1.6. Synthèse des cas

L’analyse de tous ces cas a permis de noter un ensemble de caractéristiques qu’on peut résumer dans le tableau qui suit :

  Organisation psychopathologique Modes d’appréhension Déterminants Registre conflictuel Procédés
Angèle Etat-limite, versant psychotique G>N ; D<N et Dd>N F%<N et F+>N Angoisse de castration Inhibé et Introverti (TRI=2K/1,5C)
Pierre Etat-limite G>N F%>N et F+=N Angoisse de perte d’objet Rigide et Introverti (TRI= 1K/0C)
François Etat-limite, versant psychotique G>N ; D<N et Dd<N F%>N et F+%<N Angoisse d’anéantissement et de perte d’objet Extraverti
Thomas Psychotique G=N ; D<N et Dd>N F%=N et F+<N Angoisse de perte d’objet Labile et Extraverti (TRI= 2K/14C)
Martine Névrotique D<N et Dd>N F%>N et F+%<N Angoisse de castration Rigide et Ambiéqual (TRI= 0K/0C)

Sur la base de ces éléments, on peut noter que tous les sujets s’inscrivent dans une lignée pathologique. Chaque cas présente une souffrance qui lui permet d’utiliser les procédés pour exprimer sa souffrance. De ce fait, le fonctionnement psychique de chaque sujet est sous-tendu par différents mécanismes. De l’ensemble de ces mécanismes, on peut noter principalement un ensemble de caractéristiques, parmi lesquelles une formalisation excessive (Pierre, François, Martine), une augmentation de réponses couleur (Thomas).

Le fort pourcentage des réponses formelles (F%) est l’expression d’une centration sur le descriptif, le factuel. Cette formalisation signifierait par une pauvreté fantasmatique, avec la prédominance de la pensée opératoire (P. Marty, 1976) 184 dont le but est de combler les manques d’élaboration en surinvestissant la réalité, comme c’est le cas de Martine. En surinvestissant la réalité, on note un évitement du sensoriel, un surinvestissement du percept, des mécanismes d’isolation entre des représentations, des affects. 1

Pour C. Chabert (1977, 121) 185 , au-delà d’une organisation obsessionnelle, cette formalisation apparaît aussi dans les organisations de type paranoïaque : « le recours au formel s’inscrit dans un souci de vigilance ou de méfiance qui pousse le sujet à circonscrire la réalité extérieure pour ne pas se laisser voir par l’autre : se laisser aller à dire ses fantaisies constitue un danger permanent qui expose à l’intrusion persécutive du clinicien […]. La formalisation s’intègre alors paradoxalement à une attitude globalement projective et interprétative qui entraînera des déformations perceptives portant atteinte à la qualité des productions arbitrairement justifiées ».

Cette attitude projective et interprétative peut aussi se retrouver à travers l’augmentation de réponses couleur. Celles-ci se caractérisent par une description de la planche comme c’est le cas chez Thomas. Pour C. Chabert (1997, 165), l’utilisation des réponses couleur par le sujet est un écran, car n’appelant pas à des associations. Dans ce sens, elles ont valeur de défense contre l’émergence des fantasmes. Cependant, la mauvaise qualité des formes conduit le plus souvent à l’expression des mécanismes projectifs.

Ainsi, l’excessivité de la formalisation ou de la sensorialité repose sur un caractère pathologique. A défaut de trouver des contenus persécutifs et interprétatifs dans les réponses du Rorschach, certains mécanismes (formalisation) peuvent permettre la compréhension de l’existence d’un vécu persécutif. Vécu qui existe dans des entretiens des patients 186 . La question est de savoir pourquoi ces contenus persécutifs apparaissent peu ou rarement au Rorschach chez ces personnes ?

Tous ces cas cliniques ont pour base commune l’existence d’une situation dépressive chez chaque sujet. Comme on a pu le noter, de nombreux facteurs ont favorisé et déclenché la décompensation psychopathologique des sujets. Parmi ces facteurs, il y a, par exemple, les situations de deuil vécues par Angèle (père et mère), François (son frère aîné), Thomas (père et mère). On a pu aussi voir l’importance des déceptions sentimentales et autres difficultés de la vie quotidienne vécues par François et Martine. Toutes ces situations ont pu favoriser l’installation d’une situation dépressive. Ce qui a eu pour conséquences la fragilisation, jusqu’à la décompensation psychopathologique.

