Il est évident qu’aucun secteur économique ne peut mettre en œuvre un processus productif sans faire auparavant appel à des ressources. Dans le domaine bancaire, ce sont essentiellement les dépôts collectés auprès de la clientèle et les fonds empruntés sur le marché financier qui servent de « fonds de roulement » aux activités de prêts et de placements.
Cela dit, les banques se distinguent des autres intermédiaires financiers par l’imbrication de deux grandes prestations (Bryant, 1980 ; Diamond et Dybvig, 1983) : la transformation qualitative d’actifs (Qualitative Asset Transformation) et la gestion des moyens de paiements (cash-management). C’est cet assemblage qui leur permet de financer des actifs longs et illiquides 182 (crédits et titres) par des engagements courts et très liquides (emprunts sur le marché monétaires et dépôts et placements à vue 183 ). Ce faisant, elles créent de la liquidité et peuvent ainsi garantir à leurs clients un accès direct à la monnaie, condition indispensable pour consommer et/ou investir.
Si cet agencement fait l’originalité de l’activité bancaire, il est aussi porteur de son malheur. Le fait que l’essentiel des engagements d’une banque soit « à vue » tandis que l’essentiel de ses créances est « à terme » la rend potentiellement illiquide et/ou insolvable : les créanciers peuvent faire valoir leurs droits à plus courte échéance que la banque ne peut le faire en regard de ses débiteurs. Pour reprendre les termes du rapport de la Banque Mondiale (2002, p.90) ‘: ’ ‘«’ ‘ Les banques sont le maillon le plus faible du système financier parce que leur passif est exigible, ce qui les met à la merci de retraits soudains ’ ‘»’ ‘.’ Ce faisant, les retraits des déposants ne pourront être satisfaits que s’ils restent normaux. Dès lors que ceux-ci dépassent un certain seuil critique, la banque « tirée » se trouve en difficulté.
En tout état de cause, les demandes de reconversion ne pourront être honorées qu’au regard du patrimoine de la banque (dans lequel se sont diluées les sommes déposées). Celui-ci dépend du niveau des disponibilités, réserves et fonds propres, mais aussi de la qualité des crédits, titres et autres engagements de hors-bilan. Lorsque la banque épuise les procédés ordinaires – comme emprunter auprès de ses pairs – sans satisfaire les demandes de retraits, elle n’a de choix que celui de liquider prématurément ses actifs (en théorie) 184 . Or, la valeur de liquidation « prématurée » du portefeuille d’actifs est en règle générale moindre que la valeur des passifs liquides. C’est d’ailleurs ce constat qui, lors de l’analyse de la crise financière des années trente aux Etats-Unis, avait amené des auteurs comme Simons (1933, 1948), Fischer (1935), Friedman (1960) et Allais (1967) à fermement incriminer les banques. En connectant actifs illiquides et passifs liquides, celles-ci s’exposeraient volontairement au risque de panique et prendraient en otage l’ensemble de l’économie. C’est pourquoi, ces fervents défenseurs du « laissez faire » appellent – exceptionnellement – à l’interventionnisme public en matière bancaire 185 .
Ils préconisent, entre autres, une réglementation des dépôts bancaires, adossant ceux-ci à des réserves obligatoires selon un rapport de 100% 186 . Selon ces auteurs, cela permettrait de dénouer le lien de causalité « vicieux » existant entre actifs et passifs bancaires, qui serait à l’origine de l’instabilité financière 187 .
A l’opposé de cette vision, d’autres auteurs comme Diamond et Rajan (2000, 2001) et Bossone (2000, 2001) appréhendent la structuration des bilans bancaires de façon à connecter des actifs illiquides et des passifs liquides, comme représentant le « noyau dur » de l’activité bancaire. Cette dernière n’est autre, que la « meilleure » réponse aux besoins contradictoires de deux types d’agents économiques. D’un côté, des déposants qui souhaitent avoir un accès direct et instantané à leurs avoirs. De l’autre, des investisseurs qui souhaitent emprunter à échéance et ne rembourser qu’une fois leurs bénéfices réalisés. Rompre ce lien reviendrait purement et simplement à supprimer l’essence de l’activité bancaire. Comme le souligne Selgin (1991, p.104) : ‘«’ ‘ Une banque qui couvre à 100% tous ses engagements n’est pas une institution de crédit, mais un coffre-fort ’ ‘»’ ‘.’
