b) Le repositionnement du débat au vu des mutations financières
La mondialisation, la globalisation des marchés, l’intégration des économies, la déréglementation, les innovations financières et les NTIC ont considérablement modifié la sphère de l’intermédiation financière dont les activités et les procédures ont beaucoup évolué par rapport aux premiers travaux théoriques en la matière. L’impact de ces mutations financières a été considérable, aussi bien au niveau des acteurs dont les interventions sont devenues profondément marchéisées, qu’au niveau de l’objet de cette intervention, en l’occurrence, les actifs monétaires et financiers.
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Intermédiation bancaire versus intermédiation financière
Précédemment, dans la seconde sous-section (2.2), nous avons présenté notre grille de lecture de l’activité des banques contemporaines. Nous avons alors identifié deux grands pôles dans cette activité : le premier relevant de l’intermédiation financière, le second se situant hors intermédiation financière.
Le premier pôle s’articule autour de deux formes d’intermédiation : l’intermédiation de bilan et l’intermédiation de marché. A notre sens, l’intermédiation de bilan traditionnelle, qui correspond à la collecte de dépôts et à la distribution de crédits a effectivement un caractère spécifique car elle débouche sur la création monétaire. Cette création reste, aujourd’hui encore, l’exclusivité des banques.
En revanche, l’intermédiation de marché (trading, courtage) apparaît, a priori, comme une activité non spécifique aux banques dans la mesure où elle est exercée, dans des conditions similaires, par un grand nombre d’intermédiaires financiers non bancaires. Dans le même sens, le second pôle de l’activité bancaire, en l’occurrence, les activités hors intermédiation (conseils, expertise, produits dérivés, etc.) nous semble aussi non spécifique aux banques pour les mêmes raisons.
Dès lors, étant donné que les activités d’intermédiation de marché et les activités hors intermédiation prennent progressivement le dessus sur les activités traditionnelles d’intermédiation de bilan (en terme de rentabilité), on peut dire que la banque qui est à l’origine une institution spécifique, tend à devenir de moins en moins spécifique.
Cette situation laisse apparaître une « semi-unicité fonctionnelle » des intermédiaires financiers bancaires et non bancaires, entérinée sur le terrain par la formation de conglomérats financiers qui regroupent des banques et des non-banques. Cette semi-unicité est, par ailleurs, renforcée par l’inexistence de brevets dans le monde de la finance, ce qui tend à unifier les mécanismes et les instruments utilisés par des différents prestataires financiers. Ainsi, le développement de l’intermédiation de marché et des activités hors intermédiation permet sans doute de rompre avec la traditionnelle polémique entre la old view et la new view, et de trancher en faveur d’une vision de plus en plus unifiée de l’intermédiation financière. Néanmoins, cette unicité n’est pas fondée sur la transformation d’actifs inhérente à l’intermédiation de bilan comme le prône la new view, mais simplement sur l’intermédiation de marché et les activités hors intermédiation qui sont communes à l’ensemble des intermédiaires financiers. Le schéma qui suit résume notre vision de la semi-spécificité de l’activité bancaire.
Source : Etabli par l’auteur.
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Actifs monétaires versus actifs financiers
Nous avons vu plus haut que les tenants de la old view insistent dans leur distinction entre actifs monétaires et actifs financiers sur l’impossibilité d’utiliser ces derniers comme moyen de paiement.
Cela dit, si la distinction entre actifs monétaires et actifs financiers ne posait pas de problème autrefois, elle est aujourd’hui de moins en moins évidente ; pour cause, les mutations financières de ces dernières années, et notamment la déréglementation monétaire et les innovations financières.
La déréglementation monétaire fait que les dépôts à vue bancaires sont maintenant rémunérés dans beaucoup de pays. En France, la récente décision du 05 octobre 2004 de la Cour de Justice des Communautés européennes va sûrement mettre fin à l’interdiction de rémunération des dépôts à vue, datant de 1967 (règle du ni-ni).
D’après les enseignements de la théorie des choix de portefeuille, la rémunération des dépôts à vue va permettre aux agents économiques présentant une grande aversion pour le risque, et cherchant à détenir des actifs alliant liquidité et rentabilité, de reconsidérer leur préférence pour cet actif. En effet, en plus de sa sécurité et de son rendement financier (même si celui-ci est faible), le dépôt à vue vaut comme monnaie et représente donc la liquidité par excellence. Dès lors, il apparaît à la fois comme un actif monétaire et un actif financier.
Depuis longtemps, les économistes de la old view étaient conscients des retombées de cette rémunération sur la thèse de la spécificité bancaire. C’est pourquoi ils se sont toujours montrés hostiles à cette pratique. Chaîneau (2000), par exemple, qualifie le non-versement d’intérêt sur les dépôts à vue en France de « disposition d’une extrême sagesse », parce qu’elle permet de distinguer ce qui est monétaire de ce qui ne l’est pas. Selon l’auteur, cette rémunération est un faux problème, et si elle entre en vigueur, le taux d’intérêt ne pourra plus être présenté comme le prix qu’exige le prêteur pour renoncer à sa préférence pour la monnaie.
