b) L’aléa moral

Dans une relation classique de crédit, une situation d’aléa moral apparaît dès lors que, l’emprunteur, une fois en possession du prêt et bénéficiant d’une meilleure information que le prêteur, engage des actions qui lui permettent d’augmenter son utilité espérée, sans que le prêteur, faute de disposer de la même information, ne puisse réagir pour l’empêcher d’agir à son avantage exclusif. Autrement dit, l’emprunteur change les caractéristiques du projet et agit différemment que ce qui était prévu par le contrat de prêt.

Sur le terrain, l’aléa moral peut prendre différentes formes. En premier lieu, l’emprunteur peut supporter des risques excessifs dans son activité, profitant du fait que le prêteur ne pourra évaluer ces risques sans engager d’importants coûts. En second lieu, l’aléa moral peut se traduire par une dissimulation des résultats de l’activité de l’emprunteur ou par une réticence à lui communiquer certaines informations. Enfin, l’aléa moral peut apparaître sous la forme d’une insuffisance de la qualité de gestion de l’emprunteur, et notamment d’une maîtrise insuffisante des coûts.

Sous l’angle de la théorie de l’agence, on voit que la relation entre le prêteur (le principal) et l’emprunteur (l’agent) est négativement affectée par le comportement opportuniste de ce dernier, après la signature du contrat de prêt. Le prêteur va alors chercher à se protéger contre ce genre de comportement. Il va s’intéresser à la forme optimale du contrat de prêt. Ce dernier correspond à ce que Gale et Hellwig (1985) appellent « le contrat de dette standard », dans lequel le prêteur reçoit un paiement fixe (non contingent aux résultats) lorsque l’emprunteur ne fait pas faillite ou la valeur résiduelle de son investissement dans le cas contraire.

Mais, en l’absence de contrôle, l’emprunteur peut être tenté de faire de fausses annonces sur les résultats de son projet, de façon à réduire ses obligations contractuelles de remboursement et d’augmenter, par-là même, ses gains. C’est pourquoi, plusieurs auteurs (Diamond, 1984, 1996 ; Ramakrishnan et Thakor, 1984 ; Gale et Hellwig, 1985 ; Williamson, 1986, 1987b ; Seward, 1990 ; etc.) se sont intéressés aux actions de contrôle (monitoring) engagées par le prêteur tout au long de la relation de crédit.

L’extension de cette démarche permet alors de rationaliser l’existence des banques en tant que délégué de surveillance (delagated monitoring). Dans ce qui suit, nous reviendrons sur la contribution pionnière de Diamond (1984, 1996) qui sert de référence à la plupart des travaux contemporains qui s’intéressent à cette question.

La délégation de surveillance : Diamond (1984, 1996 )

En 1984, l’auteur développe un modèle qui deviendra l’un des plus connu dans la théorie contemporaine de la banque. En 1996, il présente une version plus simplifiée du même modèle. Dans celui-ci, la banque joue un rôle de « surveillant délégué » des emprunteurs au profit des déposants. Elle représente une solution supérieure (Pareto superior) aux arrangements directs du marché financier, dans la mesure où son portefeuille d’investissements minimise les coûts de contrôle délégué. En effet, elle résout à moindre coût les problèmes d’aléa moral liés à l’information privée que détiennent les emprunteurs sur leur projet.

Grâce aux économies d’échelle, la banque diminue les coûts d’information et de surveillance comparativement à une situation où il existe plusieurs prêteurs. La banque évite donc la duplication des coûts de vérification individuels. Au niveau global, elle améliore ainsi l’efficience économique à la fois en supprimant des coûts inutiles et en permettant le financement de larges projets.

La banque s’engage dans deux types de relation de clientèle. La première, avec des prêteurs individuels, à qui elle propose des contrats de dépôt. Le seconde, avec des emprunteurs individuels, avec qui elle souscrit des contrats de crédit.

