b) la relation banque - emprunteur

Dans le cadre de cette relation, la banque est en proie à deux types d’asymétries informationnelles pouvant enclencher son insolvabilité, et par effet d’entraînement une crise systémique. D’abord, l’anti-sélection, où la banque encourt le risque de choisir de mauvais emprunteurs. Ensuite, l’aléa moral lié à l’incertitude qui caractérise la bonne exécution des engagements contractés par l’emprunteur. Deux hypothèses permettent de saisir la logique à travers laquelle la relation banque-emprunteur peut déclencher une insolvabilité systémique : celle de « myopie au désastre » développée par Guttentag et Herring (1986) et celle « d’instabilité financière » introduite par Minsky (1982, 1986).

L’hypothèse de « myopie au désastre » souligne le manque d’objectivité dans la sélection des emprunteurs par les banques. En effet, au cours de périodes euphoriques marquées par des anticipations prometteuses, les banques ont tendance à relâcher leurs critères sélectifs, notamment lorsqu’elles se livrent une rude concurrence. Espérant accroître leur part de marché et consolider leur rentabilité, elles deviennent moins averses au risque de défaut. Ce laxisme s’explique par un biais affectant l’appréciation subjective des banquiers quant à l’occurrence d’événements contingents générateurs de nouveaux revenus (Scialom, 1999, p.63).

Du fait d’une dissonance cognitive 193 , leurs décisions ne sont plus prises sur des bases rationnelles, mais en référence à des événements antérieurs semblables. Or, plus l’épisode de référence est lointain, plus la probabilité subjective du banquier est faussée 194 . Elle devient même nulle lorsqu’elle atteint un certain seuil heuristique (Herring, 1999). Les banquiers cherchent alors à justifier leurs décisions en distordant, ignorant, voire discréditant les nouvelles informations qui ne leur donnent pas raison. La tendance naturelle des mauvais emprunteurs à ne pas divulguer certaines informations amplifie le phénomène. En outre, les anticipations croisées et la concurrence sur les prix poussent les banquiers, jusque-là, épargnés par cette myopie, à se joindre au processus.

Il s’ensuit une spirale de surendettement, entretenue par le renforcement de la capacité d’emprunt des agents économiques (du fait de la spéculation qui valorise leurs actifs). Or, l’accroissement de la quantité de crédits conjointement au tassement des primes de risques conduit à la détérioration de la qualité des créances bancaires. L’ultime résultat est intelligible : Une fragilisation généralisée des bilans bancaires face à un choc exogène.

Le retournement de la situation s’annonce dès que les banques ne peuvent plus « fuir en avant » et prennent enfin conscience de la réalité 195 . Les défauts de paiement potentiels que font peser sur elles leurs emprunteurs les poussent à limiter durement les lignes de crédits prévues.

A la myopie succède un credit crunch qui va rationner quantitativement et sans distinction qualitative l’ensemble des emprunteurs. Parallèlement, l’incertitude qui gagne les banques accroît leur préférence pour la liquidité, ce qui sous-entend la liquidation d’une partie de leur portefeuille-titres.

Les ingrédients de la crise systémique sont alors réunis. Au niveau de la sphère réelle, la communauté d’emprunteurs tributaires –directement ou indirectement– du crédit bancaire accuse un choc productif qui précipite sa mise en défaut 196 . Au niveau de la sphère financière, les courtiers jouant sur l’effet de levier via les crédits bancaires répercutent le rationnement de ceux-ci sur leurs « comptes sur marge ». Le volume des transactions sur le marché financier chute et la préférence pour la liquidité éponge les positions acheteuses : la crise s’installe.

L’hypothèse d’instabilité financière de Minsky (1982, 1986) rejoint en grande partie le processus de cause à effet précédent. Elle se traduit au niveau des bilans bancaires par la contraction du ratio capital/actifs en phase optimiste et par sa hausse en phase pessimiste (Scialom, 1999, p.71). L’accroissement des prêts bancaires qui accompagne la phase ascendante du cycle des affaires alimente la spéculation (Allen et Gale, 2000a). Cela agit positivement sur les prix des actifs financiers et des collatéraux bancaires. Ces derniers s’envolent, alors même, que les banques diminuent leurs réserves et provisions pour risques dans le but de profiter pleinement des forts taux de rentabilité (Cartapanis et Gilles, 2002, p.20).

Au niveau de la sphère réelle, le surendettement des entreprises est expliqué par des prévisions de cash flows« virtuels » en décalage avec la réalité des fondamentaux. A la différence de la myopie au désastre, les taux débiteurs bancaires augmentent suite à une sur-demande de financements par des entreprises qui ont épuisé leurs ressources propres. La probabilité que cette spirale haussière des taux d’intérêt provoque le retournement des cash flows s’accentue, d’autant plus que le poids des entreprises ponzi et spéculatives (artificiellement entretenues par des renouvellements périodiques de leurs dettes bancaires) devient prépondérant dans l’économie. Il suffit alors d’un petit choc pour que le fragile équilibre financier des banques et des entreprises soit remis en cause et cède la place à une crise systémique. Celle-ci peut aussitôt s’étendre à toute l’économie à cause de son canal privilégié : les systèmes de paiement interbancaires.

Notes
193.

Deux éléments cognitifs (informations, opinions, croyances) ont une relation dissonante si l’observation de l’un suit celle de l’autre (Festinger, 1957).

194.

Prast (2000, p. 07) donne l’exemple d’un conducteur qui est témoin d’un accident. Ledit conducteur conduit plus prudemment même s’il sait que la probabilité qu’il ait un accident n’a pas augmenté. Cela étant, son attention se relâche à mesure que le temps passe : cette augmentation « subjective » de la probabilité d’avoir un accident est temporaire.

195.

A la suite, par exemple, d’une forte variation des taux d’intérêts débiteurs, ou de l’éclatement de bulles sur les prix d’actifs (immobiliers) qui dévalorise les collatéraux liés aux crédits bancaires.

196.

Un emprunteur est indirectement tributaire du financement bancaire lorsqu’il a besoin de l’appui d’une banque (engagement de hors-bilan) pour lever des fonds sur le marché financier, par exemple.