1.1.2. La défiance suscitée par un régime bancaire de libre émission monétaire 

L’émission monétaire ne fut pas de tout temps une affaire d’État confiée à une BC. En effet, plusieurs pays (France 1796-1803, Écosse 1792-1845, Australie 1817-1911, États-Unis 1836-1864, Suède 1831-1902, etc.) ont expérimenté, jadis, des systèmes de free banking au sein desquels plusieurs monnaies (bank-notes) coexistaient. Si la plupart de ces expériences n’ont pas duré dans le temps, c’est parce qu’elles se sont caractérisées par de graves dysfonctionnements (paniques bancaires, hyper-inflation, faillites en cascades, suspension de convertibilité, déposants lésés, etc.). Ceci a obligé l’État à intervenir pour organiser l’émission de la monnaie par le biais d’une BC.

Même si l’intervention publique en matière monétaire est aujourd’hui profondément ancrée dans l’inconscient collectif, le monopole qu’exerce la BC sur l’offre de monnaie n’en reste pas moins contesté par certains économistes. En effet, il existe tout un corpus de contributions théoriques ayant pour point commun de défendre la viabilité d’un système bancaire de libre circulation monétaire, dépourvu à la fois de BC et de contraintes réglementaires. On peut distinguer dans ces contributions, trois grands courants.

D’abord, la « Théorie Contemporaine de la Banque Libre » (Selgin 1991, 1995 ; White, 1993) qui, partant des expériences historiques, prône la convertibilité des monnaies bancaires en une monnaie de premier rang (base monétaire) fournie de façon exogène au système bancaire.

Ensuite, la « Nouvelle Economie Monétaire » (Black, 1970 ; Fama, 1980, 1985 ; Hall, 1982 ; Wallace, 1983, Greenfield et Yeager, 1989) qui défend l’éclatement des fonctions de la monnaie. L’intervention de l’Etat se limiterait alors à définir une unité de compte commune à toute l’économie tout en laissant la discrétion aux banques de choisir leurs propres moyens de paiement, sans obligation de convertibilité.

Enfin, le courant de la « Concurrence Monétaire » (Hayek, 1976, 1978 ; Klein, 1974, Vaubel, 1977 ; Gelfond, 2001) qui appelle à la libre concurrence entre différentes formes de monnaies bancaires (manuelles ou scripturales) sans moyen de paiement standardisé.

L’analyse des expériences historiques qui ont caractérisé la période du free-banking ainsi que des arguments théoriques développés par ces trois courants, nous amène à sérieusement douter de la praticabilité d’un système bancaire de libre émission monétaire. Dans ce cadre, plusieurs critiques peuvent être formulées à l’encontre d’un tel système :

En premier lieu, l’existence de plusieurs monnaies circulant dans l’économie va de pair avec l’augmentation du risque de fraude et de contrefaçon 133 . Cela peut induire des problèmes de sélection adverse à la Akerlof (1970) et miner la confiance des agents économiques dans les moyens de paiement. Un équilibre pénalisant pourrait alors s’installer et affecter négativement le volume des transactions sur les différents marchés. A travers un modèle à générations imbriquées, Williamson (1992) met en évidence deux équilibres possibles. Le premier est pleinement régit par la loi de Gresham selon laquelle « la mauvaise monnaie chasse la bonne ». Le second se caractérise par une situation de fraude qui fait coexister les deux types de monnaies. La qualité de celles-ci est alors inversement proportionnelle à leur vitesse de circulation. En revanche, dans un système où la monnaie est fournie uniquement par l’Etat, l’équilibre de Pareto domine.

En second lieu, il est difficile d’imaginer comment un régime bancaire de libre émission monétaire pourrait s’autoréguler pour maintenir l’équilibre monétaire de façon automatique, en évitant toute pression inflationniste ou déflationniste. Selon Gurley et Shaw (1960, p.256) un système monétaire fondé sur la banque libre conduirait à un niveau de prix indéterminé, avec une offre de monnaie échappant à toute règle rationnelle. De même pour Hicks (1989, p.106), les banques ne disposent d’aucun moyen direct pour parvenir à maîtriser la quantité de monnaie qu’elles créent à travers le crédit. Plus récemment, Figuet et Kauffmann (1998) montrent à l’aide de simulations numériques (logiciel Gauss) que la fameuse « loi du reflux » ou « loi des compensations adverses » sensée régire le comportement d’émission des banques est défaillante 134 . En effet, l’autocontrôle des banques les unes par les autres, via cette loi, est rendu peu efficace par le caractère stochastique des soldes interbancaires de compensation. Etant donnée l’existence de longs délais de réaction, une surémission de monnaie n’est pas suivie d’un retour à l’équilibre monétaire initial.

Par ailleurs, comme le note Aglietta (2001b, p.68) : ‘«’ ‘ L’émission monétaire est endogène et obéit à une logique autoréférentielle : elle est une anticipation de revenus nominaux futurs et crée les moyens de réaliser les échanges qui devront valider cette anticipation ’ ‘»’ ‘.’ Or, dans un monde où les anticipations des agents économiques sont dites rationnelles mais non parfaites, et donc sujettes à des erreurs d’appréciation, l’émission libre de monnaie est potentiellement déstabilisatrice. C’est la raison pour laquelle elle doit relever d’une BC dont l’une des missions consiste alors à « ancrer » ces anticipations. Dans le même ordre d’idées, Friedman (1993) souligne que la gestion monopolistique de l’offre de monnaie est à l’origine d’un effet de levier considérable pour toute l’économie : elle permet une rapidité de rééquilibrage lors d’événements fortuits 135 . Il est important de rappeler ici, le rôle vital de la BC en tant que PDR pendant les périodes de difficultés bancaires, fonction complètement absente dans un système de free banking.

