Relier la sorcellerie à la maladie mentale soulève la question de l’influence de la sorcellerie dans l’explication d’un phénomène, fait ou d’un événement malheureux. En effet, tout malheur répétitif ou durable s’explique par la référence au phénomène de la sorcellerie. Et l’explication de la maladie mentale trouve aussi son origine dans cet ensemble de représentations. De nombreux cas rencontrés en psychiatrie comportent des interprétations où des patients font référence à la sorcellerie comme origine de leur maladie.
Cependant, il est à noter que le phénomène psychopathologique est le résultat de plusieurs facteurs en cause. En tenant compte de l’approche psychodynamique, il s’agit de s’intéresser à la personnalité du sujet qui présente le trouble mental. De ce fait, quels les facteurs individuels impliqués dans l’expression du trouble mental ? Quelle est la part des représentations culturelles dans l’expression de la maladie mentale ?
En mettant en relation l’expérience réelle d’un mythe avec les affects individuels, il convient de saisir comment la sorcellerie est vécue ou représentée non seulement par le malade mais aussi par le sorcier lui-même, à travers ses supposés effets, à savoir la mort, la maladie, la malédiction, etc. Pour cela, il convient de comprendre la personnalité de l’ensorcelé et celle du sorcier.
Si pour E. Evans-Pritchard (1937) la sorcellerie est un pouvoir inné, celui-ci se transforme en capacité de nuisance, suite à un ensemble d’observances dont le but est de se séparer du monde profane pour atteindre celui du sacré ou du mystique (E. Durkheim, 1912, 442) 166 . A partir de là, le pouvoir du sorcier croît. Ce qui entraîne un changement de comportement et de conduite. Le sujet acquiert la capacité de se dédoubler. Avec ce double, le sujet effectue des voyages mystiques, en quittant son corps la nuit. Au cours de ces voyages, le sorcier participe à des « réunions mystiques », lançant des sorts ou en commettant des actes anthropophagiques, etc.
Dès lors, se pose la question de l’importance symbolique de la transmission de ce pouvoir. En effet, Cette transmission se fait sur le plan mystique par initiation, notamment par l’organisation des sabbats où les sorciers se retrouvent pour « manger la chair humaine », caractéristique principale des sorciers. Par ces ritualisations, le sujet accède au rang de sorcier anthropophage. Ayant acquis ce pouvoir et ces capacités, on peut noter un ensemble de comportements caractérisé par le mystère. Le sujet devient solitaire lorsqu’il ne vit pas en famille. C’est un être méchant et rancunier.
Sur cette base, on peut essayer de décrire la personnalité du sorcier. Dans le monde rural, le sorcier est le plus souvent une vieille personne ; c’est une personne qui vit de façon solitaire, en marge du groupe social, redoutée et méprisée. C’est une personne sujette à des « crises », avec de connaissances bornées de guérisseuse. Par ce mépris affiché par l’entourage, naît chez le sujet une certaine agressivité et méchanceté.
C’est quelqu’un qui est mal à l’aise, dans un milieu où il se croit très différent, voire supérieur à cause de ses pouvoirs. Il s’agit d’un sentiment de toute puissance. L’ensemble des échecs (amours frustrées, sur le plan social) rencontrés dans la vie du sujet est à l’origine de l’hypertrophie du Moi, à l’origine d’une impuissance et d’une honte qu’il va chercher à combattre par des moyens illégitimes. Par ailleurs, le manque d’intérêt pour les choses publiques au profit des pratiques secrètes.
Pour les sorciers vivant dans les familles, ils aiment tout ce qui est matériel ou financier. L’échec du gain pourra constituer un motif pour exercer leurs pratiques sorcières. Dans ce sens, il s’agit de quelqu’un de sadique et de masochique. Dans sa vie, le sorcier vit des frustrations, des situations de solitude, aux frustrations, des humiliations, des sentiments de jalousie, etc. Toutes ces situations sont à l’origine d’une certaine angoisse que pourrait vivre le sujet et constituer des motifs de vengeance. En effet, le sujet utilise des pratiques occultes, des actes illégitimes pour se venger. Pour cela, ces pratiques viennent justifier les affects négatifs que le sujet a à l’égard des individus coupables d’irrespect. En ce sens, l’agressivité, la méchanceté sont mises en jeu chez le sujet. Cependant, il semble intéressant de voir comment se situe la personne ensorcelée car la « conscience passive » de l’ensorcelé crée tout autant, sinon plus un climat social d’insécurité que la « conscience active » du sorcier même (J. Caro Baroja, 1972, 304) 167 . En effet, la compréhension de l’acte anthropophagique ne peut être complète que si on arrive aussi à comprendre la personnalité des victimes.
