4. La pensée magique comme source des croyances

L’omniprésence des croyances dans la société gabonaise implique un intérêt particulier au phénomène de la croyance. Afin de le saisir, on va partir de l’hypothèse selon laquelle l’utilisation des croyances pour comprendre certains phénomènes et la référence certaines pratiques, notamment traditionnelles, reposent sur l’existence d’une pensée magique chez les individus. Quels sont les mécanismes psychiques qui sous-tendent cette croyance ? Quelle est l’influence des représentations culturelles dans le développement de cette pensée magique ?

L’adhésion directe au phénomène de croyance soulève la question de la pensée magique qui est, selon L. Lévy-Bruhl (1910) 141 , une forme de pensée. Basée sur une expérience subjective, pour l’auteur, cette forme de pensée repose sur le fait que la cause de toute chose est dans l’existence d’une âme universelle, véritable projection de l’âme humaine sur le cosmos. Selon cette logique, l’ensemble de l’univers est peuplé des esprits animant les êtres, les choses. Dans ce sens, la croyance est un mode de pensée hermétique à toute expérience objective ; elle ignore la pensée rationnelle. Il s’agit de l’« imperméabilité au rationalisme » de la pensée. De ce fait, la pensée magique obéit aux lois qui diffèrent de celles connues. Dans ces lois logiques, il n’existe pas de notion de contradiction. Par exemple, l’esprit d’un parent mort peut aussi être vivant. La perception du monde est mystique car reposant sur des forces surnaturelles, pré-existant à tout système explicatif ou de causalité. L. Lévy-Bruhl (1910) parle alors de pensée « prélogique ».

Cette pensée repose sur des faux présupposés, même si son développement obéit aux lois logiques. Cette erreur de jugement ressemble à celle observée dans le délire paranoïaque reposant essentiellement sur la projection et aboutissant au fait que les événements extérieurs sont ramenés et interprétés par un « Moi tout puissant », comparable à la pensée primitive ou magique (Lévy-Bruhl, 1910). Le fonctionnement de cette forme de pensée repose sur des facteurs émotionnels et affectifs. Certains individus, ne croyant pas à la sorcellerie, lorsqu’ils sont pris eux-mêmes dans un drame de sorcellerie, leur implication émotionnelle les amène dans un fonctionnement semblable à celui des superstitieux. Ici, la croyance prend le sens d’une explication causale.

Quels sont alors les mécanismes psychiques qui sous-tendent l’utilisation des croyances à la sorcellerie ? Ayant travaillé sur les conduites humaines, notamment leur description et leur compréhension, P. Janet (1926) 142 différencie deux types de croyance, savoir la croyance assertive et la croyance réfléchie.

La croyance assertive se fait d’emblée et est totale à l’objet. Au niveau des croyances, le sujet croit automatiquement à ce qui lui sera dit. Il s’agit d’une croyance « pythiatique » qui consiste à « croire à ce qu’un autre dit ». Cette croyance tient son origine dans l’Antiquité grecque où le terme « pythie », en grec « puthia », signifie une prêtresse d’Apollon qui rendait les oracles à Delphes. Ainsi, la pythie était la médiatrice entre la divinité à l’origine de ses transes, ses possessions et les prêtres du dieu qui les interprétaient sous forme d’oracles. Dans cette relation, il y a la soumission de la pythie d’une part, au dieu Apollon qui lui donnait force et flamme, et d’autre part, aux prêtres qui avaient le savoir et le pouvoir du dieu.

Pour P. Janet (1926), la croyance assertive repose sur deux caractéristiques principales : la labilité affective et le principe de contradiction. D’une part, étant donné qu’elle est liée à l’objet, elle peut subir des variations. D’autre part, elle échappe à toute logique et répond plus au principe de plaisir. En prenant l’exemple de l’hystérie, P. Janet (1926) note que l’hystérique est sous l’emprise et l’influence de l’autre. Cette malléabilité psychique entraîne chez l’hystérique toute une série de symptômes que seule une force de persuasion autre (celle du thérapeute) est capable de chasser. En ce sens, les croyances religieuses ou à la sorcellerie obéissent bien à ces principes. Par exemple, si le nganga nomme une personne de la famille comme étant la sorcière, responsable de la maladie d’un individu, la force de persuasion sera telle que le malade et son entourage ne pourront plus ôter cette idée de leur tête. Il en va de même pour les chrétiens qui pensent qu’ils seront « sauvés » après leur mort.

