3.1.1. Retour sur la théorie de la production

La production est l’acte de produire, son résultat est le produit : bien ou service. Le concept de production a toujours été au centre de l’analyse économique, et sa définition a donné lieu à de grandes controverses entre les courants théoriques. Les physiocrates, par exemple, soutenaient que seul le travail agricole avait ce caractère, alors qu’Adam Smith élargissait le terme à tout travail fournissant une utilité et transitant par le marché.

C’est sans doute à l’époque des classiques puis néoclassiques, et notamment à la suite des travaux de Ricardo, Von Thünen, Marshall, Walras et bien d’autres, que le concept de production va acquérir un statut spécifique. Il va alors prendre l’image d’un processus au cours duquel, plusieurs lois techniques et économiques vont être imbriquées pour générer un résultat donné. La théorie de la production va ainsi devenir une importante branche de l’économie industrielle et va connaître un grand essor.

Il revient à Frisch (1965) d’avoir établi les bases modernes de la « théorie de la production » (titre de son ouvrage). Il donne deux définitions au terme de production : économique et technique.

Au sens économique, la production fait référence « à l’entreprise de créer un produit de valeur plus élevée que les inputs originels 107  » (Frisch, 1965, p.08).

Au sens technique, la production correspond à « un processus de transformation […] au cours duquel certaines choses (biens ou services) qui entrent dans le processus, perdent leur identité et cessent d’exister dans leur forme originale, tandis que d’autres choses (biens ou services) apparaissent et émergent du processus. La première catégorie représente les facteurs de production (inputs), tandis que la seconde les produits (outputs) 108  » (Frisch, 1965, p.03).

La transformation comprend une série de tâches, mais elle n’implique pas nécessairement une modification des caractéristiques intrinsèques ou physiques des inputs. Il peut s’agir d’un simple déplacement (changement de lieu), d’un tri ou encore d’une conservation à travers le temps. On peut schématiser le processus de production comme suit :

Figure n°06 : Le processus standard de production
Figure n°06 : Le processus standard de production

Source : Etabli par l’auteur.

Si l’on s’intéresse maintenant aux coûts des facteurs de production, on peut distinguer, d’une part, des coûts variables (matières premières, travail, capital, etc.) dont le volume est pratiquement proportionnel à la production et suit ses variations et, d’autre part, des coûts fixes (équipements, installations, etc.) qui ne varient pas avec la variation de la production. Une autre classification permet de distinguer des coûts directs, qui permettent d’affecter chaque élément d’input à une unité d’output déterminée (quantité de matières premières, heures de travail, etc.), et des coûts indirects ou généraux (administration, amortissement), qui ne peuvent être répartis et doivent être considérés comme s’attachant au processus de production dans son ensemble.


Par ailleurs, dans certains processus de production, on peut observer la présence de facteurs liés. Il est impossible dans ce cas d’utiliser une quantité donnée d’un facteur « x », sans employer une quantité correspondante d’un autre facteur « y ». Les deux facteurs sont dits facteurs liés et dans le même sens, on peut dire que « y » est un facteur « satellite » de « x » (Frisch, 1965, p.16).

S’agissant maintenant des formes de production, on peut distinguer : la production simple, la production différenciée et la production jointe. Dans le premier cas, le processus génère un produit unique et homogène. Ce type de production est mesuré par le nombre d’unités produites et l’imputation des coûts ne pose pas de problème majeur.

Dans le second cas, un ensemble donné de facteurs de production peut être affecté au choix, à la réalisation d’un produit ou d’un autre. Enfin, dans le cas de la production jointe ou liée, l’utilisation d’un ensemble donné d’inputs conduit nécessairement à la production conjointe de plusieurs types de produits. Autrement dit, il est impossible ou très difficile de réaliser un produit sans simultanément en produire un ou plusieurs autres. On aura par conséquent, une grande difficulté à identifier les coûts spécifiques de chaque produit. Dans cette situation, il est problématique de définir une loi de production pour chaque produit, et il vaudrait mieux en considérer une globale pour tous les produits.

Jusqu’à présent, il a été question de produit, terme générique pour désigner le résultat du processus de production, que ce soit un bien ou un service. Il n’est pas difficile de relever que la « théorie de la production » développée par Frisch (1965) s’applique essentiellement aux biens produits par les industries manufacturières. A ce stade, il apparaît donc nécessaire de distinguer la production de biens de celle de services.

D’abord, la réalisation des biens débouche sur des outputs tangibles, ce qui n’est pas le cas des services qui impliquent généralement un acte plutôt qu’un résultat physique. Par ailleurs, si la production d’un bien s’effectue par une succession d’opérations, consommant des ressources et transformant les caractéristiques morphologiques ou spatiales des matières utilisées, la production d’un service s’effectue, elle aussi par une succession d’opérations consommant également des ressources mais sans qu’il y ait nécessairement transformation de matières.

