a) L’anti-sélection

Le problème d’anti-sélection, mis à jour par la contribution d’Akerlof (1970) 85 sur le marché des voitures d’occasion (lemons) a connu une large application au domaine financier. Ainsi, dans le cadre de la relation directe (non intermédiée) de crédit, l’emprunteur est le seul capable d’évaluer les probabilités de succès de son projet d’investissement au moment où le financement est sollicité. Il sait pertinemment si son projet sera géré correctement ou non, et s’il sera en mesure de rembourser ses dettes ou non. Le prêteur, pour sa part, ne peut estimer la probabilité des résultats du projet en question sans engager des coûts.

L’anti-sélection apparaît lorsque les paramètres du prêt faussent les critères de choix du prêteur. Celui-ci, incapable de distinguer correctement le risque réel de chaque emprunteur, applique des conditions de prêt générales (on parle alors d’équilibre mélangeant ou d’équilibre de pooling). Ce comportement pénalise les emprunteurs de bonne qualité (ayant les projets les moins risqués), qui trouvent ces conditions trop onéreuses au vu de leur réelle nature. Ils renoncent par conséquent au prêt.

En revanche, les emprunteurs de mauvaise qualité (ayant les projets les plus risqués) trouvent ces conditions très attrayantes – puisqu’ils supportent une prime de risque inférieure au risque effectif qu’ils représentent – et sont les plus enclins à emprunter.

Deux types d’implications découlent de ce problème d’anti-sélection. Premièrement, les emprunteurs de bonne qualité doivent prendre des mesures pour se « signaler » aux prêteurs (on parle alors d’équilibre de signalement). A travers une variable financière ou « signal », les bons emprunteurs ont intérêt à annoncer publiquement les informations qui permettent aux prêteurs de distinguer leurs projets de ceux de moins bonne qualité.

Deuxièmement, les prêteurs doivent mettre au point des mécanismes « incitatifs » qui amènent les emprunteurs à révéler leur véritable nature (on parle alors d’équilibre séparant). Dans ce dernier cas, la méthode la plus utilisée par les emprunteurs consiste à proposer un « menu » de contrats différenciés aux emprunteurs (taux d’intérêt, collatéraux, etc.). Le choix d’un contrat particulier dans cet ensemble est alors révélateur de la véritable nature de l’emprunteur.

Dans ce qui suit nous présenterons deux contributions qui ont trait à ces questions, et qui rationalisent l’existence des banques à partir des problèmes d’anti-sélection. La première, de Leland et Pyle (1977), porte sur « l’équilibre de signalement » (signaling equilibrium). La seconde, de Wang et Williamson (1993), s’intéresse à « l’équilibre séparant » (separating equilibrium).

