L’approche historique de la monnaie nous montre que c’est la « confiance » (fiducia) qui est à l’origine de son acceptation entre les individus (Simmel, 1987). Lorsqu’on adopte un raisonnement dynamique, cette notion de confiance apparaît plus claire.
En effet, si la monnaie est acceptée par tout le monde, c’est bien parce que tout le monde s’attend à ce que n’importe qui d’autre l’accepte et l’acceptera perpétuellement (Aglietta, 1988, p.99).
Ceci étant, si elle découlait au début des habitudes et conventions sociales (Menger, 1871), la confiance devint avec le temps, un attribut que le pouvoir central a canalisé par la loi (Knapp, 1905 ; Keynes, 1930). Grâce à ses privilèges de puissance publique, celui-ci l’a institutionnalisée en dotant un étalon du cours légal (pouvoir libératoire) puis du cours forcé (valeur intrinsèque). C’est ainsi que la monnaie est indubitablement devenue une affaire d’ordre public, étroitement liée à la réputation de son émetteur historique : l’État. Ce dernier étant, a priori, sans risque de défaut, il ne pouvait que conforter la confiance du public.
Il faut dire qu’au regard des innombrables potentialités que confère la monnaie à ses détenteurs 125 , il est probant que l’État, responsable de l’intérêt général, ne pouvait laisser son émission à la portée de tout un chacun. Aussi, on observe à travers l’histoire économique que bien avant d’être nationalisées 126 , puis confiées à une BC 127 , la frappe de monnaies métalliques et l’émission de billets de banque furent explicitement encadrées.
Quoi qu’il en soit, toute action publique sur la monnaie aurait été vaine si elle ne s’était pas accompagnée de mesures contraignant le commerce bancaire. En effet, monnaie et banque représentent « les deux faces de la même pièce » ; envisager l’une sans l’autre relèverait d’une approche incohérente qui sépare les firmes de ce qu’elles créent (Levy-Garboua, 1973, p.02).
On peut identifier quatre grandes raisons qui placent le secteur bancaire au cœur même du phénomène monétaire.
Premièrement, ce secteur est le principal créateur de monnaie grâce à la spécificité de sa structure financière qui allie gestion d’exigibilités et octroi de crédits. Bien entendu, il est question ici de monnaie scripturale dite aussi interne, liée au fait que la dette courante des banques endosse parfaitement le rôle de moyen de paiement. Or, ‘«’ ‘ En accordant à un individu donné un prêt d’un certain montant, la banque prêteuse concède en réalité à l’emprunteur une créance sur une fraction de la richesse de la communauté, dont la valeur réelle est égale à la valeur réelle des biens qu’un déposant (ou un détenteur de billets) anonyme s’est abstenu de consommer ’ ‘»’ (Selgin, 1991, p.348). Au niveau macroéconomique, cela revient à faire surgir un pouvoir d’achat additionnel de nulle part. Laisser ce pouvoir de monétisation sans encadrement reviendrait à doter les banques d’une capacité d’acquisition sans réelle contrepartie. Tel est le sentiment de Bichot (1997, p.57) lorsqu’il écrit : ‘«’ ‘ C’est parce que le pouvoir de création monétaire est fort grand, et qu’il ne connaît pas (ou plus) de limites naturelles, que des contrepouvoirs ont été mis en place ’ ‘»’ ‘. ’
Deuxièmement, les banques sont historiquement les premières à avoir organisé les compensations monétaires entre individus. Cela les a prédestinées à assurer la gestion des paiements de l’ensemble de l’économie. Elles assurent aujourd’hui cette mission par le biais d’importants investissements en infrastructures et réseaux interconnectés de paiement.
Troisièmement, les banques représentent l’entrepôt par excellence vers lequel converge la monnaie déjà émise. Cette position est entretenue par deux facteurs : la cessation de toute opération de la BC avec le public et les innovations bancaires qui augmentent la vélocité de la monnaie.