Dans ce sens, on peut dire que la dépression a pu être causée par une déception, une rupture (avec l’objet d’amour). En partant de la comparaison entre mélancolie et deuil, S. Freud (1915) 187 montre comment la dépression peut être à l’origine d’une souffrance psychique. Pour l’auteur, la dépression est la conséquence d’un travail de deuil qui n’arrive pas à s’accomplir. Au cours de ce travail, le Moi s’identifie à l’objet perdu. En plus, il y aurait un conflit ambivalentiel au cours duquel le sujet s’adresse à lui-même la haine qu’il pourrait avoir contre l’objet perdu :

« l’ombre de l’objet tomba ainsi sur le moi, qui peut alors être jugé par une instance particulière comme un objet, comme l’objet abandonné. De cette façon, la perte de l’objet s’était transformée en une perte du Moi, et le conflit entre le moi et la personne aimée en une scission entre la critique du Moi et le Moi modifié par identification ». (S. Freud, 1915, 156)

Cette situation de perte peut être à l’origine d’un deuil. Et c’est cette perte de la personne aimée qui a pu être à l’origine de l’état dépressif du sujet. En ce sens, on peut noter que la situation de deuil a pu être à l’origine de la décompensation psychopathologique de certains sujets rencontrés.

Cependant, pour S. Freud (1915), le deuil peut prendre deux destins chez le sujet : le normal et le pathologique. D’un côté, il y a le deuil normal dans lequel on peut noter chez les sujets un état d’inhibition et de désintérêt pour le monde environnant. Cette forme de deuil est « surmonté après un certain laps de temps ». Au cours de cet état, le sujet se trouve dans une « inhibition et une absence de d’intérêt qui sont le résultat d’un travail de deuil qui absorbe le moi » 188 . Et de l’autre, il y a le « deuil pathologique » qui, comme le normal, est une réaction à une perte d’objet. Seulement, dans cette dernière forme de deuil, S. Freud (1915, 158) note l’existence d’une ambivalence dans les relations d’amour :

« La perte de l’objet d’amour est une occasion privilégiée de faire valoir et apparaître l’ambivalence des relations d’amour. Là où la prédisposition à la névrose obsessionnelle est présente, le conflit ambivalentiel confère de ce fait au deuil une forme pathologique et le force à s’exprimer sous la forme d’auto-reproches selon lesquels on est soi-même responsable de la perte de l’objet d’amour, autrement dit qu’on l’a voulue ».

C’est dans ce sens que S. Freud (1915) parle dépression mélancolique. A travers ce syndrome, les causes déclenchantes vont au-delà de la simple perte de l’objet due à sa mort ; elles reposent aussi sur des situations dans lesquelles le sujet subit un préjudice, une humiliation, une déception ou vit des situations conflictuelles teintées d’ambivalence. Les difficultés existentielles (conflits relationnels, les effets de l’individualisme) vécues par les différents sujets ont-elles pu déclencher la maladie ?

Ainsi, peut-on dire que les situations de deuil, les déceptions ont pu être à l’origine de cette souffrance psychique chez les sujets. A travers ces deuils, déceptions, se pose la question de la rupture du lien entre le sujet et l’objet ou de la perte de l’objet. P. Racamier (1983) 189 parle de rupture de lien d’amour. Dans cette perspective, on peut noter que les conflits conjugaux, ayant entraîné le départ de la maison de l’époux de Martine, peuvent être considérés comme une rupture de lien d’amour avec sa femme : elle ne voyait plus son mari à la maison. Il en va de même de la rupture relationnelle entre François et sa petite fiancée. C’est aussi le cas pour les deuils qu’a vécus chacun des sujets.

Cependant, on peut dire la souffrance psychique de chaque sujet a pu être mise en évidence par les difficultés existentielles rencontrées. Autrement dit, à eux seuls, les deuils, les déceptions, les conflits relationnels n’ont pas pu entraîner une décompensation psychopathologique. Ces éléments ne peuvent être considérés que comme des « facteurs déclencheurs » de la maladie. Ce qui voudrait dire que chaque individu était déjà fragilisé. L’origine remonterait dans son enfance.