En d’autres termes, une banque ne peut exercer en tant que telle, qu’en étant intrinsèquement fragile et potentiellement illiquide. Et comme le note encore Selgin (1991, p.335) : ‘«’ ‘ Aussi longtemps que les banques continuent d’émettre des créances sur elles-mêmes, convertibles à vue et sans condition, tout en n’étant couverte que partiellement, demeure la possibilité logique d’un effondrement du système ’ ‘»’ ‘. ’D’où le besoin d’une réglementation prudentielle qui sécuriserait l’activité bancaire (Tobin, 1992, p.82). L’existence de situations d’asymétrie d’information entre la banque et ses clients confirme ce besoin réglementaire puisqu’elle est, à son tour, source de trouble. C’est ce que nous verrons dans le prochain paragraphe.
Ces actifs sont illiquides à leur valeur nominale dans l’immédiat. Certes, grâce aux innovations financières et à la titrisation, ils sont aujourd’hui moins illiquides qu’ils ne l’étaient au début des années quatre-vingt. En outre, ils sont de plus en plus substituables à d’autres actifs (exemple, le swap de dette qui consiste à convertir un crédit en participation). Cela étant, le caractère personnalisé de certains actifs comme les crédits (informations privatives détenues uniquement par la banque prêteuse) réduit leur degré de standardisation (non-fongibilité) et empêche leur évaluation objective et donc leur négociation sur un marché secondaire (Goux, 1990, p.681).
Tels les comptes sur livrets (la quasi-monnaie).
La suspension de convertibilité tant contraire aux engagements contractuels de la banque envers ses déposants. Mais sur le terrain, la suspension de convertibilité l’emporte le plus souvent sur la liquidation des actifs bancaires.
En 1933, un comité de huit grands économistes de l’université de Chicago, parmi lesquels C. Simons et F. H. Knight, a proposé à l’Administration Roosevelt un mémorandum visant à réformer le cadre législatif régissant l’activité bancaire aux Etats-Unis. Ce qui fut par la suite appelé le « Plan Chicago » a eu une importante influence sur les Banking Acts de 1933 et 1935 qui voulaient éviter à l’avenir, les épisodes d’instabilité financière. Le plan était organisé autour de quatre propositions : (1) Le transfert des Federal Reserve Banks de la communauté bancaire locale au gouvernement fédéral et l’application du cours légal aux Federal Reserve Notes (2) La conversion des quantités d’or détenues par le secteur privé en Federal Reserve Notes (3) La suppression de toutes les banques de dépôts dans un délai de deux ans et le transfert des activités de collecte de l’épargne publique au Federal Reserve System, avec un dispositif de réserves obligatoires de 100% (4) L’augmentation des prix jusqu’à leur niveau de l’avant crise en conjuguant politique monétaire et politique fiscale. Il est clair que ces propositions étaient trop drastiques pour être appliquées telles quelles. Néanmoins, certaines d’entre-elles le furent partiellement et inspirèrent la prise de décision du gouvernement de l’époque. Par exemple, un décret exécutif de 1933 a nationalisé tout le stock d’or aux Etats-Unis, mis fin au Gold Standard et confié la gestion de l’or à la FED. Dans le même esprit, le Glass-Steagall Act a consacré la séparation entre activité bancaire et commerce de titres (Phillips, 1995, p.275).
Mesure reprise aujourd’hui par les partisans du Narrow Banking. Les partisans d’un système de réserves à 100% se fondent sur une approche juridique qui interprète le contrat de dépôt comme une obligation de garde. Ils voient dans la transformation des dépôts en crédits une violation du contrat de garde et un acte illégitime d’appropriation frauduleuse des fonds d’autrui.
D’après Fisher (1935, p. 07) : « Ce qui est perturbateur est le fait que la banque ne prête pas de la monnaie, mais simplement la promesse de fournir de la monnaie à la demande – de la monnaie qu’elle ne possède pas. ». Selon les termes de Simons (1948), cette instabilité subsistera tant que nous vivrons dans une « debt-as-money society ». A ce sujet, beaucoup de travaux contemporains considèrent le risque systémique comme étant endogène au cycle économique (voir Aglietta, 2002).