Par ailleurs, en s’appuyant sur l’analyse de Friedman (1969), les partisans de la old view soulignent qu’en cas de rémunération des dépôts à vue, il faudrait aussi verser un taux d’intérêt sur la monnaie manuelle (pièces et billets) puisque celle-ci constitue avec les dépôts à vue l’agrégat M1, ce qui est inconcevable.
En outre, la rémunération des dépôts à vue aurait pour conséquence d’encourager les agents économiques à détenir des actifs monétaires à CT au détriment d’autres placements financiers à LT, ce qui priverait aussi bien le secteur privé que le secteur public d’un moyen de financement.
Cela dit, il convient de relativiser l’intérêt financier lié à la rémunération des dépôts à vue puisqu’il est évident que les banques vont répercuter cette rémunération sur le client. En effet, ce dernier devra lui-même prendre en charge le coût de certaines prestations auparavant gratuites comme le fait de disposer de chéquiers et de relevés périodiques
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Dans un autre ordre d’idées, il faut signaler aujourd’hui, le regain d’intérêt pour des courants théoriques ultra-libéraux comme la «Nouvelle Economie Monétaire» (NEM). Cette dernière regroupe des auteurs qui prônent l’instauration d’un régime monétaire concurrentiel ne fonctionnant pas sur la base d’une monnaie centrale (Selgin et White, 1994). Dans le système dit «BFH» (Black, 1970 ; Fama, 1980 ; Hall, 1982) les fonctions de la monnaie en tant qu’unité de compte et instrument de paiement sont dissociées. Les autorités publiques n’interviennent que passivement dans le système à travers l’institutionnalisation d’une unité de compte, sans pour autant que celle-ci ne serve de moyen de paiement
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La NEM va plus loin quand elle anticipe la disparition des formes actuelles de monnaies manuelles. En effet, comme le note Wallace (1983, p.01), l’utilisation de ces monnaies manuelles n’est que la conséquence des restrictions légales imposées par l’Etat. En l’absence de telles dispositions réglementaires, un actif monétaire non rémunéré ne pourrait coexister avec un actif financier sans risque rémunéré.
Aussi, sans restrictions légales, tous les moyens de paiement seraient rémunérés et s’apparenteraient à des créances négociables (par exemple, des parts de FCP adossées à des Bons du Trésor) qui seraient transférées d’un agent à l’autre au moment du paiement (Figuet et Kauffman, 1998a, p.378).
Les partisans de la NEM comme Greenfield et Yeager (1983, 1989) et Cowen et Kroszner (1994), partagent une conception évolutionniste du phénomène monétaire. En effet, puisque la monnaie s’est adaptée aux exigences de chaque période afin de répondre aux besoins des agents économiques, passant du troc à l’or puis aux formes actuelles de monnaie, il n’y aurait pas de raison pour que l’histoire monétaire s’arrête aujourd’hui.
Aujourd’hui, les innovations financières semblent donner de plus en plus de crédit à cette thèse évolutionniste. A leur tour, elles font voler en éclat la traditionnelle distinction entre actifs monétaires et actifs financiers dans la mesure où elles accroissent le degré de liquidité des actifs financiers et donnent naissance à de nouvelles formes d’actifs « d’hybrides », dotés aussi bien des caractéristiques monétaires que financières.
Dans ce cadre, il est devenu habituel de citer l’exemple, outre-Atlantique, des comptes «NOW» (Negocial Order Withdrawal) qui permettent au propriétaire d’un compte à terme de liquider une partie de ses avoirs, les comptes «Super NOW» qui, en plus des propriétés précédentes, donnent à leur titulaire la possibilité de tirer des chèques, les «ATS» (Automatic Transfert Service) qui permettent le passage instantané d’un compte à terme à un compte courant, ou encore les «MMDA
» (Money Market Deposit Accounts) qui sont des comptes d’épargne rémunérés donnant à leur détenteur la possibilité de tirer un nombre limité de chèques (environ 3 par mois). De même, la multiplication des actifs facilement transformables en moyen de paiement, qualifiés de « quasi-monnaie » comme les livrets d’épargne et les SICAV monétaires réconforte la thèse unitaire.
Au final, il convient de signaler que l’effacement progressif des frontières entre actifs monétaires et actifs financiers ne va pas sans poser de sérieux problèmes aux autorités monétaires chargées de surveiller l’évolution de la masse monétaire, et peut même compromettre les objectifs intermédiaires de la politique monétaire.
Notes
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En France, les associations de défense des consommateurs de services bancaires défendent l’idée selon laquelle : « La monnaie est un bien collectif qui n’a pas à être tarifé ; le service bancaire de base procède d’une mission régalienne et constitue une contrainte de service public imposée au secteur financier ; les banques
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vivent
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de l’argent qui leur est confié, et n’ont pas à chercher à en tirer davantage rémunération » (Rapport du Haut Conseil du secteur financier, 2001, p.74).
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Comme le fut la Livre Tournois autrefois en France.