Le profane en économie bancaire s’étonnera, sans doute, du particularisme réglementaire qui régit l’activité de la banque. En effet, s’il compare celle-ci à n’importe quelle autre entreprise financière, industrielle ou commerciale, il constatera des contraintes structurelles et comportementales très particulières. Loin de se limiter à définir un « cadre général d’exercice» comme c’est le cas ailleurs, la réglementation bancaire s’immisce de manière assez indiscrète dans la gestion interne de la banque 114 . Elle régit étroitement autant d’éléments que : la gamme de produits et services offerts, la capacité de production, les taux de rémunération et de tarification, la composition du portefeuille bancaire, la protection des clients, le niveau des fonds propres, la qualité des actifs, etc.
Le réglementeur justifie cet engagement prononcé, par la spécificité du secteur bancaire, comparativement au reste des secteurs économiques. Selon lui, les banques sont à l’origine d’importantes externalités 115 qu’il incombe de soigneusement encadrer. Cela serait l’unique moyen de favoriser celles à caractère positif et d’éliminer ou diminuer celles à caractère négatif. Il développe un argument éloquent : le sort de toute l’économie, son bon fonctionnement et le bien être de ses individus se trouvent étroitement liés au secteur bancaire. Cela suffit à rendre dérisoire, toute tentative de comparaison avec un autre secteur.
Le banquier, contestant cette ingérence, n’a de souhait, que celui de gérer sa banque tels les autres commerces, en référence à la discipline du marché. Pourquoi n’y aurait-il pas droit alors qu’il est astreint aux exigences de rentabilité de ses actionnaires ? En outre, nombreuses sont les activités génératrices d’externalités importantes, mais n’impliquant pas une attention aussi particulière que celle accordée à son égard.
De prime abord, l’économiste devrait pouvoir départager les deux discours. En effet, il dispose d’outils d’analyse lui permettant d’apporter sa contribution avec objectivité. Mais, il en va autrement puisque la scission s’est étendue à son camp.
En effet, depuis plusieurs années maintenant, deux écoles de pensée économique s’opposent sur ce sujet. D’un côté, les partisans de la liberté des banques (free banking) qui soutiennent que l’activité bancaire se prête parfaitement aux lois du marché, les seules pouvant mener à l’optimum économique 116 . De l’autre côté, les adeptes de la régulation 117 des banques pour qui, l’activité bancaire requiert un encadrement réglementaire rigoureux, sans lequel, l’anarchisme dominerait 118 . Il faut dire qu’à ce jour, l’histoire économique ainsi que les faits stylisés semblent davantage avoir donné raison à la deuxième école. A notre sens, cela est dû à quatre éléments majeurs.
Compte tenu de ces éléments, des rapports institutionnels, pour le moins mitigés, se sont tissés entre gouvernement et secteur bancaire. Le paroxysme fut atteint lorsque dans certains pays, comme la France, les banques furent tout simplement intégrées au secteur public, et chargées d’une mission d’intérêt économique général 120 . Toutefois, on note depuis maintenant près de deux décennies, un important changement dans la logique réglementariste. Celui-ci s’est traduit sur le terrain par moins d’interventionnisme et plus de concessions en faveur de la discipline du marché 121 . Cette nouvelle donne prend pied dans les années quatre-vingt avec l’arrivée, dans certains pays industrialisés, de décideurs d’inspiration libérale 122 .
Les déboires de la gestion publique amènent les gouvernements de l’époque à rationaliser les choix budgétaires et à désengager progressivement l’Etat du jeu concurrentiel, notamment dans le secteur financier. Cette pratique devient un paradigme qui, aujourd’hui encore, fait école de part et d’autre de la planète. Parallèlement, les économistes de la Banque Mondiale et du Fonds Monétaire International accentuent leurs recherches sur les retombées macroéconomiques positives de l’amélioration des conditions de fonctionnement du système bancaire. La libéralisation financière devient alors une « mode » attirant de plus en plus de pays, et notamment ceux qui y sont le moins préparés.
