En devenant déposant, un agent à capacité de financement transfère aussitôt à sa banque les gênes occasionnés par les imperfections qui caractérisent le marché financier. Si cet agent avait acquis un actif direct à la place du dépôt bancaire, il aurait dû entreprendre lui-même certaines actions onéreuses (recherche d’une contrepartie, monitoring, etc.).
Cela étant, le même raisonnement s’applique à la relation déposant-banque qui n’est autre qu’une relation prêteur-emprunteur (principal-agent), elle-même sujette à l’aléa moral. Partant, le comportement rationnel de tout déposant serait de contrôler la solidité financière de sa banque dans le but de détecter tout danger susceptible de déclencher le retrait de ses avoirs. Mais, en pratique, cela s’avère difficilement envisageable étant donnés certains éléments 234 .
En effet, le portefeuille financier d’une banque fluctue continuellement en fonction de ses positions, de l’évolution des cours du marché et plus généralement de la conjoncture économique. Selon McDonough (1993, p.09) ‘: ’ ‘«’ ‘ Autrefois on pouvait regarder le bilan d’un établissement financier et relever rapidement son exposition aux risques […] Aujourd’hui, l’information fournie par le bilan est clairement insuffisante à ce propos […] La rapidité de l’activité sur les marchés contemporains rend les états financiers dépassés presque avant même qu’ils puissent être préparés ’ ‘»’ ‘. ’Aussi, pour être valable, le contrôle de la situation financière d’une banque doit être permanent.
Mais, les petits déposants n’ont ni la capacité ni l’intérêt économique d’effectuer ce genre de contrôle à la fois complexe et coûteux. Même lorsqu’ils ont accès à certaines informations relatives aux engagements de leur banque, ils ont souvent du mal à interpréter le sens des données comptables. Par ailleurs, beaucoup d’entre eux jugent que les sommes mises en cause ne justifient pas un tel effort. D’autres, encouragés par le fait que les actionnaires de la banque supportent le risque résiduel, se comportent en free rider (Tobin, 1982, p.495).
Par ailleurs, une large partie des informations nécessaires à ce contrôle est confidentielle et souvent non disponible au grand public 235 . En effet, les rapports bancaires (peu détaillés) sont publiés sur une base annuelle, semestrielle et dans le meilleur des cas trimestrielle. En outre, avec la complexification et l’internationalisation de leurs activités, certaines banques peuvent facilement recourir à l’habillage des comptes publiés 236 .
De ce qui précède, il est clair que les petits déposants sont victimes d’une opacité d’information et donc, en situation de faiblesse vis-à-vis de leur banque. Le fait que, celle-ci puisse sérieusement les léser à travers ses actions (déterminées par la maximisation de son profit), les rend particulièrement craintifs, d’où leur propension spontanée à paniquer. Cette propension est d’autant plus forte que la liquidation prématurée des actifs de la banque est loin de couvrir l’intégralité de ses engagements, comme nous l’avons vu dans le cadre des runs (Diamond et Dybvig, 1983).
Face à cette situation, une assistance externe à l’égard des déposants s’impose. Comme le précise Vénard (2001, p. 127) : ‘« La confiance des déposants est un phénomène beaucoup trop aléatoire pour être géré de façon endogène par les banques ».’ Étant donné que les agents économiques sont obligés de passer par le système bancaire (via la détention d’un compte de dépôts à vue) afin de mener à bien leurs transactions courantes, l’État a la responsabilité morale de leur assurer la sécurité de cet accès.
En effet, en tant que garant de l’intérêt général, il lui incombe de protéger les droits pécuniaires de ses citoyens, notamment lorsque ceux-ci prennent la forme de petits déposants non avertis 237 . Toutes choses étant égales par ailleurs, l’intervention de l’État via la réglementation peut aussi être interprétée comme une délégation de monitoring de la part des déposants, au même titre que ces derniers délèguent à leur banque le soin de choisir et de contrôler les emprunteurs qui utiliseront leurs fonds (Lewis, 1992, p.213).