Quant à la croyance « réfléchie », elle prend appui sur la réalité et repose sur les bases rationnelles. L’adhésion à la croyance ne se fait qu’après un temps d’évaluation logique. Dans cette forme de croyance, la « réalité » joue un rôle considérable. Du point de vue phénoménologique, E. Husserl (1913) 143 , note que la réalité est l’étape évoluée par rapport à la croyance.

Ainsi, à partir de ces deux formes de croyance, on a d’un côté, la spontanéité et l’immédiateté, une labilité affective du sujet et un principe de contradiction. C’est la croyance assertive. Cette forme de croyance obéit aux mêmes principes que ceux rencontrés dans le fonctionnement psychique, avec le principe de plaisir, les processus primaires, etc. De l’autre, on a la forme réfléchie qui tient compte de la durabilité et la stabilité des faits, de la logique et de la réalité. Il convient de noter que cette forme de croyance tient compte du fonctionnement secondaire, avec le principe de réalité, l’identité de perception et des processus secondaires.

Par rapport à cette recherche, on peut dire que l’utilisation des croyances s’inscrit dans la première forme de la croyance, à savoir la « croyance assertive ». En prenant le cas des croyances à la sorcellerie qui dominent la société gabonaise, il convient de noter une croyance spontanée et immédiate à ce phénomène chez la majorité des Gabonais. Par exemple, l’annonce d’un événement malheureux (mort, maladie) implique une origine sorcière. Cette relation va être prise pour vraie par la population proche, parfois lointaine de la famille ayant vécu le fait. Cette spontanéité va exclure toute forme de raisonnement scientifique des sujets croyants. La référence à ces croyances entraîne aussi chez le sujet une certaine malléabilité psychique. Dans le cas des croyances à la sorcellerie, le sujet peut considérer plusieurs personnes comme des sorcières, c’est-à-dire, à l’origine de son malheur selon les actes malveillants du sorcier, en faisant fi de toute logique de contradiction. Dans ce sens, tout ce qui est logique ou est en rapport avec la réalité est mis à l’écart.

Pour cela, il est difficile d’expliquer scientifiquement à un croyant à la sorcellerie l’existence d’une mort naturelle. D’ailleurs, au Gabon, l’expression de « sida de la sorcellerie » liée à une étiologie d’origine sorcière ou mystique du VIH, montre bien la forme de croyance utilisée pour expliquer l’origine de la maladie. Comment peut-on expliquer la persistance de ce phénomène de la croyance, notamment assertive chez un individu ? Pourquoi certains sujets se caractérisent soit par l’une ou l’autre forme de croyance ?

Afin de d’essayer de comprendre ce type de fonctionnement, il semble intéressant de comprendre le fonctionnement psychique du sujet depuis son enfance jusqu’à l’âge adulte. S. Ferenczi (1913) 144 note quatre principaux stades dans le développement de la croyance : le « stade de la toute puissance du désir », le « stade de la toute puissance hallucinatoire magique », le stade de la « toute puissance par les gestes magiques » et le stade de l’« animisme ».

Le « stade de la toute puissance du désir » est hérité de la vie fœtale. A ce niveau, le nourrisson est dans l’illusion du fantasme de la toute puissance. Cette illusion est à l’origine de la croyance primaire. Le « stade de la toute puissance hallucinatoire magique » permet la production interne de toute image ou représentation. Cette production est suivie d’un effet véritable lié à la satisfaction pulsionnelle. Les symptômes obsessionnels, processus de rêve ou au délire pour expliquer cette toute puissance magique. Cependant, étant donné que l’enfant ne possède pas encore cette capacité de mentalisation suffisante pour mettre en œuvre un protocole magique, il utilise plutôt d’une magie verbale qui se caractérise par la possibilité qu’a l’enfant de réclamer, sans différer la réalisation de ses désirs. De ce fait, sa pensée s’assimile à l’action.

Le stade de la « toute puissance par les gestes magiques ». Chez le nourrisson, l’agitation motrice, les cris liés à la souffrance physique ou psychique due au manque sont vus par l’enfant comme étant le résultat direct de la satisfaction du désir. Pour un observateur extérieur, il s’agit d’une illusion car elle n’existe que dans l’écart qu’il y a entre ce qui est éprouvé et ce qui est su. Or, pour l’enfant, il n’y a pas de différence entre ce qui est ressenti et su : il s’agit alors d’une certitude. Ce n’est que plus tard que pourrait fonctionner les processus d’illusionnement, lorsque l’enfant tiendra compte de la relation entre savoir et ressenti. Enfin, il y a l’ « animisme » qui attribue une vie aux objets extérieurs. Cette phase est à l’origine de la naissance de la croyance religieuse chez l’enfant. Elle se caractérise par la phase religieuse.

