2.3. Des représentations culturelles aux fantasmes individuels

N’ayant trouvé aucune trace des douleurs de ventre, suite aux examens médicaux qui ont été faits, par exemple Martine a pensé que ce sont les sorciers qui sont à l’origine de sa maladie. Sur la base de tous ces éléments, il convient maintenant de se demander le rôle que peuvent jouer les représentations culturelles dans l’expression des fantasmes ? En s’intéressant au vécu du sujet, on peut se demander quel rapport existe-t-il entre d’une part, les fantasmes et les symptômes et d’autre part, représentations culturelles ? Le tout est de savoir quelle est la part des représentations culturelles dans l’expression de ces fantasmes et symptômes ? Autrement dit, qu’est-ce qui appartient au fantasme ou à la culture ?

Par cette reconnaissance des croyances, il y a une expression des fantasmes tant de la part du sujet que des membres de sa famille. Pour J. P. Valabrega (1967, 165) 196 , « le symptôme et le fantasme renvoient au mythe. Ce que le symptôme et le fantasme représentent, c’est ce que le mythe a mis en forme sur le plan culturel dans les représentations persécutives admises par le groupe ». Or, pour D. Anzieu (1970), le mythe est une prise de contact avec l’inconscient qui tient celui-ci dans le temps et éventuellement dans l’espace ; plus encore que dans le rêve, l’élaboration secondaire parce qu’elle est collective, distord les représentations inconscientes. Ainsi, pour l’auteur, les mythes parlent aux hommes non pas du monde extérieur mais du monde intérieur, non pas de la réalité mais des fantasmes, ainsi que des désirs et des angoisses qui y sont alliés.

Le désir sur le mythe permet de comprendre le caractère collectif de la croyance. C. Lévi-Strauss (1949) s’appuie sur un document magico-religieux collecté chez les Indiens Cuna (Panama). L’auteur y décrit une scène d’incantation aidant un accouchement difficile. Au cours de cette incantation, un récit mythique accompagne le chant de la parturition. Le récit mythique met en scène des monstres auxquels les esprits doivent s’opposer. Pour l’auteur, la guérison n’est possible que parce que les monstres à l’origine de la maladie n’existent pas. Il s’agit simplement d’une relation entre symbole et symbolisé. Le chaman fournit à son malade un langage. Mais celui-ci a une efficacité car le « malade » croit au mythe, ainsi que le groupe social auquel il appartient. Dans cette perspective, C. Lévis-Strauss (1958) 197 note qu’à l’absence de reconnaissance par le groupe, les pouvoirs du sorcier se perdent.

Ayant travaillé sur les croyances à la sorcellerie, S. Barbas (1983) 198 montre que croire à la sorcellerie, c’est implicitement reconnaître l’existence d’un « mode archaïque de satisfaction » où le désir est comblé de façon imaginaire. Avec les mécanismes de projection qui sous-tendent la croyance, ce mode de satisfaction n’est pas accessible. C’est plutôt le refoulement qui, en dernière instance, en interdit l’atteinte.

En prenant l’exemple du sorcier qui jette le sort ou rend la personne malade, on peut dire que le mode archaïque de satisfaction ou de la sorcellerie serait lié à la nature du lien entre le sort, la maladie et le sorcier. Ce lien magique entre le sorcier et la maladie serait de nature métonymique. Dans les croyances, la maladie est bien souvent la manifestation de la présence réelle du sorcier.

Comment peut-on faire la relation entre les représentations exprimées par le sujet et son propre vécu ? La structure de personnalité, capable de rendre compte de l’utilisation des représentations ou des croyances dans le discours, est l’hystérique. A partir de l’hypnose, puis de la technique de l’association libre, S. Freud (1895, 1) 199 constate que les phénomènes et les événements présents dans le discours de l’hystérique « sont des souvenirs de l’époque où le symptôme fut sa première apparition ». Et il ajoute : « Lorsqu’en traitant des hystériques, nous apprenons de leur bouche que, lors de chacun de leur accès, ils ont la vision hallucinatoire de l’incident qui a provoqué la première attaque, nous apercevons nettement ici encore le rapport de cause à effet […] ».

A cet effet, convient-il de noter que l’hystérie permet de rendre compte du devenir du pulsionnel dans le cadre d’une relation transférentielle. Ainsi, les représentations culturelles ont nourri les fantasmes de chaque individu et ont participé à la représentation de la maladie. Les croyances à la sorcellerie correspondent à des projections de la vie psychique. Pour S. Freud (1911) 200 , elle consiste en une « opération par laquelle le sujet expulse dans le monde extérieur des pensées, affects, désirs qu’il méconnaît ou refuse en lui et qu’il attribue à d’autres, personnes ou choses de son environnement ». Autrement dit, par la projection, le sujet attribue à autrui ses propres pulsions inconscientes.

Selon la conception psychanalytique, cette forme de projection se retrouverait dans certaines psychoses (paranoïa). Dans ce cas, c’est un mécanisme de défense qui soulage le Moi d’une situation de déplaisir. Toutefois, S. Freud (1911) admet aussi l’existence d’une autre forme de projection dite normale, car se manifestant dans de modes de pensée et de fonctionnement non pathologiques. On a par exemple les superstitions, la pensée animiste.

En ce sens, l’utilisation des croyances persécutives par le malade suit la droite ligne d’un schéma explicatif récurrent dans les sociétés africaines. Schéma selon lequel la maladie mentale en particulier est une agression venant de l’extérieur. Les fétiches, la magie, la franc-maçonnerie, etc. font bien partie de ces agressions extérieures. Si les croyances à la sorcellerie reposent sur une conception du monde, s’agit-il d’une simple projection des fantasmes inconscients sur le monde extérieur ou non ?

Notes
196.

Jean Paul Valabrega, Phantasme, mythe, corps et sens. Une théorie psychanalytique de la connaissance. Paris, Payot, 1992, 380 p.

197.

Claude Lévis-Strauss (1958), Le sorcier et sa magie. Anthropologie structurale. Paris, Plon, 1974, pp. 183-203.

198.

Stéphane Barbas. Psychodynamique des croyances de sorcellerie illustrées par leurs aspects actuels dans le Limousin. Thèse de Doctorat en Médecine, 1983, Université Paris 11 Kremlin-Bicêtre, 241 p.

199.

Sigmund Freud, Joseph Breuer (1895), Etudes sur l’hystérie. Paris, PUF, 14è édition, 2000, 254 p.

200.

Sigmund Freud (1911), Le Président Schreber. Paris, PUF, 1995, 84 p.