3.3.2. L’approche ethnopsychiatrique. Cas de la psychopathologie africaine

En s’intéressant à l’analyse concomitante du fonctionnement psychique d’un sujet et de sa dimension culturelle du trouble psychopathologique, l’ethnopsychiatrie a permis de saisir les troubles qui se développent en fonction du contexte culturel. C’est dans ce sens que H. Collomb (1965) s’est intéressé à la psychopathologie africaine. En effet, de nombreux travaux sont menés dans ce cadre notamment à Dakar (Sénégal).

Dans cette perspective, la conception de la maladie, en particulier la maladie mentale diffère de celle rencontrée en Occident. Pour H. Collomb (1965), A. Zemplini (1968) 108 et autres, la maladie mentale est liée à une cause extérieure à l’individu 109 . Ce qui pose alors la question de la relation de l’individu à l’autre. Ce n’est pas le cas dans les sociétés occidentales où la maladie est liée à l’individu. Dans ce sens, pour la psychanalyse, « il n’y a de maladie que d’individu ».

C’est dans le cadre de ces recherches entrant dans le cadre de la psychopathologie africaine que j’ai situé mes observations. L’avantage de cette approche est de tenir compte de la compréhension d’un fait dans sa globalité, en saisissant non seulement l’explication psychologique d’un fait mais aussi sa dimension culturelle et symbolique. Afin d’illustrer cette complémentarisme auquel G. Devereux (1972) fait allusion, je vous présente une observation clinique que j’ai pu rencontrer lors de mes enquêtes sur le terrain :

«  Il s’agit d’une femme d’une trentaine d’années qu’on va appeler Marie qui été hospitalisée en psychiatrie pour la première fois. Elle y est conduite par sa sœur. La patiente est dans un accès maniaque, anxieux et agité avec désorientation temporo-spatiale ++ et un état onirique développé. Le délire est polymorphe, avec la présence des mécanismes interprétatifs, imaginatifs et hallucinatoires (hallucinations visuelles, acoustico-verbales) et la présence des thèmes mystiques et persécutifs. En effet, Marie se dit voir des sorciers de sa famille en tête desquels son oncle maternel venir vers elle lui faire de mal. Elle les entend aussi comploter contre elle. Et qu’en ce moment, malgré le fait qu’elle soit à l’hôpital, ces sorciers viendront car elle les entend faire des plans pour venir la sortir d’ici. Ce délire est très vécu par le sujet. Le discours du sujet porte aussi sur des références à une multitude de croyances traditionnelles, basées sur les initiations, les diverses consultations.

Marie a toujours été considérée comme la fille de la famille, celle-là qui aidait toute la famille par sa richesse. Elle s’occupait de ses parents, ses frères et sœurs, ses oncles, etc. Suite à un malentendu avec son oncle qui les a fermement opposé, elle a commencé à voir dans ses rêves des personnes venant lui faire de mal. Afin de se préserver contre ses attaques, Marie va consulter les nganga. Les initiations faites vont lui confirmer le diagnostique d’une attaque sorcière.

Environ une semaine après son hospitalisation, Marie ne présente plus des hallucinations, certainement lié à l’effet de la médication. Au cours de l’entretien, la patiente déclare aller mieux. On note un fond culturel relatif au problème de la bénédiction. Après un travail psychothérapique menée pendant près de deux semaines, un des objectifs était de dénouer les relations devenues complexes à cause des conflits, notamment de ceux entre la patiente et son oncle. Après avoir reconnu les effets psychologique qu’un conflit peut avoir sur un sujet, et en même temps préciser le rôle de chaque membre dans une famille, ses devoirs et ses obligations, ce qui a pu d’ailleurs sécuriser Marie , il lui revenait, dans une seconde étape d’aller rencontrer son oncle pour lui demander une bénédiction qui était un modèle culturel de conduite ».

A travers cette observation clinique, on peut la coexistence de deux modèles (psychologique et traditionnel), et surtout leur complémentarité chez le sujet. Le travail psychologique a permis de faire prendre conscience au sujet de certaines réalités psychiques, en lui donnant une certaine consistance, un contenant. La rencontre avec sa culture, en espérant que cela se soit bien passé, ne fera que rendre consistant son contenant de pensées. A travers cette observation, même après avoir retrouvé son esprit critique, Marie continue à désigner son oncle comme le persécuteur. A ce niveau, en tenant compte de la psychopathologie occidentale, on peut faire allusion à l’installation d’un délire chronique, organisé. Dans ce sens, quel est le statut de la culture, notamment des croyances à la sorcellerie chez Marie ? Comment le clinicien peut se situer par rapport à cette question des croyances ? Peut-on désigner comme délirante toute accusation de sorcellerie chez Marie ?

La relation contre-transférentielle avec Marie a conduit à situer son interprétation, à savoir ses accusations de sorcellerie de l’oncle dans un contexte culturel bien précis. Cela, dans le but de ne pas passer à côté de la compréhension du sujet. Dans ses travaux sur l’interprétation du désordre mental au Sénégal, A. Zemplini (1968) note qu’il existe une adéquation entre du vécu individuel à la règle collective. L’interprétation ou la désignation de l’oncle comme responsable du malheur de Marie s’inscrit dans un mode culturel propre conformément aux théories étiologiques ayant cours dans sa culture. Cela ne veut pas dire la décompensation de Marie n’est pas pathologique.

En se présentant comme victime des instances persécutrices, Marie suit un schéma culturel courant, suivant un « modèle culturel d’inconduite », concept utilisé par R. Linton (1968) 110 , puis par G. Devereux (1972). Mais ce modèle n’est pas forcément assimilable à une paranoïa qui aurait pu faire penser à l’installation d’un délire chronique. Dans cette perspective, on peut faire allusion à d’autres phénomènes culturels pouvant être considérés comme des modèles culturels d’inconduite, à savoir la possession par les esprits, les visions, etc. Ces phénomènes ne sont pas des formes psychopathologiques.

Notes
108.

Andréas Zemplini, L’interprétation et la thérapie traditionnelle du désordre mental chez les Wolof et les Lebou du Sénégal, Thèse de doctorat, Paris, Sorbonne, 1968.

109.

Andréas Zemplini, La maladie et ses causes. L’ethnographie: causes, origines et agents de la maladie chez les peuples sans écriture, LXXXI, pp. 2-3, 1985.

110.

Ralph. Linton, Le fondement culturel de la personnalité. Paris, Dunod, 1968, 138 p.