Comme nous l’avons vu dans le cadre de la première section (1.2.3), la capacité des banques à réduire les problèmes d’asymétries d’information ex ante et ex post, qui grèvent les transactions bilatérales entre prêteurs et emprunteurs sur le marché financier, rationalise leur existence. En fait, pour remédier à ces problèmes, les banques exploitent divers pratiques leur permettant de déduire et/ou de produire d’importantes informations sur leurs emprunteurs.
Dans ce cadre, un large pan de la théorie bancaire contemporaine met l’accent sur la prédisposition des banques à mettre en oeuvre efficacement des mécanismes, notamment « hors-prix », visant à empêcher les emprunteurs de profiter des avantages que leur confère leur position « d’insiders » et à les conduire à révéler leur information.
Parmi ces mécanismes, on peut citer le rationnement de crédit et la prise de collatéraux (Jaffee et Modigliani, 1969 ; Stiglitz et Weiss, 1981, 1983 ; Bester, 1985, 1987 ; Besanko et Thakor, 1987 ; Chan et Thakor, 1987; Boot, Thakor et Udell, 1991 ; Thakor, 1996a ; etc.) et les actions de monitoring (Diamond, 1984, 1996 ; Ramakrishnan et Thakor, 1984 ; Gale et Hellwig, 1985 ; Williamson, 1986, 1987b ; Broecker, 1990 ; etc.). La banque apparaît dès lors comme une solution de premier rang (first best) à l’incomplétude informationnelle véhiculée par les contrats du marché.
Le rationnement de crédit représente un moyen efficace utilisé par la banque pour faire face aux problèmes d’information avec ses l’emprunteurs. Il est défini comme une situation de déséquilibre durable dans laquelle la demande de crédit reste supérieure à l’offre, sans pour autant qu’un ajustement par le taux d’intérêt ne rétablisse l’équilibre 94 . Il peut être partiel ou total. Dans le premier cas, un emprunteur ne recevra qu’une somme inférieure à sa demande initiale. Dans le second cas, le rationnement exclut complètement certains emprunteurs potentiels du marché du crédit bancaire.
Les premiers travaux relatifs au phénomène de rationnement de crédit remontent à Jaffee et Modigliani (1969). Ces auteurs montrent, à travers leur modèle, que l’augmentation du taux d’intérêt se traduit, à terme, par l’éviction des bons emprunteurs du marché du crédit bancaire. Aussi, lorsque la demande de crédit excède l’offre, la banque recourt à la discrimination des emprunteurs potentiels sur la base de certaines conditions hors prix comme la prise de garantie.
De leur côté, Stiglitz et Weiss (1981) ont montré que la forme de la courbe d’offre de crédit n’est pas nécessairement croissante avec le niveau du taux d’intérêt débiteur et/ou la valeur des collatéraux présentés par les emprunteurs. D’après les auteurs, le rationnement de crédit est pour la banque, la meilleure solution aux problèmes d’anti-sélection et d’aléa moral. Toutefois, leur modèle montre que lorsque le rationnement de crédit est pratiqué, il ne discrimine pas entre bons et mauvais emprunteurs (le résultat du modèle est indifférencié).
Dans un autre article qui expose l’aspect dynamique du rationnement de crédit, Stiglitz et Weiss (1983) proposent un nouveau modèle construit sur deux périodes. Ils montrent que lorsque l’emprunteur est en position de prendre, au cours de la première période, des décisions risquées pouvant affecter le résultat de la banque, il est préférable que cette dernière le menace, ex ante, par un refus de crédit dans la deuxième période, dans le cas où il réaliserait un résultat négatif à l’issue de la première période. Cette menace découragera l’emprunteur de prendre des risques, par peur d’être rationné au cours de la seconde période.
Pour la banque, la prise de collatéraux (hypothèque, nantissement, caution, etc.) représente un moyen concret de se prémunir contre les problèmes d’asymétrie d’information. En effet, les collatéraux jouent le rôle de « matelas de sécurité ». Leur utilisation répond à deux principaux objectifs. En premier lieu, ils constituent une alternative à l’augmentation des taux d’intérêt, dans la mesure où cette augmentation incite certains emprunteurs à une prise excessive de risque. En second lieu, ils permettent d’élaborer des contrats de prêts « séparants » qui facilitent l’identification du degré de risque d’un emprunteur et de l’information qu’il cache.
Dans ce cadre, Bester (1985, 1987) montre, à l’aide de la théorie des signaux, qu’avant l’octroi d’un crédit, la banque peut deviner la véritable nature de l’emprunteur en lui proposant un ensemble de contrats « séparant ».
Le choix d’un contrat particulier dans cet ensemble est alors révélateur du type de l’emprunteur (bon ou mauvais). L’auteur retient comme critères distinctifs des contrats : le taux d’intérêt et les garanties. Les emprunteurs les plus risqués auront tendance à choisir les contrats les plus onéreux et requérant le moins de sûretés. Cela s’explique par le fait qu’ils ont une probabilité plus importante de faire défaut et, en conséquence, de perdre la valeur de la sûreté engagée. Par ailleurs, Bester montre que la banque aura recours au rationnement de crédit, chaque fois que les garanties prises sur l’emprunteur ne couvriront pas la totalité des risques encourus par celui-ci.