Selon S. Ferenczi (1913), cette dernière phase religieuse comprend deux sous stades : d’une part, le stade de la figuration symbolique où les signes sont liés aux objets parfois dissemblables ; c’est la phase de formation du symbole ou phase du symbolisme. En prenant le cas du langage, on peut dire qu’il est, à travers les mots qui le constituent, le véhicule essentiel du fantasme d’omnipotence. Ce pouvoir du langage ou des mots magiques se rencontrent tant dans la névrose (conduites obsessionnelles) que dans les rituels religieux et chez l’enfant. De même, on peut rencontrer le pouvoir du langage dans certains états psychotiques (certains modes de mentalisation schizoïde : appartenance aux modalités pré-magiques et pré-représentationnelles). Avec le langage et les mots magiques, l’enfant accède à la symbolisation verbale. Ce qui entraîne la naissance des dieux, deuxième sous phase.

D’autre part, la création des dieux. Cette deuxième phase est liée au développement des capacités cognitives et perceptives de l’enfant. Au cours de son développement, l’enfant découvre l’existence d’autres êtres qui lui sont supérieurs, par leurs pouvoirs surnaturels. Pouvoirs qu’il ne maîtrise pas et qui ont une influence sur lui et sur les choses qui l’entourent. Par ces pouvoirs, l’enfant se rend compte que ce sont des êtres à redouter et il est prêt à tout faire pour se concilier leurs faveurs. A ce niveau, selon L. Lévy Bruhl (1910) 145 , l’enfant est comparable au « primitif » au niveau de sa mentalité.

Au cours de cette phase de la création des dieux, en même temps que l’enfant projette l’omnipotence sur les images parentales, son soi se vide, faisant place à l’idée de l’existence des dieux. Ainsi, le fantasme de la toute puissance chez l’enfant est le même qui participe à la création des divinités. Il naît alors une croyance primaire symbolique des choses qui devient autonome. Cependant, tout en tenant compte de la réalité, cette croyance primaire va prendre sa source dans le Moi-plaisir. D’où la relation entre la logique symbolique et la logique affective.

A travers ces différents niveaux de croyance, on peut noter l’évolution du croire. Sur les trois premiers niveaux, la croyance se fonde sur le ressenti, l’éprouvé de l’enfant dont la base est l’identité de représentation et l’identité de perception. Toutefois, il peut y avoir une relation entre la croyance primaire et certaines pathologies (crise épileptique, rituel obsessionnel, conversion hystérique) ou encore certains comportements symboliques (rituels religieux) ? Le quatrième niveau essaie de répondre à cette question car, au cours du développement du sujet, le milieu, à savoir l’éducation, les éléments culturels vont renforcer ou non l’existence de chaque phase existant chez l’enfant. Cette réalité extérieure ne peut avoir d’effet que s’il existe des prédispositions chez le sujet. C’est ce qui pourra permettre la persistance des croyances à l’âge adulte.

En résumé, par rapport à la première hypothèse, on peut dire qu’il existe trois grandes formes de croyances dans la société gabonaise : les croyances médicales, religieuses ou chrétiennes et « traditionnelles ». Ces différentes croyances sont des « systèmes de pensée » auxquels les individus, selon leur âge, sexe et niveau d’étude, se réféèrent pour orienter leurs comportements.

Notes
141.

Lucien Lévy-Bruhl, Les fonctions mentales dans les sociétés inférieures. Paris, Alcan.

142.

Pierre Janet, (1926), Un délire religieux, la croyance. De l’angoisse à l’extase. Etude sur les croyances et les sentiments. Vol. 1. Paris, Payot, 1975.

143.

Edmund Husserl, (1913), L’idée de la phénoménologie. Cinq leçons. Paris, PUF, 1978, 136 p.

144.

Sandor Ferenczi, Le développement du sens de la réalité et ses stades. Psychanalyse II. Œuvres complètes. Paris, Editions Payot, pp. 51-65.

145.

Lucien Lévy Bruhl (1910), La mentalité primitive. Paris, P.U.F., 1960, 15ème édition, 543 p.