Aussi, la production de services peut consister en une mise à disposition de produits à des clients par l’intermédiaire d’opérateurs, de machines ou d’une simple mise à disposition d’informations.

Afin de mieux différencier la production des biens de celle des services, nous aurons recours à la grille de lecture axée sur les éléments suivants : l’uniformité des inputs et des outputs, la nature du travail utilisé, la consommation des outputs et la mesure de la productivité.

  • L’uniformité des inputs et des outputs
    La production de services se caractérise par une plus grande variabilité des inputs que celle des biens. En effet, souvent chaque client représente un cas spécifique nécessitant un diagnostic et un traitement particulier. Au contraire, cette variabilité des inputs dans le secteur des biens manufacturiers est limitée et facilement maîtrisable. On remarque aussi, que la plupart des activités de services utilise peu de ressources naturelles et énergétiques comparativement au secteur industriel.
    S’agissant de l’uniformité des outputs, on relève que la haute mécanisation des procédés de production et l’uniformité des méthodes appliquées dans le secteur des biens manufacturiers génèrent des outputs faiblement différentiables et hautement standardisés. Ceux-ci tendent ainsi à être plus réguliers et efficients, et permettent donc de bénéficier d’économies d’échelle et/ou d’envergure plus significatives. En revanche, les prestations de services sont, en règle générale, spécifiques (sur mesure), dans le sens où elles répondent à des besoins différents.
  • La nature du travail utilisé
    La réalisation d’un service nécessite souvent une certaine fraction de travail humain, alors que la production de biens est facilitée par l’utilisation de mécanismes techniques automatisés, les outputs étant fortement standardisés.
  • La consommation des outputs
    Alors qu’un bien est fabriqué puis vendu et ensuite consommé, un service est d’abord vendu puis produit et consommé simultanément. Autrement dit, un bien ne peut être acquis et consommé que dans son état d’achèvement, alors qu’un service commence à être consommé par le client alors même qu’il n’est pas achevé.
    Ceci explique pourquoi un service ne peut pas être produit pour un stock. En effet, « les produits des services sont intangibles, immatériels, incorporels ou immédiats.» (Delaunay et Gadrey, 1987, p.183).
    La réalisation et la consommation d’un service se font simultanément. En conséquence, sa production implique un degré de contact élevé avec le client. Ce dernier tend de plus en plus à être intégré dans le processus de production et à effectuer lui-même une partie de l’opération (relation de servuction 109 ). En revanche, la réalisation d’un bien s’effectue généralement dans un environnement isolé, loin du client qui est externe au processus. Cela débouche sur la séparation entre l’opération de production et celle de consommation. On remarquera dans ce cas, que la fonction « gestion des stocks » occupe une place non négligeable par rapport aux autres fonctions et qu’il sera facile de dresser un inventaire des biens produits, ce qui n’est pas le cas dans les services, où la capacité de production est fortement sensible aux variations de la demande, cette dernière prenant la forme d’une variable aléatoire.
  • La mesure de la productivité
    La mesure de la productivité est relativement simple dans le secteur industriel, puisque les outputs sont uniformes et surtout quantifiables. Dans le secteur des services, la mesure de la productivité devient une question relativement pénible, car, d’une part, il est très difficile de quantifier des actes axés essentiellement sur la relation avec le client, et d’autre part, cette mesure est très sensible aux variations de la demande (on ne produit que ce qui est demandé).
    Au total, le tableau ci-dessous synthétise les principales différences entre la production de biens manufacturiers et la production de services.
Tableau n°28: Eléments de différentiation entre biens et services
Critères de distinction Bien Service
Nature des output Tangible (stockable) Intangible (non stockable)
L’uniformité des outputs Elevée Faible
Travail humain utilisé Faible Important
Mesure de la productivité Facile Difficile
Séparation entre production et consommation Possible Impossible

Source : établi par l’auteur.

Après ce bref rappel sur les notions de production, processus de production et produit, nous nous intéressons dans ce qui suit au cas particulier de la production bancaire.

Notes
107.

«  By production in the economic sense we mean the attempt to create a product which is more highly valued than the original input elements » .

108.

«  By technical production we mean any transformation process which can be directed by human beings, or which human beings are interested in, viz. a transformation which a certain group of people consider desirable. The term transformation indicates that there are certain things (goods or services) which enter into the process, and lose their identity in it, i.e. ceasing to exist in their original form, while other things (goods or services) come into beings in that they emerge from the process. The first category may be referred to as production factors (input elements), while the last-named category are referred to as products (the output or resultant elements) » .

109.

L’expression de « servuction » a été proposée par Eigliet et Langeard (1987). Elle provient de la contraction des deux termes : production et service. Le client participe à l’opération de production en effectuant en self-service certaines tâches comme effectuer une opération par Internet, remplir un bordereau, utiliser un GAB/DAB, etc.