La référence répétitive aux croyances constitue une des caractéristiques de la société gabonaise. Ce qui permet alors d’émettre l’hypothèse selon laquelle les croyances sont des systèmes de pensée, des normes, permettant aux individus d’orienter leur pensé et leurs conduites.
Une société se caractérise par un ensemble de représentations et de croyances. Celles-ci font partie de ses normes et valeurs. Dans ce sens, les croyances sont des « systèmes de pensée » existant dans la société. Ces « systèmes de pensée » peuvent être compris à trois niveaux : vision du monde, système de représentations et comme contenant.
En tant que « vision du monde», Pour un psychologue occidental arrivant au Gabon pour la première fois, il sera surpris de voir que certains malades mentaux ne sont pas conduits dans une unité de soins modernes (hôpital) de santé mentale, mais chez un nganga, un prêtre ou un pasteur. La prise en compte de ces thérapies soulève la question de l’importance de l’idéologie, c’est-à-dire « tout un ensemble organisé de représentations et d’explications du monde et notamment du monde des interactions sociales… ». Ce qui permet de donner une importance à la religion, dans le sens de « relation à quelque chose… ».
En prenant le cas de la sorcellerie, on peut tenter de comprendre sur quoi repose cette vision du monde. La compréhension du phénomène de sorcellerie soulève la question de l’organisation du monde. En effet, celui-ci serait divisé en deux : d’un côté, monde visible et objectif où les significations ne sont pas équivoques. Ce monde est régi par les lois de la logique scientifique. De l’autre, un monde invisible dans lequel l’individu est en relation avec eux. C’est un monde qui a possède un autre logique de fonctionnement, où tout se passe la nuit. C’est le monde des « quatre yeux » ou des initiés (E. De Rosny, 1981) 131 .
C’est dans ce monde invisible que s’inscrit la compréhension de la maladie mentale, comme conséquence de l’action sorcière. Celle-ci se passe en général la nuit où le sorcier viendrait manger mystiquement sa victime, en s’accaparant de son « élan vital ». Pour cela, plusieurs conséquences peuvent s’en suivre : au pire la mort, sinon la maladie, et en particulier la « folie ». L’expression « il a été mangé » symbolise bien cette atteinte par les sorciers. En fait, cela voudrait dire que le sujet a été vidé de son « élan vital », de son âme. Ainsi, le phénomène de la sorcellerie soulève la question de l’organisation de l’univers en deux : visible et invisible et l’exercice des pouvoirs magiques. Ceux-ci peuvent être bénéfiques comme c’est le cas pour le nganga dont l’objectif est de contrecarrer les pouvoirs maléfiques du sorcier 132 .
Au Gabon, il existe beaucoup de magiciens ou « féticheurs ». Certains ont des pouvoirs bénéfiques (« devins-guérisseurs ») alors que pour d’autres, ils sont maléfiques (jeteurs de sorts). Les dévins-guérisseurs ou nganga ont cette faculté de soigner les gens. Aussi, peuvent-ils procéder à des pratiques occultes, à savoir la divination (prédiction de l’avenir, vision des choses cachées ou éloignées). Les « jeteurs de sorts » ou « sorciers » ont un esprit maléfique. Certains jeteurs de sorts ou sorciers se rencontrent le plus la nuit pour procéder à des sortilèges ou pour se livrer à des actes magiques. Il s’agit du « vampirisme ». En effet, ces personnes « sortent pendant la nuit » mystiquement pour agir. En principe, il s’agit d’un esprit, « monstre spirituel » ou « Evu » qui habite le corps de la personne. Cet esprit se transforme la nuit et peut prendre la forme d’un animal (hibou, chauve-souris, etc.). Certains actes de magie noire consistent en l’envoûtement. Celui-ci se fait avec une partie du corps (cheveux, ongles, etc.) ou avec quelque chose (bouts de vêtement, restes d’aliments, sable sur lequel la personne a laissé la trace de ses pieds, etc.) ayant appartenu à la personne à nuire.
En quoi la vision du monde peut être considérée comme des systèmes de représentations ?