Quatrièmement, les faits stylisés montrent que les crises bancaires d’ordre systémique (paniques bancaires) contractent suffisamment l’offre de monnaie pour engendrer de sérieux chocs macroéconomiques (Bordes, 1991, p.103). Ces crises débouchent quasi-inéluctablement sur un ralentissement de l’activité, causé par une préférence pour la monnaie et un assèchement généralisé de la liquidité au sein de l’économie.
A ce compte-là, il est clair que le commerce bancaire ne pouvait être laissé au libre-arbitre des banquiers. Aussi, on note dans certains pays que, dès le 17e siècle, ce commerce devient illégal, à moins d’être expressément autorisé par les autorités gouvernantes.
L’exercice de la fonction de banquier est depuis cette époque subordonné à l’obtention d’une charte d’exploitation (Charter), comportant des privilèges, des obligations et des restrictions 128 . C’est d’ailleurs par cette voie que la banque d’Angleterre, autorisée à exercer en 1694, s’est vue attribuer le monopole d’émission de bank-notes dans la circonscription de Londres. Elle deviendra, par la suite, l’agent financier et fiscal du gouvernement 129 (Sylla, 1992, p.125), puis l’unique banque émettrice de billets, en vertu du Peel Act (du nom du Premier ministre de l’époque) en 1844.
Pour beaucoup d’économistes, le fait que l’émission monétaire ait été restreinte aux seuls banquiers centraux n’est que la conséquence du « monopole naturel » qui caractérise la production matérielle de monnaie (Klein, 1978 ; Melvin, 1984). Il y a émergence d’un monopole naturel si les coûts marginaux de production d’un bien ou service sont décroissants lorsque la production augmente (propriété de la sous-additivité des coûts). Sur un marché oligopolistique, un ensemble de firmes produirait un volume moindre que s’il n’existait qu’un seul producteur (avec des coûts et des prix plus élevés). Dans ce cas, la diversité des producteurs est source de gaspillage des ressources et d’inefficience économique. C’est pourquoi on préconise généralement l’intervention de l’Etat via la réglementation ou la nationalisation de l’activité en question.
Lorsqu’on l’applique au domaine monétaire, la notion de monopole naturel sous-tend que l’existence d’un émetteur unique (BC) est l’optimum comparativement à un quelconque autre ensemble d’émetteurs. Autrement dit, une seule banque émettrice garantie une circulation plus efficace de sa monnaie que plusieurs banques concurrentes.
Thornton (1802), l’un des premiers théoriciens de la BC insiste sur le statut national et spécifique de celle-ci : elle doit avoir une rationalité d’intérêt général tout en étant indépendante du gouvernement. Dans le même sens, Melvin (1984) considère que la BC doit être dotée de statuts publics parce que seule la monnaie d’État est socialement viable (en termes de réputation).
Hicks (1989, p.107) note aussi les bienfaits d’une organisation « monocentrique » de l’offre monétaire dans son modèle « d’économie de crédit ». Selon lui, les promesses de paiement d’une seule entité centrale auraient une qualité et une réputation supérieures à toute autre entité, ce qui conduirait à terme à l’apparition d’une « autorité monétaire» (autonome). De leur côté, Figuet et Kauffmann (1998, p.386) soulignent que l’ensemble des utilisateurs d’un même moyen de paiement constitue un réseau générateur d’externalités positives. Dans ce cas de figure, la concurrence est sous-optimale comparativement à la gestion centralisée. Telle est la position d’Aglietta (2001b, p.69) qui note que : « la privatisation concurrentielle de l’émission des moyens de paiement provoque l’instabilité spontanée de la demande de liquidité. C’est la qualité des actes de la BC [...], qui entraîne la confiance des agents privés, laquelle induit la stabilité de la quantité de liquidité demandée » .