Dans le même ordre d’idées, Rajan (1998, p.526) indique que la banque résout aussi les problèmes d’information avec ses clients emprunteurs en ayant recours à des mécanismes « non-contractuels », inexistants sur le marché. Parmi ces mécanismes, on peut citer la réputation, la confiance et la crédibilité qu’elle acquiert à travers une relation de clientèle de LT (Diamond, 1987, 1991; Sharpe, 1990; Boot, Greenbaum et Thakor, 1993; Diamond et Rajan, 1997, etc.).
Ces mécanismes permettent une accumulation de connaissances continue par la banque, transformant la relation avec l’emprunteur en une relation « hors-marché », bilatérale et non anonyme, et le crédit bancaire en un actif spécifique qui incorpore une information privée (Diatkine, 2002, p.47). Dans ce cadre, Yosha (1995) montre que les firmes souhaitant cacher des informations à leurs concurrents préféreront recourir aux crédits bancaires plutôt qu’aux financements du marché, étant donnée la transparence exigée par celui-ci.
La banque réduit donc ses coûts directs d’information à travers l’instauration d’une relation de LT avec ses emprunteurs. Pour Haubrich (1989), la répétition dans le temps de la relation de crédit tend à rendre l’information entre la banque et l’emprunteur de plus en plus symétrique. Grâce à l’observation de l’historique des remboursements effectués par ses emprunteurs, la banque peut procéder à des tests statistiques sur les rendements des projets financés. Ces tests peuvent consister simplement à comparer le résultat moyen déclaré par un emprunteur au résultat moyen d’un échantillon de référence composé d’emprunteurs connus pour déclarer leurs véritables résultats 95 .
Si la première moyenne s’écarte trop de la seconde, autrement dit, si les résultats déclarés par l’emprunteur ne coïncident pas avec les anticipations de la banque, celle-ci peut envisager de le sanctionner. Elle peut par exemple suspendre le crédit ou refuser un nouveau prêt, demander plus de collatéraux ou encore, appliquer un taux d’intérêt plus élevé.
En revanche, lorsque les deux moyennes convergent, la banque s’engage « implicitement » à maintenir la relation de crédit. D’après Haubrich, cette méthode est beaucoup moins coûteuse que le dispositif de monitoring préconisé par Diamond (1984).
Ainsi, au lieu de vérifier l’activité de l’emprunteur en prévoyant des clauses coûteuses et complexes qui l’incitent à révéler son information, la banque peut simplement vérifier ses résultats dans le temps et le menacer de ne pas renouveler le crédit.
De même, Webb (1992) souligne les avantages que la banque tire d’une relation de LT avec ses emprunteurs. En étendant le modèle de Gale et Hellwig (1985) à deux périodes, l’auteur montre qu’un contrat sur deux périodes est préférable à des contrats renouvelables d’une période. La banque reçoit alors des remboursements (contingents) subordonnés aux résultats de l’entreprise emprunteuse, à l’issue de la première période, puis des remboursements fixes à la seconde période (en l’absence de faillite).
Plusieurs auteurs comme Black (1975), Fama (1985) et James (1987) ont noté qu’en règle générale, un emprunteur est également déposant auprès de la même banque. Or, du fait du rôle des banques au niveau du système de paiement, la tenue du compte courant de l’emprunteur permet de recueillir d’importantes informations privatives (revenus réguliers, habitudes de consommation, incidents de paiement, etc.) que la banque recyclera régulièrement, à son profit, tout au long de la relation de clientèle (Scialom, 1999, p. 09). Par ailleurs, les informations collectées à l’issue d’une opération de crédit pourront très bien être réutilisées, sans perdre de leur valeur, pour la délivrance d’un autre produit ou service au même client. Dans une étude récente, Mester, Nakamura et Renault (2002) montrent, de façon empirique, comment une banque (canadienne) assure le monitoring de ses emprunteurs (PME/PMI) en observant l’utilisation qu’ils font, au jour le jour, des fonds prêtés, et ce, à travers : les chèques émis, les paiements par carte électronique, les virements, etc. La banque parvient alors à détecter précocement les utilisations anormales et à prendre les mesures nécessaires pour y remédier.
Au final, on peut dire que la supériorité de la banque en matière de traitement des problèmes d’information avec les emprunteurs est aussi confirmée par le comportement des acteurs du marché, qui interprètent souvent l’octroi d’un crédit bancaire à une firme comme un bon signal, ce qui se traduit généralement par la hausse de sa valeur boursière (James, 1987, 2000). Ross (1977) est l’un des premiers auteurs à avoir développer cette idée en montrant que la valeur marchande d’une entreprise peut croître avec son niveau d’endettement. En effet, selon lui, l’existence de dettes est la preuve du bon savoir-faire d’une entreprise, savoir-faire lui permettant justement de rembourser ses dettes.
Le rationnement de crédit est appréhendé par la théorie néo-classique comme une violation de la loi de l’offre et de la demande, dans laquelle l’équilibre est assuré par le mécanisme des prix.
Sur le terrain, les systèmes de scoring (pour les particuliers) et de rating (pour les professionnels) obéissent, d’une certaine manière, à la même logique. Formellement, ils permettent aux banques d’évaluer, ex ante, la probabilité de non-remboursement d’un emprunteur.