Dans le cadre des « systèmes de représentations », si dans la société gabonaise, les représentations de la maladie mentale reposent sur un ensemble de croyances, celles-ci sont considérées comme un système de représentations, c’est-à-dire un « ensemble d’idéaux qui servent de critères d’évaluation des individus, des conduites et des objets […] et constituent de la sorte une instance évaluatrice des comportements » (G-N. Fischer, 1996, 17-18) 133 . Ces croyances sont des idéaux, des normes auxquelles l’individu devrait se soumettre ou utiliser dans ses pratiques. Ce sont les modèles de conduite du groupe.
Etant de tradition orale, les Gabonais utilisent des modèles de conduite issus de certains récits comme les mythes. Ceux-ci véhiculent une philosophie, une vision du monde qui sert de normes. Pour cela, la plupart des valeurs et normes issues de la tradition reposent sur des mythes, orientent et dirigent les conduites et les attitudes des individus. Ainsi, ils sont des récits fondateurs ; ils permettent de relater un événement, une histoire en relation avec le temps. Ils sont transmis de générations en générations depuis les temps les plus anciens. La sorcellerie qui permet de comprendre la maladie mentale repose sur un récit mythique et peut varier selon les contextes. Ce qui permet alors de tenir compte de cette problématique des croyances à la sorcellerie, comme une des caractéristiques des représentations culturelles.
Ainsi, la vision du monde permet à l’être humain, resté impuissant face à certaines questions existentielles, notamment sur ses origines, sa vie, etc. sans réponses, de répondre aux angoisses suscitées. La religion et les systèmes de représentations essaient d’apporter un sens, une solution. Dans cette perspective, les croyances et les mythes permettent toute symbolisation de l’angoisse et d’avoir prise sur celle-ci. Ces « mises en forme » culturelles constituent le « matériau de la psyché ».
Quelle fonction peuvent jouer ces croyances pour le sujet et pour le groupe ?
Et en tant que « contenant », s’étant intéressé à l’« imaginaire groupal » composé d’un ensemble de représentations et de croyances, R. Kaës (1979) 134 montre comment ces représentations organisent l’imaginaire des individus vivant dans un groupe. Chaque individu va utiliser ces représentations afin d’organiser sa vie. Dans ce sens, pour N. Nicolaïdis (1991) 135 , le facteur culturel (croyances) joue un rôle dans le ressourcement des fantasmes, dans la couleur de la texture et dans l’intensité des fantasmes. Ainsi, pour R. Kaës (1979), la culture a une fonction de contenant pour le groupe et pour le sujet.
Dans un groupe à médiation thérapeutique, B. Chouvier (2004) 136 met en relief plusieurs fonctions psychiques, notamment la fonction de soutenance. Celle-ci a pour objectif la construction d’un fond d’où émergent les formes dans le travail de créateur. Par comparaison à ce groupe thérapeutique, on note dans le groupe normal l’existence des croyances qui constituent une base pour le groupe auquel appartient le sujet. A travers ces croyances, le sujet va tenter d’exprimer ses vécus internes liés non seulement à ses difficultés existentielles, mais aussi à ses angoisses, ses souffrances, lui permettant ainsi d’exprimer et de thématiser ses conflits. Les patients rencontrés qui –comme on le verra au prochain chapitre –font référence aux croyances et donnent forme à leurs conflits intrapsychiques en utilisant les croyances dans leur discours.
Eric de Rosny. Les yeux de ma chèvre : sur les pas des maîtres de la nuit en pays douala. Paris, Plon, 1981, 548 p.
Eric de Rosny. La nuit, les yeux ouverts. Paris, Seuil. 1996, 283 p.
Gustave-Nicolas Fischer. Concepts fondamentaux de la psychologie sociale. Paris, Dunod, 1996, 2ème édition, 226 p.
René Kaës, Introduction à l’analyse transitionnelle, Crise, rupture, dépassement, Paris, Dunod, 1979, pp. 1-81.
Nicolas Nicolaïdis, Fantasmes originaires et fantasmes historico-mythologiques. Revue Française de Psychanalyse, Paris, PUF, 5/1991, pp. 1185-1189.
Bernard Chouvier, « Objet médiateur et groupalité », in Groupes à médiation en pratiques institutionnelles, Revue de psychothérapie psychanalytique de groupe. Paris, Erès, 2004, pp. 15-27.