Conclusion du chapitre I

Tout au long de ce chapitre, nous avons essayé de rendre compte des principales transformations factuelles qui caractérisent l’activité bancaire, depuis plus de deux décennies. Il ressort de ce travail axé sur les banques françaises et américaines, six grandes tendances de fond :

  1. L’environnement d’exercice des banques a significativement changé depuis le début des années quatre-vingt. En effet, l’avènement des mutations financières a profondément affecté les acteurs, les métiers et les structures de la sphère financière. Plus précisément, la libéralisation financière a permis une large diffusion des principes fondamentaux de l’économie de marché au sein de la sphère financière. La mondialisation et la globalisation financière ont généralisé cette diffusion au niveau de la scène internationale, intégré les différents marchés de capitaux et élargie l’horizon d’action des acteurs financiers. Les innovations financières et l’incorporation des NTIC ont créé de nouvelles opportunités de gains, briser les contraintes spatio-temporelles et réduit les coûts de transaction et d’information.
  2. La prédominance historique des banques au sein de la sphère financière est aujourd’hui mise à mal, d’un côté, par la montée concurrentielle des non-banques comme les OPCVM, les assurances, les fonds de pension et les compagnies financières et, d’un autre côté, par l’extension des marchés financiers organisés, à l’origine d’une désintermédiation et d’une mobiliérisation croissantes. En France, de 1980 à 2002, le poids des banques relativement à l’ensemble des intermédiaires financiers a baissé de 58% à 50%, alors que celui des OPCVM et des assurances a augmenté, passant respectivement de 2% à 16% et de 7% à 17%. Aux Etats-Unis, de 1953 à 2003, le poids relatif des banques a chuté de 47% à 25%, alors que celui des OPCVM et des fonds de pension est passé respectivement de 1% à 21% et de 8% à 27%. Plus précisément, du côté du passif, les banques ont vu le poids de leurs dépôts transférables fondre devant l’ascension fulgurante des OPCVM monétaires. En effet, à leur création en 1974 aux Etats-Unis et en 1981 en France, ces derniers ne représentaient respectivement que 0,01% et 0,4% comparativement aux dépôts bancaires transférables. En 2003, ce rapport s’est radicalement inversé puisque les OPCVM monétaires totalisaient 4 fois les dépôts bancaires transférables aux Etats-Unis et s’affichaient pratiquement au même niveau que ces dépôts en France (94% en 2002). Du côté de l’actif maintenant, on remarque que la part des crédits bancaires dans le total des financements accordés par les intermédiaires financiers ne cesse de se détériorer. En France, cette part est passée de 77,1% à 62,7% de 1992 à 2001, et aux Etats-Unis, de 22,2% à 12,4% de 1980 à 2003. S’agissant de l’extension des marchés financiers organisés, on note que la capitalisation boursière des valeurs mobilières (actions et obligations) relativement au PIB a fait un bond énorme, passant de 26% à 115% de 1982 à 2002 en France et de 72% à 199% entre 1980 et 2003 aux Etats-Unis. Par ailleurs, le taux de mobilièrisation des financements, qui mesure le poids des financements par émissions de titres dans le total des financements obtenus dans l’économie s’est significativement apprécié, augmentant de 41,2% à 59,1% entre 1992 et 2001 en France, et de 57,8% à 73,8% entre 1980 et 2003 aux Etats-Unis.
  3. La modification des comportements financiers des ménages et des entreprises non financières a joué un rôle décisif dans la régression de la position des banques par rapport aux non-banques et aux marchés de capitaux organisés. En effet, les ménages ont significativement réduit leurs avoirs sous forme de dépôts bancaires (à vue et à terme) dans leur patrimoine financier, qui reculent de 59% à 30% sur la période 1977-2003 en France, et de 33% à 16% sur la période 1973-2003 aux Etats-Unis. En contrepartie, ces mêmes ménages ont augmenté leur détention d’actions/titres d’OPCVM et de produits d’assurance-vie qui passent respectivement de 20% à 34% et de 3% à 28% sur la période 1977-2003 en France, et de 26% à 33% et de 21% à 34% sur la période 1973-2003 aux Etats-Unis. S’agissant des entreprises non financières, elles ont fortement limité leur recours aux crédits bancaires au profit d’autres sources de financement. Ainsi, rapportés au total du passif financier de ces entreprises, les crédits bancaires ont baissé de 30% à 13% entre 1977 et 2002 en France, alors que le poids des actions a augmenté de 32% à 53% du passif financier au cours de la même période. De même aux Etats-Unis, les crédits bancaires qui représentaient 29% des dettes contractées par les entreprises non financières en 1982, ne représentent plus que 12% en 2003, alors que le poids des obligations s’est renforcé de 38% à 58% des dettes au cours de la même période.