Certes, appréhender la monnaie à la lumière du concept de monopole naturel procède d’une approche purement industrielle qui assimile sa production a celle d’un simple bien matériel où seuls les coûts techniques sont pris en compte, comme nous l’avons vu dans la dernière section du chapitre précédent. De surcroît, cette notion de monopole naturel est elle-même critiquée par certains économistes comme Salin (2000, p.02) : ‘«’ ‘ Dire qu’il y a monopole naturel, c’est prétendre qu’il y a une technique et une seule pour produire un bien […] Autrement dit, si à un moment donné du temps on a le sentiment qu’il y a un monopole naturel parce que, à ce moment là, la technique est celle qui nécessite une unité de production de très grande dimension, nous ne savons pas dans quelle mesure d’autres techniques ne seront pas possibles dans l’avenir ’ ‘»’ ‘. ’
Cela dit, le concept de monopole naturel a le mérite de mettre en exergue l’une des défaillances du marché, et son application à l’offre de monnaie montre les bienfaits d’une organisation centralisée (hiérarchisée) du système bancaire. Quoique le terme de monopole légal semble rencontrer une plus large acceptation dans le domaine monétaire que celui de monopole naturel.
Mais telle n’est pas la position des adeptes de la théorie de la domination monétaire (Gorton, 1987 ; Goodhart, 1987, 1988 ; Aglietta, 1994, 2001a,b; Scialom, 1999) pour qui, l’émergence d’une BC n’est en aucun cas le résultat de la loi, mais celui de l’évolution naturelle du système bancaire. Ainsi, la BC ne serait que l’aboutissement d’un processus évolutionniste propre au marché monétaire, dont les forces poussent indubitablement à la centralisation et à la hiérarchisation 130 . Pour Gorton (1987) et Goodhart (1988) les banques d’une place cherchent d’elles-mêmes à supprimer le marché libre du fait du risque de système. En effet, l’asymétrie d’information qui porte sur leurs actifs les rendant facilement exposables à des runs, elles s’organisent de façon à ce qu’un Prêteur en Dernier Ressort (PDR) apparaisse 131 . L’évolution du système conduit alors naturellement à l’émergence d’une banque particulière auprès de laquelle les autres banques empruntent en période de difficulté, et où elles déposent leurs réserves en temps ordinaire (cas de la Banque d’Angleterre avec les banques « rurales » pendant le 18e siècle).
A notre sens, même si des structures centralisées sous forme de chambres de compensation interbancaire ont historiquement existées, il n’empêche que c’est la décision des autorités publiques qui est à l’origine de l’apparition des BC contemporaines. En effet, comme en témoigne les exemples de la Banque d’Angleterre créée par le roi Guillaume III et de la Banque de France réformée par Bonaparte, ce sont les privilèges que ces banques se sont vues accordés au fil des années, qui sont à l’origine de leurs statuts de BC et de PDR. Aussi, il semble plus approprié de considérer l’émergence des BC comme étant « le résultat d’une combinaison de choix politiques et d’accidents historiques », tel que l’avait préconisé Smith en 1936.
Au terme des développements précédents, on peut avancer que le commerce bancaire, étant à l’origine un commerce de monnaie, est largement tributaire de la confiance du public. Or, avec le développement de la vie en communauté, il s’est avéré que cette confiance ne pouvait être maintenue, qu’à travers une caution publique 132 . C’est pourquoi, les agents économiques n’ont aujourd’hui confiance dans les banques, que parce que l’Etat réglemente et contrôle les activités de celles-ci. Il faut dire qu’à la suite de certaines expériences historiques dites de free-banking, la réputation des banques a sérieusement été entamée, au point que leur liberté (absence de réglementation) fût assimilée à la liberté « d’escroquer » (Tooke, 1840, p.205). C’est ce que nous allons voir dans ce qui suit.
Il est bon de rappeler ici la fameuse citation de Dostoievski: « La monnaie, c’est de la liberté frappée ». Par ailleurs, il faut signaler que les services de liquidité rendus par la monnaie dépassent de loin le cercle de ses seuls détenteurs. En effet, « Si un agent économique se trouve en situation d’illiquidité, cela n’entrave pas seulement son désir d’acquérir des marchandises ou d’éteindre une dette, cette illiquidité pénalise également son vendeur potentiel ou son créancier. » (Scialom, 1995, p.52).