Le décalage se creuse entre les pays occidentaux et les pays émergents. Les premiers déréglementent en aval les conditions d’exercice des métiers de la finance, tout en renforçant en amont la supervision prudentielle. Les seconds se lancent dans une libéralisation financière tous azimuts dans l’espoir d’attirer plus de capitaux étrangers et de rattraper leur retard économique. La série de crises financières et de débâcles bancaires qui a secoué la scène internationale dès le milieu des années quatre-vingt dix (Barings et Daiwa en 1995, crise asiatique en 1997, etc.) marque un retournement de tendance. A la déréglementation succède l’idée d’une re-réglementation. Celle-ci est appuyée par l’apparition de nouveaux risques liés aux nouvelles activités de marché (notamment sur les produits dérivés). Les consultations menées dernièrement par le comité de Bâle au sujet de la réforme McDonough témoignent de cette tendance dans le domaine bancaire 123 .
Dans ce contexte, nous pensons que ce mouvement de balancier, sous-tendu par les importantes mutations de l’activité des banques au cours des dernières années, remet aujourd’hui sur la scène académique deux importantes questions ayant trait à la réglementation bancaire : son bien-fondé et son optimalité.
Dans ce qui suit, notre attention portera sur la première question. En effet, il serait trop ambitieux de prétendre traiter de manière exhaustive le sujet de l’optimalité de la réglementation bancaire. Il faut dire que la structure réglementaire qui régit les banques est le fruit d’un long processus évolutionniste jalonné d’expériences difficiles, et non celui de modèles économiques.
D’ailleurs, certains auteurs anglo-saxons utilisent souvent les termes de « patchwork » et de « crisis-built », pour faire allusion au caractère inductible de la réglementation bancaire (Spong, 1994, p.13). Sans oublier que cette dernière dépend largement des spécificités nationales, élément qui la rend assez disparate d’un pays à l’autre.
En revanche, la question du bien-fondé de la réglementation bancaire se prête plus commodément à l’analyse économique pour deux grandes raisons. D’abord, elle permet de dépasser les diversités nationales et d’identifier des composantes générales et communes à l’économie bancaire. Ensuite, elle offre un recul suffisant pour permettre de tirer certains enseignements à la lumière des expériences passées. Par ailleurs, cette question est aujourd’hui au cœur d’un débat récurrent entre économistes. En effet, au regard des mutations financières et de l’évolution effective de l’activité bancaire, de plus en plus d’auteurs s’inscrivant dans la mouvance du free banking contestent le bien-fondé de la réglementation bancaire 124 .
L’objectif de ce troisième chapitre est donc de reconsidérer le bien-fondé de la réglementation bancaire au regard de l’évolution de l’activité et de la réflexion théorique bancaires. Son contenu s’articule autour de trois sections au travers desquelles nous tenterons de monter pourquoi une telle réglementation est nécessaire, aujourd’hui, plus que jamais.
La première section revient sur l’importance que revêt l’action réglementaire sur le secteur bancaire au regard de l’organisation du système monétaire. Sont mis en avant les rôles assumés par les banques dans la création de monnaie, la gestion des systèmes de paiement et enfin, la transmission de la politique monétaire. La seconde section met en évidence la menace que fait planer le secteur bancaire sur l’ensemble de la communauté économique. A travers les notions de risque systémique et de risque idiosyncratique, il s’agira de montrer en quoi une réglementation prudentielle est inhérente à l’activité bancaire. Enfin, la troisième section met l’accent sur la vulnérabilité des petits déposants et des consommateurs vis-à-vis des banques. Dans ce cadre, une réglementation protectionniste s’impose, d’une part, pour conforter ces agents et, d’autre part, pour discipliner les banques.
Par réglementation bancaire nous entendons l’ensemble des mesures légales et réglementaires imposées aux banques par les autorités nationales et internationales (de Boissieu, 1996). L’intervention des autorités publiques dans le domaine bancaire se fait à travers l’usage d’instruments institutionnels et vise à atteindre (éviter) des équilibres (déséquilibres) socio-économiques déterminés par le bien-être collectif. Nous emploierons le terme commun « d’autorités publiques » pour désigner les diverses institutions morales chargées d’une mission d’intérêt général, et ayant compétence en matière bancaire : Parlement, Gouvernement (Ministère des finances), Banque Centrale, autorité ou agence de supervision bancaire, etc. Cette mission leur confère, à travers des prérogatives législatives et réglementaires, le droit d’imposer des contraintes (essentiellement structurelles et comportementales) aux banques. Sur le terrain, la réglementation des banques est le plus souvent l’affaire d’agences publiques et/ou professionnelles indépendantes, dont les décisions n’ont pas à être approuvées par une autorité suprême. Il faut dire qu’en raison de la technicité des activités bancaires, la plupart des cadres législatifs nationaux délèguent au gouvernement ou à des autorités particulières, le pouvoir de réglementation, comme par exemple, le Comité de la réglementation Bancaire et Financière (CRBF) en France et le Bureau du Contrôleur de la Monnaie (OCC) et la FED aux Etats-Unis.
