2.1.1. Retour sur la théorie conventionnelle de l’intermédiation financière

Appréhendée à travers la théorie de l’intermédiation financière qui s’est considérablement développée à la suite des premiers travaux de Gurley et Shaw (1956, 1960), Goldsmith (1958) et Tobin et Brainard (1963), la banque apparaît comme une alternative à la finance directe.

Le point de départ de la théorie initiale de l’intermédiation financière formulée par Gurley et Shaw (1960) dans « Money in a Theory of Finance » est l’analyse de la situation patrimoniale des agents économiques non financiers. Celle-ci permet de distinguer deux catégories d’agents : d’un côté, ceux à déficit de financement (deficit units) qui sont structurellement emprunteurs, d’un autre côté, ceux à excédent de financement (surplus units) qui sont structurellement prêteurs et cherchent à optimiser leur portefeuille.

Dans l’économie, la procédure de financement/placement s’opère soit à travers « les techniques distributives », soit à travers « les techniques d’intermédiation » (Gurley et Shaw, 1960, p.197).


Dans le cadre de la première procédure, les agents à besoin et à capacité de financement traitent directement sur le marché financier : les « titres primaires » représentent alors le support de leurs transactions 89 . Dans le cadre de la seconde procédure, les agents à besoin et à capacité de financement traitent chacun séparément avec un intermédiaire financier, dont la principale fonction est : «D’acheter des titres primaires aux emprunteurs ultimes et d’émettre de la dette indirecte pour les portefeuilles des prêteurs ultimes 90  » (Gurley et Shaw, 1960, p.192).

On peut déduire de ce qui précède que c’est la nature des titres émis qui représente la ligne de démarcation entre les agents non financiers qui émettent des « titres primaires » et les intermédiaires financiers qui émettent, quant à eux, des « titres indirects ».

Dès lors, en tant qu’intermédiaire financier, la banque procède à deux opérations distinctes. D’un côté, elle achète des « titres primaires » de créances émis par des agents non financiers à besoin de financement : Crédits, obligations, actions, etc. D’un autre côté, elle vend des « titres indirects » qui représentent des dettes sur elle-même, à des agents non financiers à capacité de financement (dépôts à vue, comptes épargne, certificats de dépôts, etc.).

Ullmo (1988, p.640) fait remarquer que la terminologie utilisée par Gurley et Shaw peut prêter à confusion dans la mesure où : ‘«’ ‘ Les ressources des intermédiaires financiers, pour l’essentiel, ne sont pas des titres mais des comptes de dépôts ou d’épargne. Et de même, leurs emplois – dits titres indirects – sont en fait des crédits, c’est à dire des créances a priori non négociables ’ ‘»’ ‘.’ Aussi, pour éviter toute confusion, nous emploierons le terme « d’actifs directs » au lieu de « titres primaires » et celui « d’actifs indirects » au lieu de « titres indirects ».

En matière d’intermédiation bancaire, l’acquisition d’actifs directs et l’émission d’actifs indirects ne sont pas deux opérations séparées. Au contraire, elles sont étroitement connectées via le bilan bancaire.


En effet, dès lors que l’on dissocie entre actif et passif bancaires (comme l’ont fait par exemple Klein, 1971 et Monti, 1972), la banque cesse d’exister en tant qu’intermédiaire financier.

Cela étant, pour rendre cette connexion possible, une opération préalable de transformation est indispensable, du fait de l’incompatibilité des caractéristiques inhérentes à la nature des actifs directs acquis et des actifs indirects émis par la banque (échéance, risque, liquidité, rendement).

Plus précisément, c’est l’inadéquation entre les besoins de financement des emprunteurs – qui tendent à solliciter des financements plus ou moins élevés, à moyen et long terme – et les capacités de financement des prêteurs – qui optent souvent pour des placements liquides, à CT, peu risqués et souvent de petite taille – qui explique le rôle des banques en tant qu’intermédiaires financiers. Celles-ci apparaissent dès lors comme des « conciliateurs » de comportements financiers divergents.

La structure financière particulière de la banque lui permet de s’interposer entre les agents économiques à besoin et à capacité de financement et de satisfaire conjointement leurs désirs opposés : on parle dans ce cas « d’intermédiation de bilan » fondée sur la transformation qualitative d’actifs (Qualitative Asset Transformation - QAT 91 ).

Au niveau macroéconomique, cette intermédiation joue un rôle vital car elle permet de financer des investissements plus ou moins larges, risqués, illiquides et à LT, à partir d’engagements plus ou moins petits, non risqués, liquides et à CT. In fine, elle contribue à l’efficience du système financier en assurant, d’une part, l’ajustement entre l’offre et la demande de ressources financières, et d’autre part, l’allocation de ces ressources financières vers des emplois de bonne qualité.