Telle est également la position de Scialom (1995, p.50) qui note que dans la mesure où les banques substituent leurs propres dettes aux dettes des individus : ‘«’ ‘ une autorité monétaire supérieure doit évaluer leur situation individuelle de solvabilité. La Banque Centrale joue à l’égard des banques le rôle que celles-ci assument à l’égard des acteurs économiques. ’ ‘»’
Par ailleurs, on a vu dans la première section de ce chapitre que la monnaie représentait un bien collectif dont l’offre procède du domaine public (BC). Etant donné que les dépôts à vue constituent la forme monétaire la plus courante dans l’économie, ils relèvent implicitement de la même logique. Même s’ils sont créés par des banques commerciales privées, on les assimile le plus souvent à une contrainte de service public : lorsqu’une banque est agrée, elle se voit explicitement astreinte à certaines obligations. Parmi celles-ci, l’accès « quasi-automatique» des agents économiques aux dépôts à vue, qui est communément considéré aujourd’hui comme l’un de leurs droits les plus fondamentaux 238 . La monnaie étant elle-même une créance sur son émetteur ultime, c’est-à-dire l’Etat, il n’y a pas de raison pour qu’il en soit différemment pour le dépôt à vue. Celui-ci doit donc être honoré quoi qu’il arrive. De la même manière qu’un agent qui reçoit des pièces ou des billets en paiement ne contrôle pas la santé financière de l’Etat, il ne devrait pas plus se préoccuper de la santé financière des banques, lorsqu’il reçoit un paiement par chèque ou virement.
En conséquence, il revient à l’Etat d’instaurer, à travers la réglementation bancaire, les mécanismes préventifs et curatifs nécessaires à la protection des déposants. Ces mécanismes peuvent être réguliers tels que la procédure de la charte (charter), l’assurance des dépôts 239 , les réserves obligatoires et le respect de ratios prudentiels. Mais, ils prennent aussi une forme discrétionnaire comme les missions d’audit externe et l’intervention du PDR. Cela dit, dans la plupart des pays, l’instauration d’un dispositif d’assurance explicite des dépôts est considérée comme le moyen de protection des déposants le plus efficace.
Même si cela était possible, on retomberait aussitôt dans les problèmes de ruée vers les guichets et de crise systémique qui suffisent à justifier la réglementation des banques.
On peut citer ici le cas des réserves latentes qui doivent être déclarées aux autorités compétentes mais pas obligatoirement au public. Ces réserves peuvent être dissimulées à travers une sousévaluation des immobilisations ou par le biais du poste « autres passifs » qui permet de surévaluer certains engagements (Mikdashi, 1998, p.161).
Il faut signaler que dans des dossiers récents de précontentieux, comme MobilCom et WorldCom, les banques françaises (BNP-Paribas, Société Générale et Crédit Lyonnais) ont préféré ne pas divulguer les informations relatives au montant de leurs prêts, les garanties associées et les provisions passées. Cette incertitude a d’ailleurs conduit les acteurs du marché financier à prendre leurs bénéfices sur ces banques, et les agences de notation à réviser leurs notes des prêts consentis (Le journal des finances du 13 juillet 2002).
Comme le signale Mikdashi (1998, p. 284-285), la perte subie à l’issue d’une faillite bancaire est proportionnellement plus fortement ressentie par les petits déposants, étant donnés leurs revenus limités, que par les gros déposants.
L’ouverture d’un compte de dépôt à vue se fait sur simple demande de l’intéressé. Toute banque refusant l’accès d’une personne à un compte courant, sans motif valable, encours le risque de se faire rappeler à l’ordre par la BC. En France, l’article L.312-1 du code monétaire et financier stipule que « Toute personne physique ou morale résidant en France, dépourvue d’un compte de dépôt, a droit à l’ouverture d’un tel compte dans l’établissement de crédit de son choix [...] En cas de refus de la part de l’établissement choisi, la personne peut saisir la Banque de France pour qu’elle lui désigne soit un établissement de crédit, soit les services financiers de la Poste, soit ceux du Trésor Public » . Le décret exécutif n°2001-45 du 17 janvier 2001 chargé de l’application de l’article précédent établit un service bancaire de base gratuit, comprenant un service de caisse associé au compte et une mise à disposition de moyens de paiement limités. Il faut signaler que ce décret ne couvre que les personnes concernées par l’ouverture d’un compte à vue sur désignation de la Banque de France.
Les Etats-Unis sont le premier pays à avoir instauré un dispositif d’assurance des dépôts, conséquence directe de la crise de 1929. Cette assurance fut mise en oeuvre par le Glass-Steagall Act de 1933 à travers la création du Federal Deposit Insurance Corporation (FDIC) qui est une agence publique indépendante. Cette mesure apparaissait à l’époque comme le moyen le plus rapide et le plus efficace pour réinstaurer un climat de confiance entre banques et déposants.