Selon Meade (1973) cité par lévêque (1998, p.27) : « Une externalité est un phénomène qui apporte un bénéfice appréciable (ou inflige un préjudice significatif) à une ou plusieurs personnes qui n’ont pas été parties prenantes et consentantes du processus de décision qui a abouti directement ou indirectement à l’effet produit ». L’externalité engendre des interdépendances entre agents économiques non prises en compte par le marché (non internalisable). Dès lors: « L’économie de la réglementation se définit par son objet, comme l’étude des problèmes soulevés par la présence d’externalité, de monopole naturel et de bien collectif » (Lévêque, 1998, p.22)
Voir par exemple : Black (1970), Klein (1974), Hayek (1976, 1978), Fama (1980), Hall (1982), Greenfield et Yeager (1989), Selgin (1991, 1995, 2001), Dowd (1993), White (1993), Benston (2000a,b), Gelfond (2001), Kaufman (2001, 2002), etc. Certes, ces auteurs se différencient de par leurs idées, mais ils se rejoignent en ce qu’ils prônent l’émergence d’un système bancaire concurrentiel dépourvu de toute contrainte réglementaire (à l’exception d’une base monétaire pour les adeptes du free-banking, voir p.15).
Dans ce chapitre, la notion de réglementation sera largement assimilée à celle de régulation (d’origine anglo-saxonne), même si la première est généralement appréhendée comme l’une des composantes de la seconde. En effet, les deux notions relèvent de la même logique interventionniste.
Voir par exemple : Goodhart (1987), Rochet (1991), Tobin (1992), Aglietta (1988, 2002), Aglietta et Moutot (1993), Bhattacharya, Boot et Thakor (1998), Scialom (1995, 1999), Figuet et Kauffmann (1998a,b), Herring et Santomero (1999), Diamond et Rajan (2001a), Plihon et Miotti (2001), Padoa-Schioppa (1999, 2002), Stiglitz et Greenwald (2003), etc. Ces auteurs insistent sur les défaillances du marché en matière monétaire et bancaire, et attribuent à la régulation (réglementation) économique un rôle correctif.
En France, à l’issue de la deuxième guerre mondiale, la loi du 02 décembre 1945 nationalisa les principales banques de l’époque, à savoir, le Crédit Lyonnais, la Société Générale, le Comptoir National de Paris et la Banque Nationale pour le Commerce et l’Industrie (ces deux dernières fusionnèrent en 1966 pour former la Banque Nationale de Paris). Par la suite, la loi du 11 février 1982 nationalisa toutes les banques qui détenaient à la date du 02 janvier 1981, plus de 1 milliard de francs sous la forme de dépôts à vue ou de placements liquides.
En France, ce changement prend forme avec la loi bancaire du 24 janvier 1984 et la loi du 02 juillet 1986 stipulant la privatisation des banques publiques. La suppression de l’encadrement du crédit bancaire en 1987 relève de la même logique. Aux Etats-Unis, il est consacré par le Garn-St. Germain Depository Institutions Act de 1982 qui élargi la gamme des produits bancaires, ainsi que par la suppression de la réglementation « Q » en 1986 (pour plus de détails, voir le paragraphe consacré à la libéralisation financière dans le premier chapitre).
Notamment Reagan aux Etats-Unis, Thatcher au Royaume-Uni et Kohl en Allemagne.
Le nouveau ratio de solvabilité McDonough reposera sur trois piliers : les exigences minimales en fonds propres (pilier I), un processus de surveillance prudentielle renforcé qui porte sur l’adéquation des fonds propres et le contrôle interne (pilier II) et une discipline de marché efficace via l’information financière des banques (pilier III).
Notamment Benston (2000a,b), Kaufman (2001, 2002, 2004) et les économistes de l’institut Cato.