  4. L’activité d’intermédiation traditionnelle fondée sur la collecte des dépôts et l’octroi des crédits est en déclin, aussi bien dans le bilan que dans le PNB des banques contemporaines. Au niveau du bilan, en France, sur la période 1977-2002, le poids des dépôts (à vue et à terme) des agents non financiers a reculé de 55% à 33%, alors que le poids des crédits (CT et LT) consentis par les banques à ces agents a baissé de 56% à 34%. Aux Etats-Unis, entre 1975 et 2003, le poids des dépôts des agents non financiers a chuté de 78% à 57% du bilan bancaire, alors que la part des crédits commerciaux et industriels a fléchi de 42% à 24% du bilan. Par ailleurs, le renchérissement des taux de rémunération des dépôts et la baisse des taux de tarification des crédits se sont traduits par un « effet de ciseau » au niveau de la marge bancaire sur les opérations avec la clientèle qui mesure la profitabilité des activités traditionnelles génératrices d’intérêts. Ainsi, au cours des dernières années, cette marge s’est sensiblement rétrécie, passant de 6,69% à 3,18% entre 1986 et 2003 en France, et de 4,41% à 3,82% entre 1992 et 2003 aux Etats-Unis. Cette situation s’est fortement répercutée sur la part des revenus d’intérêts dans le PNB, qui a chuté de 81% à 37% entre 1988 et 2001 en France, et de 78% à 55% entre 1980 et 2003 aux Etats-Unis. L’ensemble de ces évolutions montre que l’intermédiation bancaire traditionnelle génère de moins en moins de revenus, toutes choses égales par ailleurs, rémunère de moins en moins les facteurs de production au sein des banques contemporaines. En effet, le rapport (intérêts nets/frais d’exploitation) s’est fortement détérioré au cours des dernières années, passant de 115% à 59% entre 1988 et 2001 dans les banques françaises, et de 117% à 98% entre 1980 et 2003 dans les banques américaines.
  5. Suite aux mutations de leur environnement d’exercice, les banques se sont largement ouvertes sur les marchés financiers. Cette ouverture recouvre trois grands aspects. D’abord, l’alignement progressif des conditions débitrices et créditrices bancaires sur les référentiels des marchés financiers afin de contrecarrer la fuite de la clientèle non financière vers les instruments de financement et les produits d’épargne non-bancaires. Ensuite, l’intervention des banques en qualité de market makers, rôle qui contribue considérablement à l’efficience et à la liquidité des marchés financiers, et permet aux banques de diversifier leurs sources de revenus. Et enfin, l’accroissement significatif de la part des valeurs mobilières dans les bilans bancaires, visant à contrebalancer le déclin des ressources et des emplois traditionnels. En France, entre 1980 et 2002, la part des titres dans les bilans bancaires a augmenté de 4,2% à 23,4% à l’actif, et de 3,8% à 21,3% au passif. Aux Etats-Unis, cette part est passée de 18,6% à 25,1% à l’actif, et est restée stable au passif, passant de 5,7% à 5,8% durant la période 1980-2003.
  6. Dans l’esprit de remédier à l’érosion continue des revenus d’intérêts liés à l’intermédiation traditionnelle, les banques développent, depuis plusieurs années maintenant, une nouvelle gamme d’activités qui ont en commun de générer des revenus substantiels sous forme de commissions et de produits divers. Dans la mesure où ces nouveaux revenus sont aujourd’hui à l’origine de l’essentiel de la progression du PNB des banques, ils reflètent le mieux la réalité de l’activité bancaire contemporaine. En effet, on note que le poids des commissions et revenus divers s’est considérablement renforcé dans le PNB des banques françaises, passant de 19% à 63% entre 1988 et 2001. De même, dans les banques américaines, la part des commissions et revenus divers dans le PNB a cru de 22% à 45 % entre 1980 et 2003. Les nouvelles activités qui génèrent ces commissions et revenus divers ont largement trait à l’intermédiation de marché et aux opérations de hors-bilan, à l’image de la titrisation des créances, des engagements de financement et de garantie et des engagements sur produits financiers dérivés. Si la titrisation produit des revenus stables en contrepartie du suivi des emprunteurs, elle allège aussi le bilan bancaire en augmentant sa liquidité et en réduisant la pression sur les fonds propres. S’agissant des engagements de financement et de garantie, ils connaissent également un vrai succès ces dernières années. En effet, rapportés aux crédits réellement consentis, ils sont passés, durant la période 1993-2003, de 64% à 98% dans les banques françaises et de 70% à 124% dans les banques américaines. Enfin, le développement des opérations sur produits dérivés confirme l’importance que tendent à prendre les activités de marché au sein des banques contemporaines. Ainsi, entre 1992 et 2003, les engagements sur produits dérivés inscrits au hors-bilan des banques sont passés de 177% à 989% du bilan bancaire en France et de 250% à 953% du bilan bancaire aux Etats-Unis. Dans les prochaines années, ces trois activités à fort potentiel de profits devraient autoriser une plus grande stabilité et consistance de la rentabilité bancaire globale.