En prenant le cas de Mme O. A 168 ., on peut noter l’importance des représentations culturelles, notamment des croyances à la sorcellerie. L’approche psychodynamique de ce cas montre que Madame O. A. est convaincue d’être la victime de l’ensorcellement par sa belle famille. Au fur et à mesure des avancées cliniques, elle rend compte de son vécu personnel. Progressivement, elle met en exergue la virulence des propos de son mari mais surtout, elle exprime la lourde honte qui l’envahit aux yeux de l’entourage. Car son mari étalait sa vie privée publiquement. Il s’ingéniait à cette opération d’exposition de manière répétitive. Cette opération s’inscrivait dans la perspective de la dégradation profonde de sa personne. Son amour propre était atteint, sa dignité brisée.
Tant bien que mal, elle semblait indifférente, voire insensible à l’activisme du mari, se montrant inatteignable. Mais, de plus en plus, elle avait du mal à cacher ses blessures narcissiques. Elle vivait un véritable sentiment de dépouillement. On peut dire que cette dame a été victime d’une dépersonnalisation. Elle ne se retrouvait pas ; elle était perdue. Malgré sa bonne volonté, Madame O. A. n’a pas pu tenir une position de victime qu’elle faisait l’effort de refouler.
L’insistance de ses filles, autant que leur soutien, n’ont pu lui permettre de parer à une entreprise de destruction si nocive. Cette hargne distillée à travers des agressions itératives a constitué une pression qui l’a amenée à développer une angoisse profonde. Dans un milieu où beaucoup de choses se partagent en commun, la construction d’un espace privé prend toute son importance dans le couple qui est appelé à la préserver jalousement. Autrement, la personne peut être désorganisée. C’est la honte qui est en œuvre dans cette désorganisation où le regard de l’autre peut prendre une coloration destructrice.
Mais à quel niveau interviennent les croyances à la sorcellerie dans l’explication de la maladie mentale chez le sujet ?
Il convient de noter que la malade vit dans un environnement où les croyances à la sorcellerie sont fréquentes et se manifestent par des maléfices, des sorts, de la maladie, la mort, etc. La manie de la persécution de ceux qui souffrent des maléfices et des sorts. Chez la personne ensorcelée, la personnalité ressemble à celle des malades hystériques, surtout dans des cas de possession. Le sujet se trouve dans une longue période de souffrance physique et psychologique. C’est souvent cette fragilité psychologique qui va entraîner le sujet à recourir aux explications liées aux croyances à la sorcellerie. Celles-ci ne sont pas là par hasard car ce sont les croyances de la famille, du groupe qui vont constituer le noyau des accusations du sujet.
Dans le cas de l’hystérie, S. Freud (1895) parle de la capacité du sujet à utiliser les représentations que lui offre le milieu. Dans ce cas, bien que sachant qu’il mente, le sujet arrive à croire à ce qu’il dit. Si chez l’enfant ce n’est pas l’état pathologique, chez l’adulte, il s’agit bien d’un état pathologique. Face à ce climat, la victime vit un sentiment de menace. A l’heure où l’homme doit affronter sa propre angoisse liée à des difficultés existentielles. D’un côté, il y a un sentiment de frustration et d’agressivité, d’impuissance liée au manque de respect de la part des enfants ou d’autres personnes. De l’autre, une fragilité psychologique du sujet. La frustration du sujet va entraîner une agressivité se manifestant sur le plan mystique par la sorcellerie. De ce fait, les motifs réels par exemple les conflits diurnes vont prendre une importance plus grande dans le monde nocturne.
