2. Hypothèses

En s’intéressant à la référence répétée des croyances pour représenter la maladie mentale, il s’agit de comprendre les différents processus de symbolisation qui sous-tendent ces représentations. Pour cela, on va partir de l’idée générale selon laquelle la culture a une fonction contenante pour le groupe et pour les sujets vivant dans ce groupe. En ce sens, les « systèmes de pensée », en tant qu’éléments culturels, offrent aux individus des symboles pour pouvoir comprendre leurs difficultés, comme c’est le cas dans la représentation de la maladie mentale.

Dans la société gabonaise en particulier, la représentation de la maladie mentale repose sur un ensemble de représentations traditionnelles liées aux conflits que le sujet peut avoir avec son environnement. Ces conflits sont en relation avec la sorcellerie, la violation des interdits, l’envoûtement, etc. Dans ce sens, la maladie mentale est liée à une perturbation des relations au sein du groupe auquel appartient le sujet. Selon I. Sow (1977), les conflits dépendent de la structure de parenté du sujet. Pour cela, il note deux types de structure de parenté : la structure de parenté matrilinéaire et la structure de parenté patrilinéaire.

Dans la structure de parenté patrilinéaire, I. Sow (1977) note qu’il existe deux pôles relationnels dans cette structure de pensée. D’une part, il y a le pôle horizontal composé des signifiants comprenant les valeurs sociales du sujet et qui se caractérise par l’appartenance du sujet au lignage. Et d’autre part, le pôle vertical se caractérise par le monde des ancêtres. De ce fait, la verticalité et l’horizontalité constituent les deux pôles principaux à l’origine des conflits pour les sujets.

Dans cette structure matrilinéaire, c’est l’oncle maternel qui occupe une place importante dans la famille. Pour I. Sow (1977, 166), il est « l’animateur central et possesseur du réseau de distribution de la substance lignagère elle-même, le bien le plus précieux. L’homme puissant, le Chef : celui qui dispose du principe de vie le plus fort et qui « possède » (quasi littéralement) les autres principes de vie (propriétaire des pourvoyeurs et pourvoyeuses de vie : ses nièces et neveux) ».

Dans cette perspective, l’oncle maternel est aussi celui qui incarne la sorcellerie. C’est le sorcier désigné car il est l’auteur de tous les malheurs que peuvent vivre les neveux et les nièces : échecs, maladies, accidents, malédiction, etc. Il s’agit de la sorcellerie familiale ou intracommunautaire. Le trouble mental en particulier est né du conflit entre ces différents pôles relationnels. Dans cette situation, seul le nganga peut guérir ou protéger le sujet contre ces attaques ou conflits.

Quant à la structure de parenté patrilinéaire, I. Sow (1977) note l’existence de trois pôles conflictuels au lieu de deux comme à la précédente structure. Cette différence est due au fait que « la structure patrilinéaire délègue ou « confie », en quelque sorte, une partie du pouvoir lignager (celui de l’oncle maternel) à des autorités situées hors du lignage ou du clan proprement dit. Si la famille (aussi bien maternelle que paternelle) garde les pouvoirs essentiels, elle tend à devenir de plus en plus un relais : relais du pouvoir de l’ancêtre, bien entendu, mais aussi d’un pouvoir politique, religieux et même traditionnel, situé en dehors de son sein » 113 .

Ainsi, dans ces structures de parenté, la sorcellerie, réservée à l’oncle maternel ou à un membre influent de la famille ou du lignage, sort du lignage ou de la famille ; elle est utilisée dans une communauté, un champ social plus vaste. Dans ces circonstances, la sorcellerie prend un autre sens :

« …la sorcellerie, en tant que telle, se restreint dans son acception, se spécialise et, en quelque sorte, se limite pour ne plus comprendre dans son concept aussi bien qua dans son champ d’action, que la destruction, l’amoindrissement ou, au moins, la neutralisation du principe vital. Les échecs répétitifs, malheurs quotidiens, accidents, bref, tout ce qui contrarier de quelque manière la puissance de vie, etc. sont transférés, littéralement, sur le pôle relationnel conflictuel… » 114 .

Dans cette perspective, le conflit se fera hors du lignage mais dans le monde social. De là, on peut observer dans la société gabonaise l’existence de certains phénomènes comme l’envoûtement (ou le maraboutage en Afrique de l’Ouest), l’empoisonnement ou le fétichage dont l’objectif est soit de faire du mal en agissant sur quelqu’un, soit pour pouvoir acquérir une force ou dans le but d’une réussite sociale. Toutes ces pratiques reposent sur des affects anti-sociaux ; elles sont le prototype d’une relation conflictuelle.

Si les deux types de structures parentales existent au Gabon, il convient de noter que la structure matrilinéaire est la plus courante. Elle se retrouve dans la plupart des régions du pays. La parenté patrilinéaire est présente chez les peuples Fang et Myené. Cependant, avec le brassage des cultures, il convient de noter une apparition des techniques sorcière appartenant à la structure patrilinéaire, montrant alors un certain mélange au niveau des techniques utilisées par certains sorciers. Les conflits relationnels auxquels seront confrontés les sujets vont reposer sur cette diversité des pôles relationnels qui participent à son harmonie. Dans ce sens, la maladie sera fonction du pôle relationnel en cause.

Toutes ces approches sur l’étiologie de la maladie mentale participent aux processus de symbolisation existant dans la société. De ce fait, compte tenu de l’utilisation de ces croyances, il s’agit de savoir comment s’expriment-elles chez le sujet qu’il soit malade ou non ? Et quel sens peuvent-elles prendre ? Dans cette perspective, afin de pouvoir conduire ma recherche, on va tenir compte d’un ensemble d’hypothèses :

1 ère hypothèse : L’utilisation de façon répétée des représentations culturelles obéit à un système de pensée existant dans la société. « Système de pensée » qui induit des comportements orientant le recours aux thérapies traditionnelles.

2 ème hypothèse : Face aux angoisses nées des conflits et des questions existentielles restées sans réponses, à savoir la maladie, il existe une amplification des références aux croyances à la sorcellerie qui, en tant que vision du monde, offrent au groupe et à certains sujets des moyens pour pouvoir symboliser leurs angoisses et difficultés auxquelles ils sont confrontés, à travers la répétition de ces croyances.

3 ème hypothèse : L’existence des croyances dans le discours de certains patients sont l’expression d’une mise en lien entre les représentations psychiques et les représentations culturelles ou « systèmes de pensée » présentes dans la société.

A ces trois hypothèses, on va ajouter une quatrième dite hypothèse méthodologique :

4 ème hypothèse : A travers les épreuves projectives (Rorschach et TAT), le sujet trouve un lieu d’expression et de symbolisation des croyances utilisées existant dans la société. Pour cela, elles permettent de saisir les différentes formes d’expression de la symbolisation.

Ce sont ces différentes hypothèses de travail qu’on va tenter de mettre en évidence sur la base des données cliniques recueillies sur le terrain.

Notes
113.

Ibrahima Sow, Idem, p. 167.

114.

Ibrahima Sow, Idem, p. 167.