Dans sa théorie sur la séduction, S. Freud (1895) 190 parle d’un traumatisme premier qui se serait passé au cours des premières années de la vie du sujet. Autrement dit, le symptôme a un rapport avec un traumatisme passé. Vers la période adolescente ou après, il y a un deuxième traumatisme qui viendrait déclencher la maladie. Pour S. Freud (1896) 191 , si le traumatisme se passe pendant l’immaturité sexuelle, son souvenir est réveillé pendant ou après l’époque de la maturation. Car à cette période, la puberté a immensément augmenté la capacité de réaction de l’appareil sexuel. Les traumatismes infantiles agissent après coup comme des expériences mais de façon inconsciente. De tous les cas rencontrés, peut-on dire qu’il y aurait eu dans leur enfance un premier traumatisme qui n’a pas été symbolisé et le deuxième traumatisme serait lié à toutes ces situations traumatiques énoncées ci-dessus ?

Un autre facteur à ne pas négliger est celui lié à la période de l’adolescence. Lorsque Pierre et François décompensent pour la première fois, ils sont dans l’âge de l’adolescence. La souffrance identitaire est d’autant plus importante qu’elle s’exprime à l’adolescence, moment où toutes les problématiques sont réveillées chez le sujet. Ainsi, le passage à l’acte toxique, l’appartenance religieuse sont les conséquences de la souffrance identitaire que vient réveiller la période de l’adolescence ?

En ce qui concerne la religion, le désir de devenir croyant pourrait constituer pour Angèle, Pierre, Thomas une façon de rechercher une image sécurisante. Celle-ci n’est pas retrouvée dans la vie réelle. Pour cela, seule la religion peut la leur offrir. Pour S. Freud (1927) 192 , la prise en compte de la religion par le sujet est l’expression de la recherche d’une image maternelle sécurisante absente dans l’enfance. Ici, on peut dire que les individus se sentent dans une insécurité qui ressemblerait à celle vécue dans son enfance. Ce qui les pousserait à accepter une religion pouvant incarner cette sécurité pour le sujet.

Dans tous les cas, et d’un point de vue psychopathologique, la dépression peut être comprise comme liée à un événement ou à une situation psychologique conflictuelle (E. Pewzner, 2000) 193 . Des entretiens avec ces sujets, il ressort que de nombreux événements liés à des difficultés existentielles ont pu entraîner cette souffrance psychique.

Suite à la souffrance psychique que viennent renforcer les difficultés existentielles, les individus utilisent dans leur discours les représentations culturelles pour pouvoir comprendre non seulement les difficultés mais aussi et surtout la souffrance à laquelle le sujet est confronté. Dans ce sens, quelle est l’importance de ces représentations culturelles sur le fonctionnement psychique ?

Notes
184.

Pierre Marty, Les mouvements individuels de vie et de mort. Paris, Payot, 1976.

185.

Catherine Chabert, Le Rorschach en clinique adulte. Interprétation psychanalytique. Paris, Dunod, 1997, 273 p.

186.

Voir Tentative de compréhension des représentations culturelles pour l’interprétation de la maladie.

187.

Sigmund Freud (1915), Deuil et mélancolie. Métapsychologie. Paris, Editions Gallimard, 1968, pp. 145-171.

188.

Sigmund Freud (1915), Op. Cit. p. 149.

189.

Paul Racamier, Les schizophrènes. Paris, Payot, 1983.

190.

Sigmund Freud (1895), Etudes sur l’hystérie. Paris, PUF, 2002, 15ème édition, 254 p.

191.

Sigmund Freud (1896), Nouvelles remarques sur les psychonévroses de défense. Névrose , psychose et perversion. Paris, PUF, 1989, pp. 61-81.

192.

Sigmund Freud, (1927), L’avenir d’une illusion, Paris, PUF 1971.

193.

Evelyne Pewzner, Introduction à la psychopathologie de l’adulte. Paris, Armand Colin, 2000, 192 p.