Le modèle présente d’abord une situation initiale ou plusieurs petits prêteurs ayant chacun une unité de richesse choisissent de prêter leurs fonds. Chaque emprunteur (entrepreneur), supposé neutre au risque, est en charge d’un projet qui nécessite un financement supérieur ou égal à une unité de richesse. A la fin de leurs projets, les emprunteurs connaissent sans coût le véritable résultat de l’investissement, tandis que les prêteurs ne peuvent observer ce résultat sans engager un coût de surveillance. En cas de non-respect de son engagement, l’emprunteur fait face à une pénalité sociale non pécuniaire (non pecuniary penalty) qui remet en cause sa réputation ou sa liberté.

Si le nombre de prêteurs est assez important, ceux-ci ont intérêt à déléguer le contrôle des emprunteurs à une banque (intermédiaire financier) qui va s’interposer entre les prêteurs et les emprunteurs. L’émergence de cette banque est expliquée par sa capacité à minimiser les coûts de contrôle et d’information, tout en optimalisant la diversification de son portefeuille de prêts. En effet, alors que « N » prêteurs isolés supportent « N » fois le coût de contrôle des emprunteurs, la banque ne le supporte qu’une seule fois. La délégation de la surveillance à la banque s’apparente alors une solution optimale.

Pour attirer les petits prêteurs, la banque leur propose un contrat d’investissement qui ne leur coûte rien. Ce contrat de dette est un « contrat de dépôt » à travers lequel la banque s’engage à verser une rémunération fixe et non contingente à chaque déposant. Par ailleurs, grâce à un contrat de crédit incitatif, chaque emprunteur octroie une part de ses profits à la banque qui paye ainsi ses déposants. Bien entendu, les coûts de délégation à la banque (coûts de surveillance des emprunteurs et coût des contrats de dépôts) sont inférieurs aux gains provenant de l’exploitation des économies d’échelle dans le contrôle.

La banque fait donc écran entre les déposants (prêteurs) et les emprunteurs. Ce faisant, elle garde pour elle les informations qu’elle récolte sur les emprunteurs. Aussi, les déposants ignorent les résultats exacts réalisés par les emprunteurs ainsi que les paiements que ceux-ci effectuent au profit de la banque. En fait, les déposants ne peuvent apprécier que la rémunération que la banque doit leur payer en vertu du contrat de dépôt.

Cette situation engendre un nouveau problème puisque la banque pourrait tricher et déclarer qu’elle ne peut rien payer aux déposants. On ne peut envisager que ceux-ci se mettent à contrôler la banque (monitor the monitor) puisque cela ne ferait qu’accroître les coûts de surveillance – censés être économisés – et l’on reviendrait ainsi au problème de départ. La solution préconisée par Diamond consiste à ce que la banque signe un contrat incitatif avec chaque déposant tel qu’elle est obligée de lui payer une rémunération fixe, sinon elle est punie par une mise en faillite (pénalité non pécuniaire).

Le coût de la faillite bancaire correspond alors à un « coût de délégation » qui se matérialise en cas de défaut des emprunteurs. L’existence de cette pénalité oblige la banque à assurer correctement le contrôle de ces derniers (dans la version de 1996, Diamond rajoute une hypothèse de profitabilité minimum de la banque pour consolider l’exercice de ce contrôle).

Toutefois, la loi des grands nombres et la distribution indépendante des profits des emprunteurs font que plus le nombre de ces derniers est grand, plus le risque de faillite de la banque devient faible. Ainsi, la diversification du portefeuille de la banque diminue son risque de défaut et par conséquent la nécessité de la surveiller par les déposants. Ce résultat montre l’importance du caractère joint des fonctions exercées par la banque : fonction de contrôle, mais aussi de diversification.

Au travers des deux sous-sections précédentes, nous avons vu comment la théorie bancaire rationalise l’existence des banques à partir des arguments de coûts de transaction et d’asymétrie d’information. Le schéma qui suit nous résume ce cadre d’analyse.

Figure n°03 : Les raisons d’être conventionnelles de la banque

Source : Elaboré par l’auteur.

Toutefois, les mutations financières qui se sont produites au cours des deux dernières décennies nous amènent, à l’instar de certains auteurs comme Allen et Santomero (1998, 2001) à reconsidérer ces arguments. C’est ce que nous allons voir dans ce qui suit.