscrits au hors-bilan bancaire pour la valeur nominale des contrats. En effet, ils représentent des opérations contingentes qui sont le plus souvent tributaires de l’évolution des marchés financiers. Aussi, la banque n’est pas sûre de concrétiser l’ensemble de ses engagements sur instruments financiers à terme.
Cela étant, il faut relativiser l’écart écrasant qui existe entre l’encours des produits dérivés et celui du bilan total des banques, puisqu’il résulte d’un artefact statistique lié, d’une part, à l’absence de compensation des positions corrélées de sens inverse et, d’autre part, à une comptabilisation en montants notionnels non échangés (nominal de l’actif sous-jacent) qui servent au calcul de l’assiette de ces engagements. Il faut dire que dans la mesure où la valeur des produits dérivés dépend des actifs sous-jacents, on a pris l’habitude de les représenter en termes notionnels.
Dans l’esprit de remédier à cet artefact statistique, nous présentons dans le tableau n°25 qui suit, les instruments financiers ayant une valeur marchande (ils sont négociés ou peuvent faire l’objet d’une compensation sur le marché), détenus par les banques françaises 71 . Les montants affichés englobent :
| Année | 1986 | 1988 | 1990 | 1992 | 1994 | 1996 | 1998 | 2000 | 2002 |
| Produits dérivés détenus à l’actif | |||||||||
| - En milliards d’euros - En % du bilan total |
0,5 0,06% |
5,0 0,48% |
8,9 0,69% |
11,6 0,82% |
29,5 1,88% |
38,9 2,21% |
74,2 3,60% |
122,8 4,44% |
108,1 3,61% |
| Produits dérivés à détenus au passif | |||||||||
| - En milliards d’euros - En % du bilan total |
0,5 0,06% |
6,3 0,60% |
17,5 1,36% |
15,6 1,10% |
24,3 1,55% |
38,4 2,18% |
77,5 3,76% |
126,3 4,57% |
110,1 3,67% |
| Total du bilan | 826,8 | 1055,4 | 1290,6 | 1416,8 | 1566,3 | 1759,1 | 2058,3 | 2763,8 | 2993,5 |
Source : Données extraites des Comptes Nationaux financiers, Banque de France, S.E.S.O.F, ( http://www.banque-france.fr/fr/stat/main.htm
Le tableau illustre l’évolution significative et soutenue du poids des produits dérivés négociés par les banques françaises. A l’actif, ces produits passent de 0,5 à 108,1 milliards d’euros, soit de 0,06% à 3,61% du bilan total entre 1986 et 2002. Au passif, ils passent de 0,5 à 110,1 milliards d’euros, soit de 0,06% à 3,67% du bilan total au cours de la même période.
On note que le rythme de progression est pratiquement identique à l’actif et au passif, ce qui montre que les banques françaises privilégient la stratégie de couverture en fermant leurs positions sur les marchés financiers.
Naturellement, le fait de se couvrir sous-entend la prise de positions inverses entre les agents économiques. Cette situation est expliquée par l’aversion différenciée face aux risques, les anticipations divergentes et l’exécution des ordres de la clientèle. Théoriquement, les produits dérivés permettent de mieux gérer les risques en les transférant vers d’autres agents plus à même de les assumer.
Aujourd’hui, plusieurs caractéristiques propres aux produits dérivés ont encouragé les banques à en faire un important segment de leur activité courante. D’une part, ils sont à l’origine de revenus facile qui semblent pallier la baisse de rentabilité de l’intermédiation traditionnelle. Ils génèrent des commissions sûres lorsqu’ils sont confectionnés et gérés pour le compte de la clientèle, et permettent un haut effet de levier lorsqu’ils sont utilisés pour le compte propre de la banque (les gains sont alors enregistrés dans le poste « résultats sur opérations de portefeuilles ») 72 .D’autre part, ils se caractérisent par de faibles coûts de transaction, une grande flexibilité liée à leur caractère contingent et s’ouvrent parfaitement à l’innovation ainsi qu’au « sur mesure de masse ».