Au total, il convient de préciser que les tendances de fond précédentes ne peuvent être correctement appréhendées, qu’à travers un cadre dynamique prenant en compte, à la fois, leur diversité et leur interaction. Par ailleurs, il faut insister sur leur caractère persistant et permanent, qui traduit des évolutions structurelles et non conjoncturelles. En effet, on voit mal comment un retour en arrière serait possible après des changements aussi radicaux au niveau des fonctions, des structures et des acteurs de la sphère financière. Plus précisément, l’évolution des banques vers les activités de marché et de hors-bilan nous semble irréversible pour deux grandes raisons.

D’abord parce que cette évolution est économiquement très rentable et que la marge de progression des banques dans la promotion de prestations de services à forte valeur ajoutée est encore grande, les opportunités à venir s’annonçant très prometteuses. Ensuite, parce que cette évolution est soutenue par des phénomènes eux-mêmes irréversibles à l’exemple de la globalisation et des innovations financières et technologiques.

Toutefois, nos propos ne présagent aucunement la disparition prochaine de l’intermédiation bancaire traditionnelle, ne serait-ce que parce que, d’une part, tout un chacun reste attaché aux services essentiels afférents à cette intermédiation (principalement les services de paiement) et que, d’autre part, celle-ci permet de plus en plus aux banques de tirer des revenus sous forme de commissions (titrisation des crédits et gestion des moyens de paiement). Cela étant, la marge sur intérêts traditionnellement générée par cette intermédiation ne suffit plus pour couvrir les frais d’exploitation et assurer la continuité du processus de production au sein des banques contemporaines. C’est dans cette perspective de complémentarité que s’inscrit le développement de nouvelles activités de marché et de hors-bilan.

En dehors de ces considérations, il convient de noter que les tendances factuelles qui caractérisent l’évolution de l’activité bancaire ne concernent pas exclusivement la France et les Etats-Unis, mais s’étendent, avec des degrés différents, à d’autres pays de l’OCDE (voir, par exemple : Boutiller, Pansard et Quéron, 2002 ; Saïdane, 2002, Cappelle-Blancard et Couppey-Soubeyran, 2003). Certes, quelques nuances liées aux spécificités nationales doivent être apportées à cette affirmation, notamment en ce qui concerne l’Allemagne et le Japon, où le crédit bancaire joue toujours un rôle prépondérant dans le financement des agents non financiers (voir par exemple : Hackethal, Schmidt et Tyrell, 1999 ; Hackethal, 2001, 2003). Toutefois, à notre sens, cela ne devrait pas empêcher les banques allemandes et japonaises de développer significativement les activités génératrices de commissions et de revenus divers, surtout lorsqu’on sait que ces banques font actuellement face à d’importantes créances douteuses du fait de l’insolvabilité généralisée de leurs clients emprunteurs (mauvaise conjoncture économique accentuée par les effets négatifs de la réunification pour les premières, et de la crise asiatique pour les secondes).

Après ce premier chapitre, il nous reste maintenant à analyser les enseignements théoriques consécutifs aux évolutions factuelles de l’activité bancaire. Tel est l’objet du prochain chapitre.