  • L’équilibre de signalement : Leland et Pyle (1977 )
    Ces auteurs trouvent que les asymétries d’information qui caractérisent les marchés de capitaux sont particulièrement prononcées. Les emprunteurs potentiels (entrepreneurs) ont une meilleure connaissance des paramètres de leurs projets (collatéraux, perspectives de leur secteur d’activité et leur propre rectitude ou morale) que les prêteurs potentiels (investisseurs). Les premiers disposent donc d’une information interne (inside information) que les derniers gagneraient à connaître.
    Il est évident que sans transfert d’information entre les deux parties, le marché serait très limité. En effet, comme dans le modèle d’Akerlof (1970), les prêteurs potentiels appliqueraient des conditions de financement reflétant la qualité moyenne des emprunteurs potentiels. Ces conditions générales auraient comme effet de repousser les bons emprunteurs dont les projets sont les moins risqués, et d’attirer les mauvais emprunteurs dont les projets sont les plus risqués. Toutefois, tout transfert d’information initié par les emprunteurs à destination des prêteurs pose un problème de crédibilité.
    D’après Leland et Pyle, la solution à ce problème consiste en ce que, les emprunteurs investissent une partie plus ou moins importante de leur richesse personnelle, dans leur projet (autofinancement). Cela s’apparente en fait à une diversification sous-optimale de leur portefeuille. Autrement dit, l’emprunteur investit dans son projet une part de son propre patrimoine supérieure à ce qu’il aurait investi dans une optique de diversification optimale de son épargne. Or, dans la mesure où ce comportement est observable par les prêteurs potentiels, il véhicule une bonne information ou un « signal » positif sur la valeur de la firme (du projet), qui traduit la confiance que l’emprunteur porte dans son investissement.
    Les auteurs réfutent le théorème de Modigliani-Miller (1958) selon lequel la structure financière d’une firme est indépendante de sa valeur de marché. Ils montrent que la valeur de la firme s’apprécie avec la part de capital détenue par l’entrepreneur.
    Cela étant, en observant l’implication des emprunteurs dans leur propre projet, les prêteurs potentiels supportent des coûts. Leland et Pyle suggèrent alors que des firmes apparaissent pour produire et vendre cette information aux investisseurs, réalisant ainsi des économies d’échelle. Mais, étant donné le caractère public de l’information, cette activité deviendrait vite non rentable puisque certains investisseurs profiteraient de cette information sans la payer, en observant tout simplement la composition du portefeuille de leurs pairs informés (comportements de free riding).
    Ce problème est résolu si la firme en question prend la forme d’un intermédiaire financier qui se spécialise dans l’achat et la vente d’actifs financiers à partir des informations qu’il produit lui-même. Ces informations seront « internes » (embodied in a private good) et garderont alors toute leur valeur, puisque les auteurs supposent que le portefeuille de l’intermédiaire ne pourra être parfaitement observé.
    Cet intermédiaire, dont les caractéristiques laissent présager qu’il s’agit d’une banque, va progressivement remplacer les investisseurs du marché (qui vont se transformer en déposants) et réaliser à leur place la reconnaissance et le traitement des signaux informationnels du marché. Ce faisant, il va considérablement valoriser son portefeuille d’actifs et réaliser d’importants revenus. L’existence de la banque est alors rationalisée par la production d’information relatives à la sélection des emprunteurs.
    Toutefois, un nouveau problème apparaît. Il s’agit du même problème d’anti-sélection qu’au départ, en l’occurrence, la crédibilité de l’information produite par la banque. Les investisseurs (déposants) n’accepteront d’investir dans les actifs de la banque que si celle-ci produit des informations de bonne qualité, toutes choses étant égales par ailleurs, sélectionne et finance les meilleurs projets (les moins risqués du marché). La banque doit alors signaler la bonne qualité de ses informations en investissant elle-même dans le capital des firmes qu’elle finance par crédit.
  • L’équilibre séparant : Wang et Williamson (1993 )
    Ces auteurs considèrent que les coûts de sélection ou de dépistage (screening costs) découlant de l’asymétrie d’information ex ante sont bien plus importants que les coûts de vérification (verification and auditing costs) liés à l’asymétrie d’information ex post 86 . A partir de là, ils développent un modèle où les prêteurs potentiels filtrent (screen) les emprunteurs potentiels présents sur le marché du crédit.
    Le modèle comporte deux périodes et trois types d’agents : des prêteurs, des bons emprunteurs et des mauvais emprunteurs. Chaque prêteur dispose d’une seule unité de « bien d’investissement » en période 1. Chaque emprunteur (neutre au risque) cherche à financer un projet d’investissement qui requiert une unité de « bien d’investissement » en période 1 et produit une certaine quantité de bien de consommation en période 2.
    En prêtant son unité de « bien d’investissement » à un emprunteur de bonne qualité, un emprunteur gagne une plus-value contingente en période 2, sous forme de bien de consommation.
    Mais, seuls les emprunteurs connaissent leur véritable nature (information privée). Afin de distinguer les bons emprunteurs des mauvais, chaque prêteur a alors recours à une technologie de filtrage coûteuse qui déduit un montant fixe «Y» de son unité de « bien d’investissement ».
    Les contrats de crédits établis entre les préteurs et les emprunteurs sont composés de deux paramètres : un échéancier de paiement et une probabilité de filtrage (a contract is a payment schedule/screening probability pair). En vertu du contrat, l’emprunteur accepte d’effectuer un paiement contingent en période 2, et à se soumettre à un dépistage inopiné au cours de la première période pour que le prêteur s’assure de sa véritable nature.
    Wang et Williamson retiennent deux sortes de contrats : Des contrats « séparants » et des contrats « mélangeants ». Un contrat séparant est offert par un prêteur à un type particulier d’emprunteur, tandis qu’un contrat mélangeant est offert à tous types d’emprunteurs et ne nécessite pas l’utilisation d’une technologie de dépistage.
    Les auteurs montrent que lorsqu’un équilibre s’établit entre prêteurs et emprunteurs sur le marché du crédit, il prend la forme d’un équilibre « séparant » et non d’un équilibre « mélangeant ». Les bons emprunteurs sont alors distingués des mauvais emprunteurs grâce au dépistage systémique.
    L’extension du modèle sou-tend l’apparition d’un intermédiaire financier (une banque) dont l’activité consistera à prendre à sa charge le filtrage des emprunteurs potentiels. L’activité de la banque s’apparente alors à une « délégation de filtrage » (delegated sceening) au même titre que la délégation de surveillance (delegated monitoring) mise en évidence par Diamond (1984), mais dans une optique ex ante.
    En effet, d’après Wang et Williamson, dès lors que les projets des emprunteurs nécessitent non plus une, mais plusieurs unités de « bien d’investissement », l’association de plusieurs prêteurs (disposant chacun d’une seule unité de financement) sous forme de coalition est requise. L’apparition d’un intermédiaire financier permet alors de supporter une seule fois les coûts de filtrage que chaque emprunteur supporterait individuellement. Grâce à la loi des grands nombres, l’intermédiaire financier va détenir un portefeuille parfaitement diversifié de prêts et pouvoir assurer un rendement non contingent (sûr) pour chaque déposant en période 2.

Après nous être intéressés à l’anti-sélection, nous nous tournons, à présent, vers le problème de l’aléa moral et voyons comment il permet de justifier la présence des banques.

Notes
85.

Selon Akerlof (1970), les vendeurs de voitures de bonne qualité refuseront de vendre leur voiture à un prix moyen ne correspondant pas à sa qualité effective. Pour leur part, les vendeurs de voitures de mauvaise qualité, désireux de céder leur voiture à ce prix moyen ne le feront pas, par peur de signaler leur mauvaise qualité, ce qui pousserait les acheteurs potentiels à réduire le prix de leur offre. Faisant du prix le seul vecteur de l’information, Akerlof conclut que la répétition de ce schéma débouche sur la disparition du marché. Ce résultat trop excessif est infirmé par la réalisation d’échanges sur des marchés à forte asymétrie d’information, dès lors que les vendeurs de bonne qualité se signalent et/ou que les acheteurs mettent en place des mécanismes permettant de « séparer » les produits de qualité différente.

86.

«  […] screening costs seem more important for credit market activity than do ex post verification costs (essentially auditing costs)». (p.25).