A en croire Minsky (1982, 1986), les conditions d’une crise financière émergent du fonctionnement normal d’une économie de marché. Toutefois, les faillites globales et massives (crises systémiques) pourraient être évitées par l’existence d’un PDR attentif 136 . En effet, l’affichage par le PDR d’une aptitude illimitée à fournir de la liquidité aux banques touchées par une crise de confiance, représente une condition déterminante au rétablissement de cette confiance. Historiquement, les chambres de compensation privées qui ont vu le jour au cours des périodes de free banking n’ont jamais pu assurer le rôle de PDR. Les conflits d’intérêts en leur sein ont conduit à des problèmes de « passager clandestin » où chaque banque s’attendait à bénéficier de l’assistance des autres banques sans jamais contribuer à l’effort d’ensemble (Diatkine, 2002, p.90). De ce fait, la suspension de la convertibilité des dépôts fut largement pratiquée pendant la période de free banking, au grand dam des déposants 137 . D’après Goodhart (1990), seule une banque en situation non concurrentielle et ne cherchant pas la maximisation de son profit peut répondre aux besoins de l’ensemble du système bancaire et imposer une répartition des coûts de l’action commune en cas de crise systémique.

En troisième lieu, dans un système de free banking, le comportement logique de tout créancier recevant de la monnaie-papier en paiement, serait de procéder systématiquement à la vérification de la santé financière de la banque émettrice. Mais, considération faite des coûts de transaction, cela apparaît être hors de portée de la majorité des agents non financiers. Le résultat est bien évidemment une situation d’asymétrie d’information au détriment des porteurs de billets de banque qui, en l’absence d’un mécanisme d’assurance, peuvent en outre faire les frais d’une crise bancaire 138 . Lorsque ces individus sont aussi des déposants, ils ont une tendance naturelle à paniquer puisque, sachant que les retraits se font selon la règle du « premier arrivé, premier servi », ils risquent de ne pas pouvoir récupérer leurs avoirs 139 .

En quatrième lieu, la libre concurrence entre banques conduit à la différenciation alors que la monnaie est par nature un « bien » homogène. En effet, plus il y a de gens qui utilisent une même monnaie, plus elle économise des coûts de transaction 140 , et plus elle rend des services à la collectivité et s’impose d’elle-même : ‘«’ ‘ De façon paradoxale, la large acceptabilité d’une monnaie dépend de sa large acceptabilité ’ ‘»’ (Tullock, 1975). Partant, seule l’unicité de la monnaie facilite et encourage la multilatéralité de l’échange.

Au total, ces différents éléments justifient la réglementation spécifique du secteur bancaire, seul moyen de gérer convenablement une économie monétaire. Cela étant, il est également possible de rationaliser cette réglementation en se référant à une autre dimension de la monnaie : celle d’un ensemble de règles permettant la réalisation de transactions effectives dans une communauté d’échange (Scialom, 1995, p.49). C’est à cette question que nous allons nous intéresser dans ce qui suit, en analysant le rôle des systèmes de paiement interbancaires en tant que biens collectifs ou publics.

Notes
133.

La période du free banking qui caractérisa les Etats-Unis vit l’apparition de beaucoup de banques véreuses, qui furent qualifiées de Wildcat ou Fly-by-night puisqu’elles se spécialisèrent dans l’escroquerie des déposants (voir la troisième section de ce chapitre sur la protection des consommateurs).

134.

Mises (1978, p.138) énonce la loi du reflux de la manière suivante : « Si plusieurs banques d’émission coexistent avec les mêmes droits, et que quelques-unes d’entre elles essaient d’accroître le volume des crédits tandis que d’autres ne modifient en rien leur comportement, alors à l’occasion de chaque compensation interbancaire, des soldes créditeurs apparaîtront régulièrement en faveur des banques les plus conservatrices. La présentation de leurs billets au remboursement diminuant leurs liquidités, les banques en expansion seront très vite contraintes de réduire l’ampleur de leurs émissions ».

135.

Friedman (1993) fait remarquer que la FED dirige une économie dont la production annuelle est estimée à 7000 milliards de dollars et dont l’encours des engagements financiers s’élève à 25000 milliards de dollars, par le biais d’interventions sur le marché des Bons du Trésor de seulement quelques milliards de dollars par an.

136.

Pour Solow (1982), venir en aide aux banques en difficulté pour éviter un effondrement généralisé du système bancaire doit être considéré comme un bien public.

137.

Toutefois, Dowd (1988, p.327) fait remarquer que la simple éventualité d’un arrêt des conversions peut « suffire à enrayer une panique et protéger le système bancaire de l’effondrement ».

138.

Théoriquement, dans un cadre de free banking, un dispositif d’assurance entre banques représente une violation des règles du marché, sensées sanctionner la mauvaise gestion par la faillite. Si la mise en œuvre de cette assurance n’entraîne pas automatiquement la liquidation de la banque incriminée, on peut l’assimiler à un cartel maintenant en survie artificielle les banques les moins efficaces. Par ailleurs, comment obliger les banques à se plier à certaines règles de cotisation sans l’intervention contraignante d’une autorité suprême (l’État) ?

139.

En plus des ruées provoquées par les petits déposants, l’histoire du free banking en Ecosse nous montre que les banques cherchaient à se ruiner mutuellement à travers la « guerre des billets ». Elles achetaient de grosses quantités de billets émis par leurs rivales puis exigeaient d’un coup leur reconversion intégrale en métal, de manière à rendre la banque émettrice illiquide (Selgin, 1991, p.43).

140.

L’utilisation de plusieurs monnaies entraîne des coûts de transaction liés aux manipulations indispensables au change et à la fluctuation des parités entre ces monnaies (Crozet, 1991, p.128).