Pour L. Mallart Guimera (1981, 109), l’acte de sorcellerie est le résultat d’un processus. En effet, la sorcellerie est un monde imaginaire qui prend appui dans le réel : la sorcellerie repose sur un conflit réel qui commence le jour. C’est le prétexte. Ensuite, la nuit, le sorcier agit sur la victime en provoquant le mal, l’infortune, la mort, etc. Cette mise en œuvre se passe dans le monde diurne et le déclenchement de l’action et l’apparition de ses conséquences ont lieu dans le monde diurne. Ce n’est qu’après quelques jours que ces actions se manifestent dans l’ordre du réel.
Selon S. Freud (1920), la religion s’explique par le besoin qu’a l’enfant impuissant de s’appuyer sur une figure paternelle capable de le protéger. Ce qui soulève la question du narcissisme de l’enfant car après sa naissance, celui-ci est confronté à une blessure narcissique qu’il va projeter. Et il va trouver dans cette projection un support plus adéquat que celui de l’image maternelle. Dans cette perspective, le sorcier ou la victime sont confrontés à cette problématique narcissique. La sorcellerie, à travers sa pratique, ressort un enkystement narcissique.
Toutefois, de par son aspect immatériel, invisible et mystique, la sorcellerie permet une certaine vision du monde. Pour cela, ayant pour caractéristique principale la nuisance d’autrui, la sorcellerie attire sur elle un ensemble de représentations du mal servant de repères ou de systèmes de pensée à certains individus. Et c’est dans cette capacité à représenter le mal que la sorcellerie donne à la société qui m’interpelle. En ce sens, c’est l’influence que peut avoir la culture sur le fonctionnement psychique du sujet, à savoir la transformation des représentations culturelles en représentations psychiques. Par l’utilisation répétée des croyances, il y a expression des affects par le sujet à l’origine d’une symbolisation.
Qu’il s’agisse du sorcier ou de l’ensorcelé, il convient de noter la présence d’une angoisse liée à leur faiblesse psychologique. Cette angoisse est à l’origine de l’utilisation d’une pratique (par vengeance) pour l’un et pour l’autre par la référence aux croyances liées à cette pratique. Pour l’un comme pour l’autre, la référence à la sorcellerie comme pratique et comme croyance soulève la question de la répétition de l’acte fondateur par le premier sorcier, Evu. Le sorcier, par sa pratique répète ce premier acte. Mais que représente cette répétition ?
Selon M. Eliade (1963, 108), « cette répétition a un sens, elle seule confère une réalité aux événements. Les événements se répètent parce qu’ils imitent un archétype : l’Evénement exemplaire ». Pour réaliser cet acte, le mythe sert de référence, de repère pour le sujet (sorcier ou ensorcelé). Le mythe permet alors de canaliser les angoisses des individus appartenant au même groupe. Pour le sorcier, le mythe permet de canaliser l’agressivité, les pulsions agressives orales caractérisant l’acte anthropophagique. Alors que pour l’ensorcelé, le mythe a pour but structurer l’angoisse liée aux difficultés de la vie quotidienne en lui donnant un sens culturel.
En ce sens, l’acte de sorcellerie, de son aspect négatif et des représentations du mal qui en découlent, le sujet ayant une personnalité fragile attribue à la sorcellerie l’origine de sa maladie. Ainsi, le sujet répète de façon indirecte le premier acte posé par Evu. Mais cette fois-ci, il fait par projection. Dans cette perspective, il s’agit d’une « sorcellerie passive », celle que subit le sujet (J. Caro Baroja, 1961).
En résumé, la référence aux croyances à la sorcellerie se situe non seulement dans une référence au « système de pensée », reposant sur une vision du monde « traditionnelle », mais elle permet aussi au groupe et aux sujets qui composent ce groupe de symboliser et d’exprimer les angoisses liées aux difficultés existentielles. Dans ce sens, les croyances à la sorcellerie ont une fonction contenante pour le groupe et pour le sujet qui les utilisent.
Emile Durkheim (1912), Les formes élémentaires de la vie religieuse. Paris, PUF, 1979, 6ème édition, 647 p.
Julio Caro Baroja (1962), Les sorcières et leur monde. Paris, Gallimard, 1972, 304 p.
Voir Annexes.