Dans son ouvrage A Market Theory of Money (1989, p.45), Hicks écrit : « Une pièce frappée est un morceau de métal qui porte le sceau de son émetteur ; elle est garantie du fait de ce sceau. Cette garantie porte en premier lieu sur le poids et le titre, la quantité et la qualité. Si elle n’existait pas, il faudrait effectuer des vérifications, et cela coûterait cher…Cela aurait beaucoup gêné le développement de l’usage de la monnaie métallique…Dans la pratique, le sceau a presque toujours présenté l’image ou l’emblème d’un dirigeant ; la garantie donnée est ainsi une garantie de l’Etat. Pourquoi les choses ont-elles évolué dans ce sens ? L’Etat devait-il donner sa garantie ? Il fallait que quelqu’un la donne, et il semble qu’il n’y ait eu que trois options possibles : la garantie pouvait être donnée par l’un des négociants, ou par une association sous une forme quelconque de ceux-ci, ou enfin par le gouvernement sur le territoire duquel les négociants opéraient. On voit que la seconde option, si elle était réalisable, était préférable à la première, car le cercle des personnes dont on pouvait espérer avoir confiance dans la garantie était plus vaste; pour la même raison, la troisième était encore meilleure, en admettant qu’elle soit aussi réalisable. On ne doit donc pas être surpris que la troisième l’ait emporté ». (Traduction française, p.45, Economica, 1991).
Certes, l’apparition des premières BC relève davantage de raisons politiques comme la volonté de capturer le seigneuriage et le financement des dépenses publiques. Toutefois, avec le temps, les BC ont acquis une légitimité purement économique à travers la stabilisation et la sauvegarde du système monétaire.
Le principal privilège dont disposaient les banques titulaires d’une charte était d’échapper à la concurrence via des positions monopolistiques ou oligopolistiques concernant, par exemple, l’émission de bank-notes. Parmi les obligations qui leurs étaient assignées, on peut citer leur contribution au financement des dépenses publiques. Quant aux restrictions, elles prenaient essentiellement la forme de limitations structurelles (actionnariat) et fonctionnelles comme ce fût le cas, par exemple, pour la banque d’Echange d’Amsterdam, autorisée en 1609 à ne prêter qu’à la municipalité et à la Compagnie Unie de l’Inde de l’Est (Benston, 2000b, p.185).
Hicks (1989, p.53) fait remarquer que les monarques de l’époque étaient confrontés à un sérieux problème de crédibilité lorsqu’ils voulaient lever des fonds. D’une part, leur statut royal les plaçait « au-dessus » de la justice, ce qui décourageait les prêteurs potentiels, puisque personne ne pouvait obliger un roi à rembourser ses dettes. D’autre part, si un roi ne pouvait financer ses dépenses courantes que par emprunt, comment ferait-il au moment du remboursement ? La solution à ces problèmes d’aléa moral fut trouvée en Angleterre au 17e siècle. C’est ainsi que la création de la Banque d’Angleterre, intermédiaire entre le pouvoir central et les prêteurs potentiels, relevait de la séparation entre le politique et le financier. Même si cette banque appartenait au pouvoir central, elle était juridiquement distincte de celui-ci, et ses dettes commerciales pouvaient faire l’objet d’une action en justice. Dans la même optique, l’instauration d’obligations d’Etat à L.T a permis à l’autorité centrale d’échelonner et d’honorer le remboursement de ses dettes, devenues plus soutenables.
Selon Plumptre (1938) cité par Selgin (1991, p. 19) : « L’on ne peut dire d’aucun pays qu’il est parvenu à maturité s’il n’a pas sa Banque Centrale ».
L’expression Prêteur en Dernier Ressort a été utilisé pour la première fois par Sir Francis Baring dans ses « Observation sur la création de la Banque d’Angleterre » publiées en 1797 (Bramoullé et Augey, 1998, p.210).
Auparavant, les pouvoirs publics suscitaient davantage la défiance que la confiance. D’ailleurs, le fait que Charles 1er ait saisi en 1640, les avoirs métalliques des marchands de la city, déposés à la Tour de Londres, apparaît comme l’événement précurseur de la banque moderne. En effet, cela a poussé les marchands londoniens à confier leurs avoirs aux orfèvres (goldsmiths) qui sont considérés comme les précurseurs de la banque moderne.