Toutefois, les produits dérivés se caractérisent également par certains inconvénients qu’il incombe de signaler. D’un côté, l’effet de levier qui leur est inhérent fait que les pertes engendrées par leur utilisation peuvent être disproportionnées par rapport à la mise de fonds initiale (désastres des banques Barings et Daiwa en 1995 73 ). D’un autre côté, leur utilisation, aussi bien pour des fins de spéculation que de couverture, a rendu la distinction entre ces deux notions très ténue.
Etant donné qu’ils ne se prêtent pas à la mutualisation (au sens de réduction du risque moyen), ils ne font que transférer les risques d’une contrepartie à l’autre. Or, au niveau global, ces risques continuent d’exister, voire s’amplifient, ce qui a poussé plusieurs économistes à formellement les identifier comme source potentielle de risque systémique (Warde, 1994, p.04 ; Leland, 1997, p.05).
Face à cette situation, les régulateurs nationaux et internationaux (Comité de Bâle) ont répondu par la conversion des produits dérivés en équivalents risque-crédit, ce qui a permis de les inclure dans le dispositif d’adéquation des fonds propres. En outre, afin de sécuriser davantage leur utilisation, ils font partie intégrante de l’amendement « risques de marché » qui recommande l’utilisation de modèles internes de contrôle des risques de marché basés sur la méthode Value-at-Risk (voir la section 2 du chapitre III au sujet de l’encadrement des risques de marché).
CBOT: Chicago Board of Trade
CME: Chicago Mercantile Exchange.
Pour chaque contrat négocié, un opérateur, qu’il soit vendeur ou acheteur doit déposer une « marge de garantie » ou marge initiale sur son compte (environ 10% de la valeur du contrat). Après avoir déposé cette marge, l’opérateur est tenu de conserver une somme minimale sur son compte appelée « marge minimale » qui correspond à peu près aux trois quarts de la marge de garantie. Lorsque les variations de prix sont défavorables, la chambre de compensation va puiser le montant perdu sur le compte de l’opérateur. Le solde de ce dernier diminue, par conséquent, et peut passer en dessous de la valeur de la marge minimale. Dans ce cas, l’opérateur reçoit un « appel de marge » lui demandant d’approvisionner son compte. Si cela n’est pas fait dans le délai requis, la position de l’opérateur est liquidée obligatoirement dès le début de la séance de bourse suivante.
Pour plus de précisions sur les dérivés de crédit, voir le rapport de 2001 du Conseil National du Crédit et du Titre, p.297-302.
La norme IAS 39 requiert l’enregistrement systématique des produits dérivés au bilan. Cet enregistrement ne porte pas sur le montant nominal des contrats mais seulement sur leur valeur de marché, qui pour certains produits peut être égale à zéro lors de leur mise en place (cas par exemple des contrats fermes et des swaps lorsque ces derniers sont dits « au marché »).
La plupart du temps, la marge initiale que doit verser une banque pour prendre position sur un contrat à terme ne représente que 5 à 10% de la valeur nominale du contrat. L’effet de levier découle du fait qu’avec la même donne initiale, ce système de marge donne lieu à des positions quantitativement plus importantes que sur un marché, où il est indispensable de financer l’intégralité de la valeur du contrat. Ainsi, pour une marge initiale de 5%, une fluctuation de prix de 1% d’un contrat donnera un bénéfice ou une perte de 20% (1/5).
La faillite de la banque britannique Barings est liée à l’un de ses courtiers exerçant à Singapour (N. Leeson) qui, spéculant sur la hausse de la bourse japonaise, a vendu à terme d’importants contrats sur l’indice Nikkei 225. Or, le séisme de Kobe entraîna la chute de la bourse japonaise et la Barings accusa des pertes de 1,3 milliards de dollars, montant supérieur à ses fonds propres. Les problèmes financiers de la banque japonaise Daiwa sont aussi liés à l’un de ses courtiers exerçant à New York (T. Igushi) qui, spéculant sur les obligations du Trésor américain, a fait perdre 1,1 milliards de dollars à sa banque (15% des fonds propres), ce qui a entraîné la fermeture de la succursale américaine ainsi qu’une amende de 340 millions de dollars.