L’objectif ne consiste pas à décrire cette pratique de la sorcellerie mais plutôt à s’intéresser aux effets, surtout au vécu occasionné par cette pratique, non pas des sorciers mais surtout des victimes, les non sorciers, ces individus qui vivent dans le même groupe ethnique que ces sorciers. Seulement, la sorcellerie-anthropophagie est une activité normale du sorcier et s’inscrit dans le cadre de ses activités. De nombreux travaux anthropologiques ont permis de décrire cette pratique de la sorcellerie. Afin de comprendre comment se déroule cette pratique, on va se servir des travaux de H. Gravaud (1975) 154 . L’auteur raconte une histoire de sorcellerie :
« Les repas des sorciers se caractérisent par deux moments : le premier consiste à capter le « double humain » détenant les énergies vitales. Ce double est gardé par un sorcier. L’ensemble des membres de l’association attend la mort et les funérailles de la victime avant d’agir. Le deuxième moment est la réunion des sorciers pour le repas communautaire après les funérailles. La chair humaine est mangée de façon symbolique. Ce n’est pas le corps de la victime qui est mangé car même après un repas de sorcellerie, s’il arrive que le cadavre de la personne soit déterré, le corps serait intact.
Pour expliquer cette nourriture symbolique, deux conceptions sont avancées. D’une part, la croyance populaire pense que la nuit, après s’être dédoublés, les sorciers se réunissent autour de la tombe de la victime. Par leur pouvoir magique, ils font remonter le corps en surface sans avoir besoin de déterrer avec des pelles. Ils raniment le mort en lui restituant son double et ses forces vitales. C’est à partir de là qu’ils vont le tuer et le disséquer, provoquant ainsi sa vraie mort. D’autre part, selon la conception des initiés, c’est le « double humain », l’âme qui se retrouve en présence des sorciers. Le corps, quant à lui, reste toujours dans la tombe. Et les sorciers n’y ont pas accès. C’est la nuit, au cours de leur réunion invisible que le double de la victime est amené. C’est là que la personne prend conscience de sa situation. Malgré les supplications de lui faire grâce, les sorciers vont le tuer. La victime est enveloppée avec des feuilles. Du feu est mis à ces feuilles. Celles-ci dégagent une fumée âcre.
Etant donné la dimension invisible dans laquelle le rassemblement se fait, le feu et la fumée ne sont pas repérés par les gens. Seuls les avertis (d’autres sorciers, nganga…) peuvent se douter de la présence d’une « table mystique » ou d’un « repas mystique », mais ne diront rien le lendemain. Cette nuit-là même, des chiens passent le temps en train d’aboyer. Au cours de ce repas, certains curieux ne faisant pas partie de l’association peuvent être obligés d’y rester car ayant découvert le « pot au rose ». Pour cela, ils sont aussi invités à participer au repas car ne pouvant plus repartir. Par conséquent, ils sont obligés de devenir membres. Après que les feuilles ont fini de prendre feu, la prochaine opération est l’éventement. En effet, dans la pensée africaine, l’âme correspond aussi au souffle de la vie. C’est elle qui anime le corps. Dans ce cas précis, cette âme va constituer le corps. Plus l’éventement se fait, plus le corps prend forme. Il pourra même prendre la forme d’un chevreau. Et c’est ce corps-là qui sera mangé. Les membres supérieurs et inférieurs sont très courts et le tronc développé. Il n’a aucune forme humaine, mais c’est le double de la victime.
Si un danger se présente et qu’il faille fuir devant les « chasseurs de sorciers », le gonflage cesserait et le partage ne donnerait pas grand chose. Mais si rien ne vient troubler la réunion le gonflage va se poursuivre jusqu’à ce que l’homme ait le volume d’un veau, d’un cheval, d’un taureau. Il est alors dépecé. Et celui qui a entrepris cet acte de sorcellerie rembourse ses dettes vis-à-vis des autres sorciers ; il distribue les morceaux dont il pourra exiger le remboursement en temps opportun. Les sorcières commencent sur place leur cuisine ensorcelée afin que tout le monde mange. Après le sabbat, les sorciers se dispersent chacun avec le morceau emprunté. Certains avertis peuvent remarquer le retour des sorciers. Dans la brousse, ils voient les sorcières ployer sous le poids des calebasses invisibles remplies de viande. Dans quelques cases, des enfants pleurent : « Je veux de la viande qui est sous le lit » ; « il n’y a rien sous le lit », lui dit-il. « Si, c’est ma mère qui me l’a mise tout à l’heure ». Chacun se tait. Mère et enfant sont sorciers.
Dans certaines communautés africaines, ce sont ces fantômes qui s’occupent des travaux champêtres des personnes qui les ont tués ; ils sont tués pour être des esclaves ».
A cet effet, au cours de celle-ci, le sorcier laisse-t-il son enveloppe corporelle et effectue son voyage à l’aide de son « principe vital » afin d’aller prendre celui de ses proies. De ce fait, se pose la question du double, des forces vitales de la victime ou encore du passage de l’âme au corps. Et ce sont les forces vitales qui sont « mangées » par le sorcier, entraînant alors la mort (physique et spirituelle) ou la mort symbolique, avec tout ce qu’il y a comme conséquences, à savoir les maladies, les comportements asociaux, etc.
Combien de fois dans la société gabonaise des individus disent-ils que telle ou telle autre personne a été « mangée » par un sorcier, d’où sa folie ? Combien de personnes attribuent-ils l’origine de leurs échecs à une personne qui, par son pouvoir magique, les a empêchés de devenir ce qu’ils auraient souhaité être ? Si la sorcellerie est tant redoutée, c’est qu’elle existe bien. Il s’agit de saisir quelle importance symbolique la sorcellerie a dans la société gabonaise. Et c’est dans cette optique qu’on va s’intéresser maintenant à l’acte de sorcellerie et à sa signification.
Henri Gravaud, Naq et sorcellerie dans la conception sereer. Psychopathologie africaine, 1975, XI, 2, pp. 179-216.