En faisant écran entre prêteurs et emprunteurs, la banque se rémunère à travers le différentiel d’intérêt entre ses emplois et ses ressources, qui correspond à la « marge d’intermédiation ».


En effet, comme le notent Gurley et Shaw (1960, p.193) : ‘«’ ‘ La rémunération de l’intermédiation découle de la différence entre le taux de rendement servi sur les titres primaires détenus par les intermédiaires et le taux d’intérêt ou de dividende qu’ils payent en contrepartie de leur dette indirecte’ ‘ 92 ’ ‘ ’ ‘»’ ‘.’

La valeur ajoutée produite par la banque s’apparente ainsi à un service d’intermédiation qui n’est, au fond, qu’une production de confiance (Courbis, 1971, p.09). On comprend dès lors toute la difficulté qu’il y a à quantifier la production bancaire, comme on le verra dans la troisième section relative à l’analyse théorique de cette production (3.1).

Si l’on s’intéresse, à présent, à l’existence des intermédiaires financiers, on constatera que Gurley et Shaw ne traitent pas explicitement cette question. Leur démarche consiste, à partir de l’observation de l’activité courante des intermédiaires financiers, à expliquer leur présence. Les auteurs font allusion au caractère coûteux des « techniques distributives » et au fait que celles-ci ne permettent pas toujours de satisfaire les besoins et les préférences recherchés par les agents non financiers en matière de placement et de financement. Toutefois, ce sont les arguments d’économie d’échelle et de diversification, liés à la loi des grands nombres, qui l’emportent sur les autres considérations.

En effet, du côté de l’actif, les intermédiaires financiers acquièrent et gèrent des actifs directs, de façon beaucoup moins coûteuse que la plupart des investisseurs individuels. En outre, la taille importante de leur portefeuille permet une réduction significative des risques à travers la diversification. Du côté du passif maintenant, le nombre important de petits déposants permet aux intermédiaires financiers de mutualiser le risque d’illiquidité, tout en finançant des emplois relativement illiquides. Dans les deux cas, l’exploitation des économies d’échelle pousse les intermédiaires financiers à être hautement spécialisés (Gurley et Shaw, 1960, p.194).

Sur le plan macroéconomique, les intermédiaires financiers permettent de relâcher les contraintes budgétaires qui pèsent sur les agents économiques non financiers. Ainsi, les actifs directs que ces intermédiaires acquièrent donnent-ils aux agents déficitaires la possibilité d’investir et de consommer au-delà de leur capacité réelle.

Dans le même sens, les actifs indirects émis par ces intermédiaires permettent aux agents excédentaires de diversifier leur épargne de façon plus optimale que sur le marché financier, étant donnée la taille limitée de leur portefeuille (Guley et Shaw, 1960, p.196).

Certes, plusieurs critiques ont été formulées à l’encontre de la théorie initiale de l’intermédiation financière développée par Gurley et Shaw (1960). On peut citer, par exemple :

  • l’adoption d’un cadre d’analyse purement néoclassique assez éloigné de la réalité ; ce cadre sous-tend un marché financier parfait, élément qui, en soit, n’est pas compatible avec l’existence d’intermédiaires financiers ;
  • l’absence d’une démarche d’endogénéisation des intermédiaires financiers ;
  • l’adoption d’un raisonnement exclusivement macroéconomique, démuni de fondements microéconomiques ;
  • l’explication du rôle des intermédiaires financiers dans un monde statique ignorant leur contexte environnemental comme la concurrence.

Malgré ces critiques, il n’empêche que Gurley et Shaw ont le mérite d’avoir initié une nouvelle voie de recherche qui, au fil des années, a permis l’apparition d’une théorie très cohérente et complète de l’intermédiation financière. Il suffit de feuilleter les manuels d’économie monétaire et financière les plus récents, pour s’apercevoir que la définition initiale de l’intermédiation financière établie par Gurley et Shaw est toujours d’actualité 93 . Dans ce qui suit, nous mettons en évidence les différentes facettes liées au rôle de la banque en matière d’intermédiation financière.

Notes
89.

Pour Gurley et Shaw (1960), tout financement direct est un financement de marché. Or, cette assimilation peut poser problème puisque certains financements directs comme les crédits interentreprises représentent des financements directs, mais ne sont pas des financements de marché.

90.

« The principal function of financial intermediaries is to purchase primary securities from ultimate borrowers and to issue indirect debt for the portfolios of ultimate lenders».

91.

Battacharya et Thakor (1993, p.03).

92.

« The reward on intermediation arises from the difference between the rate of return on primary securities held by intermediaries and the interest or dividend rate they pay on their indirect debt » (Gurley et Shaw, 1960, p.193).

93.

Voir par exemple, Burton et Lombra (2003, p.226).