3.3. Famille, maladies mentales et thérapies

La famille est un des éléments participant à l’organisation de la personne en Afrique. Elle est au centre de tout, en ce qu’elle est permanence et survivance de la société. En son sein, se situent aussi des enjeux de pouvoir, de lutte des alliances et de cohésion du groupe social.

A cet effet, le groupe social se compose-t-il des clans, ensemble des lignages. Celui-ci définit l’identité du descendant et détermine sa filiation pouvant être matrilinéaire ou patrilinéaire. D’un côté, il convient de noter que le système patrilinéaire est très minoritaire au Gabon. On peut noter seulement dans deux groupes ethniques sur la dizaine que compte la société. Dans ce système, la parenté, la hiérarchie, la transmission des biens se font selon la lignée masculine. De l’autre, le système matrilinéaire est très prédominant dans la société. La transmission se fait par la lignée maternelle, d’oncle à neveu. Dans ce système, l’enfant appartient au clan de la mère. La frère de celle-ci exerce une autorité sur l’enfant par rapport au père qui n’a aucun droit légal sur l’enfant. Toutefois, si la famille est essentiellement matrilinéaire, elle se définit en fonction de sa patrilinéarité.

De ce fait, l’identification de l’individu dans le clan tient compte de l’origine, de la devise symbolique et de l’animal totémique qui sous-tendent un ensemble d’interdits. En ce sens, la notion de famille n’est pas la même que celle utilisée en Occident. Le système familial n’est pas constitué que du père, de la mère et des enfants mais il est beaucoup plus complexe et étendu. Il existe une macro-famille, à l’échelle nationale, telle les Punu, Fang, Myéné, etc. car il peut arriver que le même totem se retrouve dans différents clans et groupes ethniques. Ainsi, il y a aussi une famille élargie qui est celle d’un groupe social où les membres sont parents par filiation verticale ou horizontale. Dans la parenté par alliance, elle se fait au moyen des mariages ou d’une ressemblance totémique. Et d’autre part, il y a la filiation par le sang, comme dans le clan. Et enfin, il y a la famille restreinte, conception occidentale.

En prenant le cas des sociétés matrilinéaires, chez les Punu, le père occupe aussi dans la vie de l’enfant une place centrale. En vivant avec son père, en patrilocalité, la place de l’oncle maternel est occultée. De ce fait, c’est le père qui assure la transmission des valeurs et le respect des ancêtres. En ce sens, l’oncle devient un « père de substitution » et joue un rôle de verrou de sécurité, régulant la trop grande puissance du père sur l’enfant. Ainsi, l’enfant ou l’individu n’appartient pas uniquement à ses parents géniteurs mais s’inscrit aussi dans un réseau de relations plus larges qui s’exprime en termes d’ethnie, tribu, clan ou lignage, tant au niveau de son éducation que de sa prise en charge sociale, culturelle que thérapeutique.

Dans cette perspective, la maladie du sujet va être l’objet de pouvoir tant du côté de sa famille maternelle que paternelle. Selon les différents conflits qui existent entre les deux familles, c’est l’une ou l’autre famille qui sera accusée comme responsable de la maladie du sujet. Cette origine repose sur les différents interdits de la famille ou est liée à la sorcellerie. Dans ce sens, la maladie du sujet va mobiliser tous les membres importants de la famille non seulement pour trouver l’origine de cette maladie mais aussi pour le choix de la prise en charge thérapeutique qui va aussi tenir compte des enjeux de pouvoirs familiaux.

En somme, la référence aux croyances pour représenter la maladie mentale n’est pas le propre de la société gabonaise. De nombreux travaux ont été effectués dans certains pays africains comme l’Algérie (N. Mohia-Navet, 1993) 137 , le Maroc (A. Ouattah, 1993) 138 , la Côte d’Ivoire (G. D. Tchetche, 1998) 139 ou le Congo (C. Moukouta, 2000). En France, les travaux de J. Favret-Saada (1977) témoignent et rendent compte de l’existence des différentes croyances dans les sociétés traditionnelles françaises (Bocage). Tous ces travaux ont mis en relief l’importance des croyances, notamment dans la représentation de la maladie. En Occident, c’est par le truchement de la science et des techniques que certains problèmes auxquels les individus sont confrontés trouvent leurs solutions. Alors que ce n’est pas le cas au Gabon. Faut-il y voir l’impact de la science ?

Si l’influence du scientisme (évoquant le rationalisme des faits) peut être une des raisons de l’effritement de la symbolique en Occident, la question se pose autrement les sociétés traditionnelles. En effet, dans la société gabonaise, il y a coexistence de deux mondes : un monde « rationnel » et un monde « irrationnel », une pensée symbolique et une pensée rationnelle. A certains moments et sur certains plans, il existe une la prédominance du monde symbolique. A cet effet, y aurait-il une prédominance de la pensée symbolique dans ces sociétés traditionnelles au détriment de la pensée objective ou scientifique ? Alors quel rôle joue la fonction symbolique ou plus précisément les croyances traditionnelles dans la société gabonaise ? Pourquoi, en cette fin du XX ème siècle et début du XXI ème siècle, les progrès de la science n’ont pas détourné les Gabonais de l’influence de la symbolique ?

A partir des données anthropologiques recueillies sur les sociétés traditionnelles canaques, M. Leenhardt (1947) 140 a permis de comprendre le fonctionnement de leur pensée, en définissant culturellement les différentes formes de l’activité symbolique, comme les mythes, les traditions, les croyances, les rites (sens restreint) dont le rôle est d’attribuer un sens au monde. Pour cet auteur, la pensée des canaques offre un modèle par rapport à la pensée occidentale. De ce fait, le sens des comportements s’explique au travers des mythes qui les déterminent, permettent d’appréhender le monde, de se diriger, de diriger, de se reconnaître soi-même en eux-mêmes. Dans ce sens, toute pensée comporte un « aspect rationnel » et un « aspect irrationnel ». Selon les circonstances, un aspect peut prendre le dessus sur l’autre. Comment comprendre la prédominance de l’aspect symbolique ou de l’irrationnel dans les sociétés traditionnelles ?

Notes
137.

Nadia Mohiat-Navet, Les thérapies traditionnelles dans la société Kabyle. Paris, L’Harmattan, 268 p.

138.

Ali Ouattah, Ethnopsychiatrie maghrébine. Représentations et thérapies traditionnelles de la maladie mentale au Maroc. Paris, L’Harmattan, 1993, 268 p.

139.

Georges Dimy Tchetche, Thérapies familiales et contextes socio-culturels en Afrique noire. Paris, L’Harmattan, 1998, 270 p.

140.

MauriceLeenhardt, Do kamo. La personne et le mythe dans le monde mélanésien, Paris, Gallimard, 1947, 259 p.